Le Temple Eternel
"Allons-y. Raccompagne-moi au Temple."
Le regard du Maître Intendant Fleurnoire était las et irrité à la fois.
Zephyr jeta un regard désespéré à son assiette, mais rien à faire : il ne tirerait plus rien des os disséminés devant lui.
Coupant court à ses pensées, il se leva prestement et repoussa sa chaise pour suivre le Maître Intendant, tout en jetant deux pièces de cuivre sur la table.
Déjà, un couple de commerçants bien en chair s'approchait pour prendre place.
Dehors, la nuit s'était installée, en dépit de l'animation persistante des rues. Les lumières accrochées aux enseignes et aux fenêtres par les commerçants suffisaient à rendre la circulation facile et sans inquiétude. Du reste, Sil était une ville peu propice aux bandits et aigrefins, du moins à l'intérieur de ses murailles ; ces désagréments étaient réservés aux bourgs des environs et aux villes plus éloignées du coeur du royaume. Ici, les milices des commerçants suppléaient au besoin aux milices ducales, pour faire régner un ordre peu contesté.
La belle balade qui les séparait du temple grimpait doucement à travers de lourdes bâtisses aux jardins intérieurs de plus en plus luxuriants à mesure qu'on montait. Là encore, à chaque porche, des lampes éclairaient le chemin tout en captant l'attention des insectes de la nuit. Tout en marchant, Fleurnoire poussait régulièrement un petit soupir à moitié contenu, et Zephyr comprit qu'il se préparait à lui faire une nouvelle leçon, à moins qu'il ne remuât des souvenirs pénibles qu'il n'aurait pas coeur à partager.
L'homme était d'un âge bien avancé, mais d'allure encore solide. Ses cheveux et sa barbe blanche, aussi épars qu'ébourriffés, ne parvenaient pas à masquer les innombrables rides de son visage. Son regard dur contrastait avec la gentillesse et la sérénité qu'il dispensait autour de lui. Prenant régulièrement appui sur son lourd bâton, il avançait, pensif, tournant régulièrement un regard perplexe vers Zephyr, sur ses talons.
Zephyr lui était reconnaissant de l'avoir pris en charge durant toutes ces années, et plus particulièrement depuis la mort de sa mère. S'il avait un allié, un ami, dans cette ville, c'était bien ce vieil homme. Qu'il soit attaché à Zephyr par une éthique irréprochable mettant au-dessus de tout son devoir envers le Roi, ou qu'il prenne soin de lui pour une autre raison, restée obscure, Zephyr savait que l'homme ne lui ferait jamais défaut.
Face aux mouvements séditieux des citoyens qui raillaient le pouvoir ridicule du roi, face aux caprices et manoeuvres des ducs toujours en quête de miettes de pouvoir supplémentaires, le Maître Intendant avait géré les affaires du royaume avec fermeté. La cohésion était maintenue au coeur du royaume, alors qu'au nord des montagnes les Zagarites menaçaient les duchés les plus éloignés, et que des échos de troubles divers parvenaient régulièrement des frontières de l'ouest.
Chahuté par le peuple, méprisé par la noblesse, Zephyr n'était que trop content de vivre dans l'ombre d'un vieil homme reconnu aussi bien pour sa sagesse que pour son esprit de décision.
Il avait tant à apprendre.
Mais apprendre quoi ? Et dans quel but ? Un nouveau roi avait été désigné pour le Rite, car une nouvelle lignée devait voir le jour avec le nouveau Pouvoir. Zephyr ne représenterait plus rien dès que le règne de la Lignée du Vent prendrait fin, arrivée au bout de ses deux cent ans de lent déclin. Il ne savait même pas s'il préférerait qu'on l'oublie définitivement, ou qu'on le poursuive de quolibets jusqu'à la fin de son existence, lui rappelant quand même ainsi qu'il avait eu un rôle à jouer, un jour.
Il accéléra un peu le pas pour rattraper le vieil homme avant d'arriver au Temple. Mais le Maître s'arrêta soudain, et Zephyr accrocha sa toge pour éviter de le bousculer. Le Maître regardait, incrédule, une forme humaine, allongée sur le parvis. Une forme portant la toge des employés du Temple, dans une position aux angles surprenants, une lance posée à son côté. Quelques marches plus haut, la porte du Temple était restée ouverte.
