Du lard ou du cochon
En mettant bout à bout les RTT qui traînaient et mon congé mater, je démarre l’année tranquille, à profiter encore un peu de mon ancien chez moi. Repos, a prescrit la gynéco. Et analyses de routine.
J’ai attendu que les fêtes soient passées pour me rendre au labo, en me disant que ce serait plus calme. Erreur !
Lorsqu’enfin mon tour d’entrer s’annonce, un Monsieur gravit péniblement les marches, soutenu par son aide-ménager ou son petit-fils. Ils patientaient dans la voiture, ils n’ont pas carotté. Quand bien même… Évidemment, je lui cède ma place :
— Allez-y.
— Vous voulez bien ?
Ils se confondent en remerciements, si fort que c’en est embarrassant. Je me justifie :
— C’est normal, vous n’avez pas l’air très… assuré.
— On m’avait fait les deux genoux il y a quinze ans, mais je dois les remplacer en janvier.
— Vous allez être tout neuf !
— J’ai 85 ans tout de même !
— Vous savez, s’il y a un endroit où vous devriez porter le masque…
— Ah oui, c’est vrai, on oublie !
Le voilà emberlificoté entre les papiers, la canne, le masque à trouver dans la poche et à ajuster. Il est tout chou, à s'excuser de me retarder. Par contre les gens derrière nous ont les yeux tellement noirs quand il passe la porte que je tiens ouverte ! Qu’est-ce que ça change pour eux ?
Devant le guichet, j’attends que sorte l’étiquette je collerai moi-même sur mon flacon d’urine. Je demande innocemment : est-ce un problème si vous avez mis le nom de ma mère sur les précédentes analyses ? Branle-bas, j’aurais mieux fait de me taire ! Vingt minutes pour dupliquer le dossier et écraser le fichier erroné. Coup de fil à la secrétaire fautive, qui se prend un savon. Excuses les plus plates de la responsable, sortie des coulisses : on est débordés vous savez, on y arrive plus ! À côté, un vieux explique qu’un autre labo du même groupe le renvoie là. Il répète : vous avez reçu un mail vous disant que je suis prioritaire ! Oui, monsieur, mais nous avons déjà trente personnes, prenez rendez-vous ! Le vieux : mais c’est dans une semaine, je serais mort ! Alors, la directrice se lâche : on ne peut pas absorber tous leurs patients ! Leur paillasse est contaminée, voilà deux jours qu’ils essaient de la nettoyer, elle reste positive !
Quand je ressors, un esclandre éclate dans la file, quelqu’un a doublé. Plus loin, un homme explique à une maman qu’elle n’aura pas de test sans rendez-vous pour son enfant ici. Ah bon ? Mais elle doit le remettre à l’école, elle n’a pas le temps de faire la queue à la pharmacie, son patron lui a donné deux heures seulement. Les conseils avisés pleuvent, elle peut aller là… Ah non, monsieur, ils ont fermé hier, ils n’avaient plus le personnel… Là-bas par contre, c’est un grand centre… Mais elle n’a pas de voiture !
Je me dirige vers la pharmacie où je constate la colonne, impressionnante. La même que je me tapais pour mes petits vieux pendant le premier confinement, la distanciation en moins, et les enfants en plus, puisqu’à l’époque ils étaient enfermés. En discutant, j’apprends qu’avec le nouveau protocole, l’école est chargée de convoquer les parents de la classe dès qu’un cas de covid est signalé. Après un test antigénique, ceux-ci ont le droit de ramener leur progéniture directement, au compte-gouttes, et le maître vérifie leur négativité. S’il y a un métier que je n’aimerais pas exercer en ce moment, c’est bien instit. Non, pire, directrice d’école !
TF1 titrait hier soir sur la lassitude des Français face aux tests et l’inefficacité du tracking étant donné l’ampleur de la vague. Tu m’étonnes ! Ces deux derniers jours, les journalistes ont réussi à me surprendre en remettant de la distance critique dans leurs sujets. Le rôle des jauges quand les supporters sont massés au stade dans une seule tribune. Le nombre de lits fermés faute de personnel dans les hôpitaux. La confusion entre passe vaccinal et obligation vaccinale. Ils sentent le vent tourner. Le bilan est proche. En attendant, quel bordel ! Ce n’est provoquer personne, je pense, que d’écrire que c’est le bordel ?
En possession de mes analyses, je me présente chez la gynéco, déjà quelque peu stressée. Elle me décoche comme si de rien n’était : il va falloir surveiller la prise de poids. Recroquevillage instantané. Alors là, pas question. Me reposer, éventuellement, mais un régime, elle peut toujours courir. Le virage vers le bio me semble un effort suffisant. Je refuse de me soucier de ce que je bouffe.
