L'Autre Paris
La nausée provoquée par la machine commençait déjà à diminuer. Le Transporte-Rêve n’avait jamais été un moyen de locomotion agréable, mais depuis le temps qu’elle l’utilisait, Zoey commençait à s’habituer. Ce n’était en revanche pas le cas de la nouvelle venue, Alice, qui était en train de vomir ses tripes à quelques mètres d’elle. Eléonore s’était éloignée et se bouchait les oreilles, un air de dégoût sur le visage : elle avait une aversion extrême du vomi. Esmée s’avança aux côtés de Zoey.
« C’est… incroyable. On est dans le Paris du passé ? », demanda-t-elle, en pointant du doigt ce qui semblait être une Tour Eiffel en cours de construction au loin.
Les filles étaient en hauteur, à l’orée d’une forêt, si bien qu’elles avaient une vue magistrale sur le paysage en contrebas. Effectivement, la ville ressemblait fortement à celle qu’elles avaient pu étudier dans des musées ou des livres d’histoire -si on ne prêtait pas attention aux détails.
« Pas exactement, répondit Zoey. Regarde. »
Elle pointa du doigt l’Île de la Cité. Là où devrait s’élever la célèbre Cathédrale de Notre-Dame, s’élevaient deux bâtiments d’une taille considérable. L’un d’eux était une construction monumentale en pierre, un rectangle, ouvert sur le dessus. De leur point de vue, les deux jeunes filles pouvaient observer qu’il s’agissait d’un labyrinthe, aux murs hauts de plusieurs dizaines de mètres. À côté se trouvait un bâtiment étrange, qu’on ne pourrait décrire précisément -impossible de connaître son utilité. Il ressemblait à un dôme, mais légèrement écrasé. Sa base était entièrement ouverte, par des arches successives, si bien qu’il ne semblait y avoir aucune fermeture. L’ensemble de l’œuvre -car il s’agissait définitivement d’une œuvre d’art, impossible de décrire le bâtiment autrement- était constellée d’ouvertures, qui semblaient avoir été tailladées au ciseau.
« Qu’est-ce que c’est ?, demanda Esmée.
- Aucune idée, mais j’espère qu’on n’aura pas à s’y rendre. Ça ne m’inspire pas confiance. répondit Zoey.
Mais les bâtiments inhabituels ne s’arrêtaient pas à l’Île de la Cité. Plus on observait la ville, plus on observait des étrangetés, des édifices qui ne devraient pas se trouver là, et qui semblaient menaçants. Dans les airs, de nombreuses créatures noires comme la nuit volaient, survolaient la ville, comme pour la surveiller.
« Au début je pensais qu’il s’agissait de chauve-souris, observa Eléonore qui s’était ressaisit et venait de rejoindre silencieusement le duo, mais c’est beaucoup trop gros. On dirait… des gargouilles. »
Zoey plissa les yeux, et constata qu’Eléonore avait raison : si les ailes des créatures rappelaient celles de chauve-souris, leur visage était très similaire aux statues de pierre que l’on trouvait usuellement sur les églises et les cathédrales. Ils semblaient surveiller la ville, comme prêts à plonger à la moindre infraction. Cela rappelait vaguement à Zoey les drones de la police, qui contrôlaient depuis les airs les citoyens dès qu’ils mettaient un pied dehors. Impossible d’échapper à une surveillance quelconque, dans son monde ou dans celui-ci. La jeune femme se demanda s’ils rapportaient les événements suspects à quelqu’un, eux-aussi.
