Marche arrière
Zephyr fut réveillé par le premier rayon de soleil. La fraîcheur de la nuit régnait encore ; recroquevillé sous son imposante cape, il se frotta doucement les yeux. Le ciel dégagé promettait une chaude journée une fois encore.
A quelques pas de là, Talixan, déjà bien réveillé, pratiquait quelques mouvements d'échauffement avec entrain. Zephyr, un peu dégoûté, dut s'appuyer à l'arbre contre lequel il avait dormi pour convaincre ses cuisses douloureuses de le laisser se redresser. L'idée de poursuivre le chariot à pied, comme Talixan l'avait suggéré la vieille, lui sembla relever de la plus pure utopie.
A cette idée, il réactiva le petit vent de la veille et tendit l'oreille. Aucun bruit notable ne leur parvenait de la direction du chariot zagarite. Il profita donc de la tranquillité ambiante pour aller se soulager, boire à satiété à sa gourde, et finit par rejoindre son compagnon d'escapade.
Talixan était enjoué, ses rides profondes laissaient passer un petit sourire narquois. Il était sans doute heureux, lui aussi, que leur expédition ait aussi rapidement et aussi facilement porté ses fruits. Il émit l'idée d'aller chasser un peu avant que les zagarites ne se remettent en route. Il fut cependant interrompu par des éclats de voix. Le camp des assassins commençait à s'agiter.
Talixan fit un geste de la tête pour indiquer qu'il allait reprendre son poste d'observation et Zephyr le vit s'approcher, à pas feutrés, d'un gros buisson, puis poursuivre son chemin en rampant.
Bien que peu pressé d'attaquer une poursuite à pied, Zephyr retourna à son arbre, rassembla ses affaires et se chargea le baluchon sur l'épaule.
Puis il attendit patiemment que l'heure du départ arrive, en détaillant du regard les rares herbes présentes sur ces coteaux secs, les deux ou trois fleurs qui perçaient tout de même dans les buissons, les petites traces laissées par les animaux sur le chemin de leur terrier.
Il fut surpris cependant par l'allure à laquelle Talixan fit demi-tour pour le retrouver. Il semblait pressé de le rejoindre et, dès que leurs regards se croisèrent, il lui fit signe de s'éloigner avec des gestes véhéments.
Quelque chose ne se passait pas comme prévu. Zephyr jeta un regard en arrière : tout était normal et tranquille dans le paysage balayé par les rayons légèrement roses du soleil matinal. Talixan voulait sans doute qu'il reprenne le chemin de la ferme, et il se dirigea donc dans cette direction.
Trente secondes plus tard, Talixan le rejoignait à grandes enjambées, et lui parla entre deux grandes aspirations :
"Ils se sont aperçu que leur cheval bai boîte. Et ils ont décidé de faire demi-tour ! Je ne m'attendais pas à ça !"
Zephyr ouvrit de grands yeux, et Talixan reprit aussitôt : "Il faut qu'on passe tout de suite derrière ce côteau pour qu'ils ne nous voient pas ! Dépêche-toi ! Espérons qu'ils ne seront pas assez observateurs pour repérer nos traces !"
Zephyr fit comprendre à ses cuisses que ce n'était plus le moment de râler, et se mit à courir droit vers le côteau, en enjambant les buissons et en évitant les plus gros cailloux, accompagné d'un Talixan bondissant.
A peine arrivés, ils plongèrent derrière une rangée de plantes épineuses particulièrement entremêlées, d'où surgissaient également quelques fleurs de sapiena, déjà bien développées pour la saison. Zephyr en prit bonne note, car cette plante trop rare dans la région procurait d'excellentes infusions, recommandées pour les maux de ventre.
Une fois au sol, Zephyr n'osa plus bouger, mais Talixan, lui, glissa jusqu'à l'extrémité du fourré, comme collé au sol par des ventouses, et se mit à observer la friche qu'ils venaient de parcourir à toute vitesse.
"Surtout, pas de bruit, pas de mouvement. Ils font vraiment demi-tour. Je me demande ce qu'ils espèrent trouver... Et ils ont laissé le cheval bai sur place ! Il n'est pas impossible qu'ils nous cherchent."
Zephyr se mut laborieusement jusqu'à un espace où les buissons plus clairsemés laissaient deviner le champ qu'ils avaient quitté.
Il entendit le chariot qui progressait en cahotant et en grinçant. Du seul oeil qui pouvait glisser un regard entre les plantes, il devina la silhouette trapue d'un zagarite qui menait le seul cheval restant à la longe. Du reste de l'équipage il ne devina pas grand chose, mais aperçut tout de même le grand panier sur le dos d'un des individus. Un panier assez grand pour avoir contenu deux ptéromorans serrés l'un contre l'autre.