Je vous explique. Ma mère a commencé à prendre du poids le jour où elle a commencé à surveiller ce qu’elle mangeait. Réaction naturelle quand ton mari te large pour une plus jeune-mieux gaulée. Mais ensuite, son esprit a tourné la revanche sur le destin en obsession, de façon inversement proportionnelle à l’intérêt que les hommes lui portaient. Elle autojustifiait chaque bouchée : j’ai marché ce matin, hier j’ai été raisonnable, je ferai light sur le dessert, j’ai mis très peu de matière grasse, demain je ne mange pas. Elle ressassait le menu de la veille, négociait avec elle-même celui du lendemain. À chaque fois qu’elle sortait la tablette de chocolat, j’entendais : j’ai bien mérité un petit réconfort. Au resto, elle ne commandait jamais de dessert mais lorgnait le mien jusqu’au moment où elle craquait, saisissait sa cuillère et la plongeait avidement dans mon assiette avec un bruit de déglutition anticipée. Je suis du signe chinois du chien, généreuse, mais pas concernant ma gamelle. J’ai osé lui dire que cette incursion dans mon écuelle m’était désagréable. De ce jour, elle a pris l’habitude de demander au serveur une assiette vide, et de me prélever une part avant que j’attaque. Un quart de la portion. Je la revois peser des yeux et découper au centigramme près, à croire qu’un quart de mon dessert correspondait pile-poil au nombre maximum de calories supportables par sa cellulite. J’avais fini par contrôler moi aussi le partage, comme si un quart était la quantité maximum que je supportais de lui céder. À la maison elle nous affamait, et si je faisais mes propres courses, je souffrais de son regard égaré sur mes crèmes au caramel. Culpabilité, dissimulation de mes goûters orgiaques dans ma chambre.
Je ne peux pas dire que des détails alimentaires ont déclenché ma fuite chez papa et sa pétasse, mais ils sont un bon indicateur de ce que j’endurais chez ma mère. Elle finissait par me contaminer et faire peser sur moi ses névroses. Pas un instant, elle ne remettait en question son caractère ou ses exigences irréalistes envers un éventuel compagnon. Toujours, elle incriminait son physique et son âge. Pour l’âge, je n’y pouvais rien. Pour le reste, nous entrions en symbiose, elle m’avalait sans le savoir. M’instillait sa sagesse de femme mûre, trompée, aigrie. Je commençais à attirer les regards des hommes et surprenait sa moue envieuse. Alors, plus elle se vêtait mini, coloré et fleuri, plus je couvrais ma silhouette de tee-shirts informes et de jeans trop grands. Quand elle a teint ses cheveux en orange, j’ai coupé les miens très court.
Je confortais l’image qu’elle avait de moi : j’avais toujours été un garçon manqué ! Comment ma féminité aurait-elle pu éclore, à l’ombre entêtante du jasmin dont elle se parfumait ? Comment aurais-je pu devenir une jeune fille épanouie sans lui piquer une part de ce auquel elle avait droit : une seconde chance de séduire ? Aujourd’hui, j’aurais certainement rejoint la cohorte de ces adolescents paumés dans leur identité et opté pour la transsexualité. Ou le iel. À la place, je me suis sauvée, à tous les sens du terme. J’ai choisi de déménager. Ma mère m’en veut encore, et impute à mon père tout ce qui lui déplaît en moi.
Chez mon père, je n’ai plus eu à me surveiller. Personne ne me surveillait plus non plus. La belle-mère, que je n’ai jamais considéré comme telle, mais plutôt comme la copine de papa qui vivait avec lui, à la différence des copines de papa avec lesquelles il ne vivait pas. Non, je ne suis pas une fille jalouse et œdipienne, figurez-vous qu’il m’a emmenée une année en vacances aux sports d’hiver avec une de ses maîtresses, une sublime rouquine experte dans l’art du freeride. Notre logement correspondant exactement aux standards des barres de stations d’altitude, mon alcôve ne me laissait rien ignorer des délices qu’ils partageaient, remontées, bosses, grand saut, back country, fartage, planter de bâton. Moi, témoin en bord de piste du passage de la ligne sous les hourras. J’en suis où de ma phrase ? Ah oui, la régulière donc, ne tournait qu’autour de ses deux enfants. Elle était forcément au courant. Je ne juge pas, ils avaient peut-être un contrat qui stipulait qu’il lui assurerait des gosses, un train de vie et un foyer, sans exiger que lui s’en contente. Je n’alourdirai pas le trait davantage. Ce que ma mère n’avait pas éteint de ma libido d’ado, mon père a fini de le doucher.
Je ne vais pas me plaindre, je m’en suis remise.
Ce qui n’est pas le cas de Korinne, la sœur de Sylvain, qui nous avait tous invités pour le Nouvel An, afin de nous souhaiter la bienvenue. Leurs parents étaient là, elle retraitée des postes et lui instituteur. Ils ont dû se tromper dans leurs lettres à la cigogne pour avoir donné naissance à ces deux spécimens. Non pas qu’ils se ressemblent, oh, non. J’ai posé la question à Sylvain :
— Elle est homo, Korinne ?
— Non, pourquoi ?
— Elle a déjà eu un copain ?
— J’en sais rien pourquoi ?
— Je me demandais…
— En même temps, tu as vu sa dégaine ? Je ne vois pas qui aurait envie. C’est dommage, elle aurait fait une mère formidable !
Pauvre fille, si c’est ce que son propre frère pense d’elle. J’avoue, elle n’a pas dû avoir trop de choix. Ou alors si… qu’est-ce que j’en sais ? Du peu que je suis allée au village, j’ai clairement détonné. À ma vue, on s’arrête de marcher. Et de parler, dans les boutiques. Heureusement, quand j’ouvre mon manteau, les gars se détournent et les dames s’extasient : c’est votre premier ?
Pourquoi, il en faudra plusieurs ?
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