Les recensés (Chap1).
de Elisa
Le quotidien des hommes est régit par la peur. La peur de perdre ses proches, la peur que tout change, disparaît. Ils ne comprennent pas ce qu’implique le mot grandir. Grandir, c’est quitter les lieux qui évoquent tant de mauvais souvenirs, c’est tirer un trait sur les personnes qu’on aurait préféré ne pas connaître. C’est s’ouvrir à de nouvelles expériences et aller de l’avant, tout simplement.
Le soleil se lève une nouvelle fois sur le baraquement numéro treize. Je l'observe par une des nombreux interstices du mur de pierre, immobile. Une bise glaciale balaye le dortoir, et je grelotte, emmitouflée dans mon drap fin et jauni par les trop nombreux lavages. Mes camarades dorment encore. Tant mieux, qu'ils en profitent. Dans quelques minutes, un surveillant passera le coin du bâtiment et entrera comme une furie dans le baraquement, distribuant coups et jurons. On ira manger un repas frugal, puis s’en suivront les entrainements, une douche et un retour au dortoir. Une journée type à l’Académie… J’en ai tellement vécu que je la connais dans ses moindres détails. J'aurais pu prévenir les autres enfants mais je ne bouge pas. Je continue de regarder le soleil apparaître à l'horizon, teintant le ciel d'orange et de rose. J'ai toujours aimé ce moment, sans aucun doute le meilleur de la journée.
J'entends la clef cliqueter dans la serrure.
— Levez-vous ! Hurle le surveillant sur le pas de la porte.
Aussitôt, les enfants émergent du sommeil et font leur lit. Le baraquement accueille une trentaine de filles entre six et seize ans. Chacun se débrouille, et il serait inconcevable qu'une aînée aide une plus jeune. En rang, nous suivons l'homme à l'extérieur du baraquement. Il a plu toute la nuit, et le plafond étant percé de trous, mon uniforme est trempé. Les chemins de terre sont boueux et mes pieds s'y enfoncent jusqu'à la cheville. Nous passons devant des rangées de baraquements identiques au notre, et marchons jusqu'au bâtiment principal. D'autres groupes d'enfants s'y rendent également, idem à des automates, complètement brisés. Sur dix étages, la tour domine tout le campus de l'Académie, et il est impossible de la rater. C'est là que nous prenons nos repas, deux fois par jour si tout va bien. La tour abrite également les salles de classes, et les appartements des instructeurs. On raconte aussi qu'une salle secrète s'y trouverait, totalement remplie de livres interdits. Bien sûr, ce ne sont que des histoires, et je ne voie pas l'utilité de posséder une telle pièce dans une école.
Assise devant ma gamelle en bois, je fixe le plafond. En fait, je regarde plus exactement la caméra de surveillance, qui englobe toute la pièce, semblable à de petits yeux sournois. Elles sont partout, on ne peut y échapper. Chaque mouvement, chaque parole, tout et vu, enregistré et analysé par les surveillants. Chaque manquement au règlement et sévèrement réprehendé, et j'en suis soulagée. Les autres élèves ne sont pas d'accord, mais je suis intimement convaincue qu'un monde sans règles est voué à la destruction. Les assiettes sont remplies d'une étrange bouillie blanchâtre, peu appétissante. Beaucoup s'en plaignent, et cela m'énerve. S'ils ne veulent pas de leur ration, d'autres ne sont pas prêts à cracher dessus. La pièce est grise, sans aucune décoration. Elle me fait un peu penser au baraquement, froid et sans âme. Entre les quatre murs sont agencés des rangées de tables, en fer, pouvant chacune accueillir une dizaine d’élèves.
Deux surveillants circulent entre les tables, leurs lourdes bottes claquant contre le bitume. Les enfants sont assis en rang d'oignon, serrés, et se jettent des regards entendus. Ils communiquent, malgré l’interdiction. Après tout, aucune parole n’est échangée… Moi, je me contente de fixer mon repas tout en les ignorant.
Je n'ai besoin de personne. Je suis forte, et je survivrai.
Je courre sous la pluie, le cœur battant au rythme de mes pas. Je suis en tête de mon groupe, qui est d'ailleurs loin de me rattraper. Les autres recrues ont l'air de penser que je ne ressens rien. Que je n'éprouve pas de sentiments humains. Cela me met en colère : ne comprennent-ils pas que c’est le seul moyen pour réussir ? Tous se trompent, bien sûr : je n'exprime que ce qui me parait important, et l'amour ou l'amitié n'en font évidemment pas partie. Je tombe, mais me relève toujours. Le terrain et glissant, mais je sais très bien que l'instructeur n'en a rien à cirer. Il est confortablement installé dans son cabanon, jumelles et mégaphone à la main. Prêt à hurler insultes et autres immondices à notre égard. Je le déteste pour tout ce qu'il nous fait endurer. Je l'admire pour ce qu'il arrive à faire de moi.
Arrivée à sa hauteur après un énième tour de parcours, je crache en sa direction. Je sais très bien qu'il m'a vu. Je sais très bien qu'elle sentence me sera réservée, mais je m'en moque. Pour l'instant, je n'ai qu'une envie, décharger toute la colère qui bouillonne au fond de mon être. La cloche retentit, et toutes les recrues s'arrêtent d'un même mouvement. Nous rejoignons le centre du parcours où l'instructeur Benett nous attend déjà.