Zoey fut tirée de ses pensées par un hurlement -elle reconnut la voix d’Alice. Alarmée, elle se retourna, prête à se battre, quand elle constata que leur nouvelle compagne n’était pas en danger. Elle venait simplement de se remettre de ses spasmes et observait le paysage pour la première fois. Ce n’était pas un cri de terreur, mais de surprise et d’émerveillement. Les jeunes filles -car Eléonore et Esmée étaient également sur le qui-vive, poings et armes sorties- se détendirent : c’était la première fois qu’Alice expérimentait le Transporte-Rêve, et qu’elle sortait de sa propre réalité. Forcément, ce type de paysage ne laissait pas indifférente quand on n’y a jamais été confrontée. Alice tournait la tête dans tous les sens, comme si elle voulait tout observer à la fois. Elle était devant un Paris alternatif qu’elle n’aurait jamais imaginé, même dans ses rêves les plus fous. Ses yeux brillaient, et elle ne semblait pas intimidée par l’aspect menaçant de la ville ou par les gargouilles volantes. Elle aura bien le temps de déchanter, songea Zoey. Alice s’aventura sur le chemin qui descendait vers la ville d’un pas rapide. Le reste du groupe lui emboîta le pas.
À partir de quand Zoey avait cessé de s’émerveiller devant les paysages des mondes où le Transporte-Rêve l’amenait ? Peut-être à partir du moment où elle a commencé à réaliser que ces paysages étaient rarement aussi idylliques qu’ils semblaient l’être au premier abord. Après plusieurs dizaines de monstres sanguinaires voulant sa peau, et un peu près autant de tentatives de meurtre échappées de justesse, Zoey avait appris à apprécier silencieusement la beauté étrange des paysages, et à s’en méfier.
« Oh, c’est super cool ! Qu’est-ce que c’est ? Une charpente ? Une œuvre d’art ? », s’exclama Alice, en désignant un édifice en bois plus loin en contrebas, que l’on ne pouvait pas voir de leur point de départ.
L’édifice ressemblait effectivement à la charpente d’une sorte de tour, relativement haute, dont la base était large mais qui se resserrait en s’élevant, formant une sorte de pyramide. À cette charpente étaient ajoutés de nombreux mécanismes dont Zoey ne pouvait pas identifier leur utilité. Les gargouilles volantes semblaient se multiplier à cet endroit, ce qui n’augurait rien de bon. Un homme à la tête recouverte par une cagoule en cuir se tenait dos à elles sur l’estrade de cet édifice. Il semblait occupé. Au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient, une odeur forte et nauséabonde s’attaqua à leurs narines. Zoey, Eléonore et Esmée identifièrent immédiatement cette odeur ; elles ne l’avaient que trop sentie auparavant. Esmée intima l’ordre à Alice de s’immobiliser et de les rejoindre. Interloquée, la jeune femme obéit néanmoins.
« C’est pas une charpente…, commença Zoey.
- C’est un abattoir », confirma Eléonore.
Zoey avait finalement réussi à identifier l’utilité des mécanismes présents sur la charpente : ils s’agissaient de multiples machines à tuer et à torturer. L’un d’entre eux était relié à une guillotine, un autre faisait tourner une machine à écarteler, et elle crut identifier une catapulte. Elle se refusait d’identifier le reste de ces machines de mort. Alice poussa une exclamation, et pointa du doigt quelque chose en retrait, derrière la machine -une charrue remplie de cadavres, certains écrasés, d’autres à qui il manquait des membres, et d’autres horreurs encore. Zoey fut prise d’une nausée -même pour elle, s’en était trop-, quand Esmée s’écria :
« Cachez-vous ! »
Elles reculèrent précipitamment et se camouflèrent derrière un muret. Zoey jeta un coup d’œil et comprit pourquoi Esmée leur avait dit de reculer : l’homme à la cagoule -le bourreau- s’était retourné. Il avait probablement entendu quelque chose de suspect. Par chance, il ne s’aventura pas hors de son lieu de travail (s’il était possible de l’appeler comme ça), et retourna aiguiser sa hache.
« On a de la chance, murmura Eléonore, c’est un Attaché.
- De la chance ? C’est possible d’avoir de la chance alors qu’on est en face d’un instrument de torture multi-tâche ? demanda Alice.
- Les Attachés ne s’aventurent que très rarement hors de leur lieu de rattachement ; ce sont des représentations de ceux-ci, si tu veux. Tant qu’on n’attire pas trop son attention et qu’on ne s’approche pas, il ne devrait pas s’intéresser à nous.