Fleurnoire reprit sa marche en avant, cognant son bâton à terre, de colère, plus qu'il ne s'appuyait dessus pour avancer.
Passant devant le corps, ils reconnurent l'un des gardiens attitrés du Temple. Il baignait dans une mare de sang encore fraîche, que la poussière de la rue buvait lentement. Alentours, la rue était aussi silencieuse qu'à l'habitude. Les seuls mouvements perceptibles étaient ceux des ombres agitées par le vent.
"Fais attention à toi." dit Fleurnoire en enjambant les dernières marches d'un pas décidé, et Zephyr se dit que ce n'était pas une interdiction de le suivre. Il monta à sa suite. Il eut un regard en arrière pour le garde qui gisait, bouche béante, gorge éventrée. Qui dans cette ville pouvait se permettre d'égorger son semblable ?
Les deux hommes s'approchèrent de la grande porte béante, que les lumières extérieures laissaient dans l'ombre. Ils s'engouffrèrent dans la semi-obscurité, mais deux pas plus loin le corps d'un second gardien leur barrait le passage.
"Tous les deux ! Morts !" s'exclama le vieux Fleurnoire d'une voix basse. Il ressortit le temps de décrocher une des lampes éclairant le haut des marches, et revint en la tenant à bout de bras, tandis que dans son autre main, son bâton semblait fouiller l'obscurité, en avant. Ils passèrent avec précaution au-dessus du deuxième garde et inspectèrent du regard la grande salle du Temple, où la lanterne en mouvement créait des ombres impressionnantes.
Nul bruit et nul mouvement ne se manifestaient. Cependant, une des portes du fond de la salle était ouverte, et un peu de lumière en sourdait.
"Qui va là !" cria Fleurnoire, d'une voix de stentor qui fit sursauter son compagnon. Zephyr réalisa soudainement sa peur, face à l’immensité de la salle au silence suspect, face aux ombres gigantesques qui tremblaient à la périphérie de son regard. Il crispa les lèvres et serra les poings de ses mains vides. Il jeta un oeil apeuré en arrière, sur la lance partiellement coincée sous le corps du deuxième garde.
Mais du bruit leur parvint de la porte du fond, et rapidement une poignée d'hommes méfiants se postèrent à son seuil avec aplomb. Ils s'arrêtèrent un instant et, à la vue de Fleurnoire, firent quelques pas de plus dans la grande salle. Ce dernier leva sa lampe, et Zephyr reconnut alors, au milieu du groupe, la silhouette puissante et les habits lourds et dispendieux du duc d'Opale, l'épée à la main. Entouré de quelques hommes de troupe, le Duc se posta fièrement au milieu de la salle.
Le duc d'Opale, l'un des hommes les plus puissants du royaume, venait de forcer l'entrée du Temple Eternel ? Zephyr était stupéfait. Le carnage des gardes, le sacrilège de l'intrusion dans le Temple le laissaient muet d'effarement.
"Duc d'Opale !" s'écria Fleurnoire, sans doute pour se persuader lui-même qu'il n'hallucinait pas. "Que faites-vous dans ce temple ? Comment osez-vous attaquer ses gardes ? Comment osez-vous donner la mort au sein même du Temple Eternel ?"
"Ne vous en prenez qu'à vous-même, Fleurnoire", répondit le duc, d'une voix qui résonnait elle aussi dans la pénombre de la grande salle. Il ne tremblait pas, et sa voix montrait qu'il était prêt à toutes les provocations. "Nous êtions venus sans mauvaises intentions. Mais ces idiots n'ont pas voulu obéïr aux ordres du Conseil des Duchés. Vos gardes, entêtés, ont voulu nous barrer le passage. Ils avaient des ordres, j'imagine. Si vous ne leur aviez pas inculqué cette méfiance envers le Conseil, ils n'en seraient pas là."