— Tous au dojo, et sans trainer !
Un début de sourire se dessine sur mes lèvres. Parfait : pour se défouler, rien ne vaut que cogner dans quelque chose. Ou quelqu'un, au mieux. Je fais craquer mes articulations et me met en route, suivant le mouvement.
Nous arrivons dans une grande salle, couverte, ou pendent des dizaines de sacs de sable. Au milieu se trouvent les rings, et à côté d'eux des stands de tir. L'atmosphère est sombre et l'air est empreint de poussière. Deux personnes prennent position sur le ring, et les autres forment un cercle autour d'eux. Pour les avoir observées des heures durant, je connais parfaitement les techniques de chacun de mes camarades. Leurs spécialités, leurs points faibles. J'admets que cela représente un certain avantage. Lassée par ce combat absolument passionnant, je déambule dans la pièce et m'arrête au pied du mur ouest. Un immense tableau y est érigé, comportant les noms de toutes les recrues. J’éprouve un pincement au cœur lorsque je constate que mon nom ne figure qu’à la deuxième place. Encore, toujours. Evidemment, comment cela pourrait-il être autrement ? Une seule personne a les capacités pour me détrôner, et cette personne se nomme Thomas.
Thomas est un garçon de mon âge, aux cheveux bruns et aux yeux verts. Il mesure bien deux têtes de plus que moi, mais je suis assez petite. Bien que tout en muscles comme le reste des garçons, il inspire néanmoins le respect par sa rapidité et son intelligence. J'avoue qu'il est la personne qu'on rêverait de connaître. Si seulement il n'était pas si... Arrogant ? Sûr de lui ? Insupportable ? Les gens ne voient pas cette facette de sa personnalité. Les gens devraient apprendre à ouvrir leurs yeux un peu plus souvent.
— Lucie ? Questionna une voix dans mon dos.
Je fais volte-face et me retrouve face-à-face avec Kayla, mon unique amie. C'est une jeune fille à la peau mate et aux longs cheveux de jais. Si tous les autres enfants m'évitent, elle seule reste avec moi, et me comprend. Lorsqu'ils me critiquent, elle prend ma défense et cela me désole : je sais que jamais je ne pourrai lui rendre la pareille.
— Benett veut te voir, continue-t-elle d’une voix neutre.
J'acquiesce en silence. Cette nouvelle ne m'inspire rien de bon, et je me dirige d'un pas lent vers le géant chauve, encore occupé à hurler des ordres. Il m'accueille d'un regard glacial, et je me campe à deux mètres de lui, prête à encaisser toutes sortes de remontrances. Je fixe un moment la caméra de surveillance, puis le coin obscur de la pièce. Si le personnel de l'Académie n'a pas le droit de nous infliger des blessures visibles et handicapantes, ils ont tout de même l'autorisation de nous... Bousculer un peu. Et ces coins non couverts font parfaitement l'affaire : qui le remarquera ?
Benett n'a toujours rien dit, et ma nervosité monte d'un cran. Finalement, il sort en furie du dojo. Je le suis dans la bise glaciale de ce début d'hiver. Nous descendons un petit escalier dissimulé derrière une trappe et marchons pendant près de dix minutes dans le noir le plus complet. Ma notion du temps commence à s'altérer, et je ne sais pas exactement au bout de combien de temps le boyau finit par s'élargir. Des portes se dessinent dans les parois, rouillées et humides. Mes pas résonnent dans le dédale, ainsi que le bruit incessant de l'eau qui coule au goutte-à-goutte. Benett ouvre une cellule, j'y entre sans demander mon reste. La porte claque, se verrouille. Le lourd pas de l'instructeur s'éloigne seconde après seconde, comme s'il avait hâte de quitter cet endroit. Et je me retrouve seule, plongée dans le noir complet.
Assise sur le sol froid, j'ignore les pleurs que j'entends. Bien évidemment, d'autres enfants sont détenus au sous-sol, tout comme moi. Cette pratique a pour but d'éradiquer tout comportement insouhaité; et je dois avouer que cela marche. Beaucoup d'histoires circulent en rapport avec ce lieu - certaines vraies, d'autres non. La terreur est telle qu'un séjour au cachot serait pour une recrue comme une condamnation à mort. Et croyez-moi, en quelques sortes, c'est le cas.
— Qu’as-tu à me dire ? Demande le géant chauve, de longues heures plus tard.
— J'ai bafoué le règlement et mérité ma punition, déclame-je, comme un automate. Cela m'a permis de réfléchir à mon comportement, qui était absolument irraisonnable. Ça ne se reproduira plus.
Je sais pertinemment quoi répondre pour que Benett me laisse tranquille. L'ironie ne marche pas, la bravade rate à coups sûrs. Reste le sourire de façade, figé, et je m'étonne qu'il berne quelqu'un comme l'instructeur Benett.
— J'y veillerai, acquiesça mon geôlier. Lucie, depuis le temps, tu devrais savoir que les fortes têtes ne sont pas très appréciées par ici. Il serait plus que temps de rentrer dans le moule, tu ne crois pas ?
Benett s'exprime d'une voix mielleuse, qui ne lui ressemble absolument pas. Je sais que son ton se veut gentil, mais la question n'en est pas une. Je baisse la tête, en signe de soumission.
— Absolument, chef.
— Bien, sourit le géant de toutes ses dents cassées, visiblement content de lui.
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