- Ah, donc on le laisse tuer et torturer des gens comme ça ? C’est médiéval ! On est des héroïnes ou pas ? »
Des cris de douleur retentissaient, déchirant l’air. Les filles frissonnèrent. On ne s’habitue jamais à une telle horreur quand on est doté d’un minimum d’empathie.
« Crois-moi, on ne peut rien faire pour ces personnes. Mais si tu veux y aller, vas-y, libre à toi. »
Alors qu’elle dit ceci, le bourreau souleva sa hache en l’air, la rendant ainsi visible aux jeunes filles qui l’espionnaient. Elle était rutilante, et semblait particulièrement tranchante. Son manche était incrusté de sang, séché ou frais, que le bourreau ne semblait pas vouloir nettoyer, contrairement à la lame. Alice déglutit, et secoua la tête.
« Super, alors on continue. On traverse le croisement, une fois de l’autre côté le chemin descend et le muret nous cachera. Je ne pense pas qu’il nous suive s’il nous aperçoit, mais tentons d’être discrètes. J’ai pas envie de tenter le diable. »
Les autres filles acquiescèrent, se redressèrent et avancèrent lentement vers l’autre côté du chemin. La traversée se fit sans accro : le bourreau ne leur prêta pas attention une seule fois. Ou bien elles ne l’intéressaient pas, ou bien elles avaient été suffisamment silencieuses pour ne pas attirer son attention. Dans tous les cas, elles s’écroulèrent toutes une fois arrivées de l’autre côté. La vision d’horreur à laquelle elles avaient été confrontées -ces corps mutilés et empilés comme de vulgaires tapis, cette machine de mort- les avait fortement affectées. Même Zoey, qui était habituellement la plus calme du groupe, était secouée par cette vision. Impossible de ne pas l’être.
« J’ai envie de vomir, se plaignit Alice.
- Je t’en supplie, retiens-toi, répondit Eléonore d’un ton misérable.
- Le vomi d’Alice ne peut pas être pire que ce qu’on vient de voir, fit remarquer Esmée, tentant l’ironie pour alléger la situation.
- Ça dépend de ce qu’elle a mangé au petit déjeuner » répondit Zoey, si pince-sans-rire qu’on aurait pu croire qu’elle était sérieuse, si elle n’avait pas une esquisse de sourire -faible, mais présente.
Les filles soupirèrent, et s’accordèrent un instant pour se reposer et se remettre de cette vision d’horreur.
« Je vais en faire des cauchemars pendant des années, fit remarquer Alice.
- Bienvenue dans notre monde, répondit Eléonore.
- Il faut dire qu’on a commencé dur, dit Zoey. Les débuts sont un peu plus doux d’habitude.
- C’est pas faux, répondit Esmée. Mais bon, peut-être que ça veut dire qu’on a affronté le plus difficile.
- Mouais, j’en serais pas certaine si j’étais toi, répliqua Zoey.
- Laisse-moi être optimiste », ronchonna son interlocutrice.
Alice s’était décomposée.
« Ça veut dire qu’on va affronter des choses encore pires que ça ?
- Pas forcément, répondit Eléonore. Et certainement pas… comme ça. Mais il y a des chances qu’il y ait des combats, des monstres, des pressions psychologiques, du stress intense…
- Ça arrive aussi qu’on voie des choses absolument magnifiques ! Ajouta Esmée. Mais oui, c’est pas une promenade de santé.
- Mais qu’est-ce que je fais là ? Geignit Alice.
- T’as pas vraiment eu le choix, répondit Eléonore.
- Mais ne t’en fais pas. On te protègera du mieux qu’on peut », lui assura Zoey.
La première fois qu’elle avait été Transportée, Zoey était complètement seule, sans explication. Elle avait dû survivre sans explication et sans protection. Elle en était revenue… marquée.
« Généralement, notre chemin est tout tracé. On n’a pas dix-milles directions à suivre. On peut essayer de casser le cadre, mais ça donne pas toujours un résultat probant. Suivre le chemin indiqué, c’est souvent la voie la plus rapide -pas forcément la moins dangereuse, mais la plus rapide. De toute évidence, là, on n’a qu’à suivre la route, expliqua Zoey en désignant la route pavée qui menait à une immense porte.