Le Maître ravala sa fureur et attaqua de nouveau, sur un ton tranchant :
"Que faites-vous ici ? Que veniez-vous chercher que n'auriez pu demander sans armes, et avec honneur ?"
"Il nous faut les cinq piques de préfets que vous confinez ici, Fleurnoire. Le Conseil a désigné cinq nouveaux préfets, mais ces nominations ne sont rien sans les symboles officiels de leur pouvoir."
"Depuis quand désignez-vous des préfets sans m'en référer ? Qui décide du nombre des préfets ? Nous en avons déjà trois, dont le travail est largement suffisant. D'où sortez-vous l'idée qu'il en faudrait cinq de plus ?"
"Vos trois préfets sont des marionnettes. Les impôts qu'ils lèvent sont dérisoires." répondit le Duc sur un ton vindicatif - les questions du Maître commençaient à l'échauffer. "Faut-il vous rappeler, Maître Intendant, que les zagarites s'attaquent à nos duchés du Nord, que les troubles se multiplient à l'Ouest, que les cultures se dessèchent, maintenant que nous n'avons plus un Roi capable d'effrayer nos ennemis, ni de drainer les nuages porteurs de pluie vers nos champs ?
Les duchés sont en danger, et vos trois préfets refusent d'augmenter les impôts et de réclamer les sommes dues. Pour la simple raison que VOUS leur interdisez d'augmenter les impôts. Nous avons besoin de sommes exceptionnelles, pour lever une armée, et défendre nos frontières au Nord. Nous en avons besoin pour irriguer les champs des plaines Baribes, où la famine menace, jusque dans mon fief. Nous avons désigné cinq préfets, et nous nous passerons de vous pour leur intronisation."
"Allons. J'ignore vos véritables motivations. Mais ce n'est pas pour lever une armée que vous voulez ces sommes. Avec mon accord, vous avez déjà dépensé la moitié du trésor royal à cet effet. Ce sont des sommes astronomiques, vous devriez déjà avoir levé une armée comme le royaume n'en a plus eu depuis des siècles."
"Non, c'est insuffisant. Nous sommes partis de rien. “Une armée comme le royaume n’en a pas connu depuis des siècles” ? Comme c’est risible, lorsque la sécurité dudit royaume a été assurée pendant des lustres par les pouvoirs des rois, sans que le moindre fantassin foule jamais le sol de nos duchés ! Les zagarites sont des adversaires farouches, qui se sont fortement armés ces dernières années. Ils font régner la terreur dans toutes les plaines du Nord. Ils savent que l'heure des guerriers est venue, et plus rien ne les retient. Nous avons besoin d'une armée forte, équipée, entraînée, pour leur faire face. Et qu’avons-nous pour cela ? des rassemblements de miséreux ; nos meilleurs archers sont des chasseurs, nos meilleurs soldats des bouchers !"
"C'EST NON, duc. Je vous l'ai dit au Conseil, et ce n'est pas en assassinant les gardes du Temple que vous me convaincrez de saigner encore plus nos gens et nos terres. Vous vous croyez tout permis, et vous osez profaner ce temple pour satisfaire votre insatiable soif de richesse ? Sortez immédiatement ! et retenez que le Temple n'est pas votre aire de jeu. Ce Temple détient des pouvoirs qui ne vous appartiendront JAMAIS !"
Alors qu'il criait cela, le Maître leva son bâton, et les murs se mirent à luire d'une lueur argentée, au grand effroi de toutes les personnes présentes.
Parcourues d'éclats lumineux, les pierres brillaient, se reflétaient, et tout n'était plus que teintes argentées dans la salle, visages, vêtements, et armes tout entiers semblant baigner dans une piscine aux innombrables reflets.
Zephyr eut un frisson devant cette manifestation de la volonté du Temple, et s'écarta aussitôt pour laisser passer la troupe armée. Le duc d'Opale et ses hommes sortaient d'un pas hâtif qui trahissait leur peur, malgré leurs efforts pour ne pas paniquer et garder bonne figure. Ils jetèrent au passage des regards pleins de rage au Maître, puis disparurent dans l'allée obscure en murmurant des anathèmes.
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