Le chariot et sa petite troupe passèrent au large, sans jamais sembler s'affairer à rechercher Zephyr et Talixan.
Quand ils s'éloignèrent au point d'être masqués à leur tour par les bosquets, Zephyr s'approcha à quatre pattes de son vieux compagnon.
"Où vont-ils donc maintenant ? Pourquoi rebroussent-ils chemin ?"
"Je crains de comprendre" répondit Talixan en se massant la barbe. "Ils ont peut-être eux aussi repéré la ferme où tu t'es rendu. Ils escomptent sans doute pouvoir remplacer là-bas la bête qu'ils ont dû abandonner."
"Par les trois lunes ! Ils voudraient voler une monture à la ferme ? Mais ils vont massacrer la jeune aveugle !"
Zephyr fit mine de se précipiter à la poursuite des zagarites, mais Talixan le retint.
Zephyr insista en se débattant :
"Nous ne pouvons pas les laisser faire ! Ils vont la mettre en pièces ! Sa vie est en jeu, Talixan !"
"Que peux-tu contre ces cinq guerriers ?"
"Je ne peux sans doute pas les vaincre, mais je peux au moins détourner leur attention. Nous pourrions retourner leur colère contre nous, pour qu'ils ignorent la femme de la ferme, non ?"
Zephyr porta le regard à sa ceinture, et releva son ample chemise pour montrer à Talixan ce qui y était fixé :
"J'ai ici une potion qui peut tous les anéantir. Elle les endormira instantanément. Ca nous permettrait au minimum d'attendre l'arrivée des renforts. Pour ça il suffirait que j'amène un peu d'air humide..."
Il croisa le regard plein d'incompréhension de Talixan. Regard qui se mua en geste de déni de la tête.
"De l'air humide ? Si ta potion a besoin d'air humide pour fonctionner, te voilà bien avancé. Où crois-tu que nous sommes ? Dans une région désolée, harassée de soleil, où les puits sont vides, les ruisseaux à sec. Où veux-tu trouver de l'air humide ?"
Zephyr ignora les commentaires du vieil homme, tout entier pénétré de l'idée qu'il ne laisserait pas la femme de Jen se faire agresser par les bandits.
Ils prirent discrètement la suite des bandits, en veillant à ne pas se montrer, ce qui les obligeait par moment à laisser l'écart entre eux se creuser, pour la plus grande frustration de Zephyr.
Il était maintenant clair que la troupe prenait la direction de la ferme. Cependant, les zagarites arrêtèrent leur chariot dans un recoin qui restait caché aux habitants. Trois d'entre eux se postèrent là, accolés à une grosse touffe buissonneuse, tandis que deux autres partirent sur la droite, dans un mouvement de contournement de la ferme.
Voyant celà, Talixan prit Zephyr par le bras, et l'entraîna à sa suite en prenant par la gauche du chariot, afin d'effectuer un mouvement de contournement inverse.
Comme ils approchaient de la ferme, Zephyr reconnut le grincement du rouet qui l'avait déjà frappé la veille.
A son soulagement, aucun zagarite ne semblait encore vouloir se présenter à l'entrée de la ferme. Les hommes avaient sans doute jugé préférable de ne pas être identifiés. Les deux guerriers qui contournaient la maison restaient invisibles. Zephyr imaginait leur frustration, car si ils venaient pour trouver une nouvelle monture, ils allaient être déçus.
Il se passa un moment sans que plus aucun mouvement ne soit visible.
Le soleil s'était maintenant solidement installé dans le ciel, et quelques poules vinrent examiner le pas de la porte.
Tout d'un coup, le cri vite interrompu d'une volaille retentit depuis l'arrière de la ferme.
A l'intérieur, le rouet s'arrêta.
Zephyr se saisit de son couteau fin, prêt à sauter sur le premier zagarite qui se montrerait. Voyant ce geste, Talixan se saisit à son tour de son arc et d'une flèche, et se mit méticuleusement en position d'archer, visant la zone où le chariot était caché.
Un peu de temps passa encore, et les deux compagnons virent réapparaître les guerriers disparus, près du chariot, entre deux bosquets. L'un d'eux tenait ce qui devait être une dinde, l'autre des vêtements de Jen qui séchaient probablement au-dehors.
Honteux de leur piètre forfait, ou décidés à rester incognito dans cette partie du pays, ils restaient cachés aux yeux de la ferme, et se remirent en route, revenant sur leurs pas, sans doute très frustrés de devoir se contenter de leur seul cheval valide.
Zephyr ressentit un profond soulagement, et rangea son couteau.
Talixan et lui avaient mis en grand danger la femme de Jen. Peut-être que si les zagarites avaient su qu'elle était seule sur place, ils l'auraient tuée pour s'emparer d'un plus grand butin.
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