- Mais il y a d’autres chemins », fit remarquer Alice.
En effet, en perpendiculaire de leur route se trouvait un chemin. Sur la droite, il se dirigeait vers l’abattoir. Sur la gauche, il se dirigeait vers l’Île de la Cité. Zoey acquiesça.
« Oui, et ils nous emmèneraient probablement vers d’autres épreuves. Un peu comme les quêtes bonus dans les jeux vidéo tu vois ? On pourrait sûrement avoir des objets bonus, des choses comme ça. Mais entre nous, le jeu en vaut pas la chandelle. Et puis, si ce sont vraiment des chemins qu’on doit emprunter, le rêve nous le fera comprendre, t’en fais pas. »
Alice acquiesça, de toute évidence pas rassurée.
Le groupe se reposa encore un instant avant de reprendre leur route. Elles étaient secouées par la vision qu’elles venaient d’affronter. Cependant, leur repos fut de courte durée quand elles entendirent des hurlements. Et il ne s’agissait pas des hurlements des personnes envoyées à l’abattoir : ils se rapprochaient. Et rapidement. Les filles se tournèrent, et virent deux personnes courir dans leur direction, complètement paniquées. Derrière elles, une silhouette longue et fine, encapuchonnée, se rapprochait. Elle ne semblait pas courir, mais son rythme était élevé -elle semblait flotter. L’image du Détraqueur d’Harry Potter vint à l’esprit de Zoey. Elle comprit que c’était le moyen au rêve de signifier au groupe de se dépêcher. Elle se redressa et aida les autres à se lever.
« On se casse, dit-elle. Courez vers la porte ! »
Les filles ne se firent pas prier. Elles atteignirent rapidement l’immense porte de bois -qui n’était pas si loin- et la poussèrent : elle était lourde, mais elles purent l’ouvrir assez rapidement et se réfugier derrière. Elles commencèrent à la pousser pour la refermer, mais des cris se firent retentirent :
« Ne fermez pas ! S’il vous plaît, ne fermez pas ! »
Elles se regardèrent. La silhouette n’était pas si loin que ça des fuyards. Elles risqueraient de ne pas réussir à fermer la porte à temps. Mais elles ne pouvaient pas laisser ces pauvres personnes à la merci de ces créatures -même s’il s’agissait d’un rêve. Elles cessèrent de pousser, laissant un fin interstice, juste assez large pour laisser des corps s’y glisser. Zoey, qui surveillait l’avancée des deux personnages, put constater qu’ils ralentissaient, et que la silhouette -le Détraqueur, comme elle l’avait silencieusement surnommé-, se rapprochait. Ça allait être tendu, mais elles pourraient le faire. Finalement, le premier homme se glissa dans la porte, et alla s’écraser, à bout de souffle, derrière elle. Son acolyte le rejoignit quelques instants plus tard, échappant à la main de la créature à quelques centimètres près. Une fois le jeune homme de leur côté, elles poussèrent la lourde porte avec l’énergie du désespoir. La porte se ferma au nez de la silhouette sombre. Elle était si proche que les filles pouvaient entendre sa respiration calme et profonde. En dehors de cela, elle n’émettait aucun bruit. Elle ne semblait pas vouloir tenter d’entrer. À côté de Zoey, Alice actionna un mécanisme, qui semblait fermer la porte à clé. Toutes les personnes présentes -même les nouveaux venus- poussèrent un soupir de soulagement.
Eléonore se retourna.
« Euh… les filles ? »
Son ton incita ses amies à se retourner elles-aussi. Elles comprirent ce qui avait provoqué l’hésitation de la jeune femme : il n’y avait plus aucune trace de Paris. À la place, elles étaient entourées d’une épaisse forêt, avec en son centre un chemin pavé, qui s’enfonçait dans celle-ci. Les arbres sur les côtés s’étaient rejoints par le haut, si bien que le chemin ressemblait plus à un tunnel végétal. Pas de doutes, elles étaient bien sur la voie à suivre. Le Rêve ne voulait pas leur donner la possibilité de s’aventurer sur une autre route que celle qui leur était tracée.
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