Les ombres du camp
Un grand feu, large de trois pas, s'embrasa au milieu du champ. Les volutes de fumée noire des branches encore vertes montaient haut dans le ciel clair et sec. Les étincelles se firent de plus en plus vives à mesure que la nuit tombait sur le camp.
Zephyr, Stepo et la vieille rejoignirent les hommes et femmes en tous genres qui prenaient place autour du foyer. Zephyr n'aperçut que des adultes alentours. Peut-être les enfants restaient-ils à l'abri dans les charriots garés aux limites de la clairière ? Il passa en revue ses plus proches voisins. Directement à sa gauche se trouvaient deux jeunes gaillards, portant des vêtements de ville aux riches couleurs, l'un bleu, l'autre rouge. Il les avait vu descendre un peu plus tôt d'un charriot de bonne facture, qu'il avait identifié comme un transport à la solde d'un marchand de Sil. Celui qui portait la belle livrée rouge vantait d'ailleurs à son propre voisin de gauche, un homme plus âgé et plus frustre, peut-être un menuisier itinérant, les bénéfices qu'ils allaient retirer de la vente de tonneaux de colorants de Sil à Bel-Sarm. Il était particulièrement élogieux envers leur ville de destination, où, disait-il, les arts et la bonne fortune des habitants semblaient se développer sans limites.
A droite de la vieille conductrice de charette, il nota la présence de deux miliciens, qui avaient attaché leurs chevaux à un arbuste un peu en arrière. Deux hommes entre deux âges, pas spécialement fûtés, de ce que Zephyr pouvait en juger, mais sûrs d'eux et plutôt bavards. Le plus maigre sortit rapidement une bouteille de son sac, et son compagnon rondouillard extirpa aussi promptement du sien une choppe où restaient encore des traces de la boisson précédente.
"Ceux-là ne tarderont pas à dormir" risqua Bise, amusé.
"Je n'en suis pas si sûr, l'habitude pourrait bien les avoir immunisés aux effets de la boisson" renchérit Zephyr sur le même ton.
Le reste de l'assemblée semblait constitué essentiellement de commis de ferme, de paysans et artisans itinérants, dont certains se déplaçaient en famille.
Le gaillard en livrée rouge s'exprimait maintenant d'une voix forte, porté par l'enthousiasme. Involontairement, il avait gagné l'attention de tous, et la plupart des personnes présentes s'assemblaient petit à petit autour de lui pour l'écouter :
"Bel Sarm est indiscutablement notre nouvelle capitale. Des villas magnifiques se construisent sur la Colline, décorées par les meilleurs artisans. Les fêtes se succèdent, et profitent à tous, artisans comme paysans, tant il y a de gourmets à nourrir et de gentilhommes et belles dames à vêtir. Le bourg grossit à vue d'oeil, et les murailles s'élèvent de jour en jour pour protéger la cité. Mon maître, le Doyen Coloriste Meshister, m'a chargé d'ouvrir une boutique sur place, en bas de la colline. Enfin nous aurons les clients que mérite notre marchandise, que nous écoulerons sans peine et à bon prix."
Il fit une pause, le regard dans le vague, en direction du feu dont l'intensité commençait à baisser. Autour, certains se levaient pour aller chercher de l'eau ou des victuailles, tandis que d'autres revenaient avec du pain sous le bras. Un charriot tardif entrait à une extrémité de la clairière que Zephyr n'avait pas eu le loisir de détailler. Les ombres tournaient autour du feu dans la nuit devenue d'encre. Dans le ciel immense et sans nuages, seules deux lunes minuscules veillaient, sans oser remettre en cause l'obscurité générale.
Zephyr avisa un couple qui s'installait avec du pain et du fromage dur, et en monneya une partie. Il la divisa en trois, réservant la mie pour la vieille édentée, et rejoignit ses compagnons de voyages. Un jeune chasseur vint s'asseoir près d'eux, après avoir fait le tour du foyer, et attaqua lui aussi son repas.
Le gaillard de Sil avait déjà repris ses grands discours :
"Sil est une grande ville, dont le prestige a rejailli sur tout le royaume. Mais sa grandeur passée se fanne à vue d'oeil. Pour tout dire, aujourd'hui, elle brûle même plutôt qu'elle ne se fane. Lorsque nous sommes partis, partisans du Temple et partisans du Duc se combattaient pied à pied dans les hauts quartiers, par milices interposées. Plusieurs hautes maisons étaient en feu, et d'étranges fumées émanaient du Temple. La terre a tremblé, à deux reprises. Beaucoup considèrent que le Temple vit ses derniers jours, mais ce sont les plus ignorants qui disent cela. Si vous voulez mon avis, le Maître Intendant et les sorcières ont plus d'un atout dans leur main, et je crains que les combats ne durent encore des mois avant qu'un côté ne se rende. Il n'y aura pas de fête des Rites cette année, c'est sûr.
D'ailleurs, qui recevra le Pouvoir, en admettant qu'on retrouve les voleurs zagarites ?
On dit que le Duc est protégé par un prêtre étranger venu d'une contrée inconnue. Si c'est vrai, il devrait en faire profiter ses compagnons. Car de ce côté, c'est une hécatombe : Messire Jais, le père d'Améthyste, est mort dans son sommeil. Le Duc Tsavorite, chargé d'armer les troupes, est mort dans son sommeil. Le commandant de la milice du Duc, lui aussi, est mort dans son sommeil.
Bref, les morts et les violences se succèdent à Sil. Même si les bas-quartiers sont épargnés, je ne suis pas fâché de m'en éloigner. Croyez-moi, l'avenir est à Bel-Sarm. Les paysans vont y chercher des champs fertiles, les échoppes des artisans s'y multiplient, l'armée s'y équipe derrière des murailles solides. "
Comme il faisait une nouvelle pause, plusieurs personnes l'interrompirent, pour demander des nouvelles de tel ou tel quartier où résidaient des connaissances. Au bout de quelques interventions, Zephyr ne put se retenir de demander s'ils avaient des nouvelles du Maître Intendant lui-même. Mais, de l'avis des deux siliens, le Maître Intendant n'était pas réapparu depuis l'attaque du Pavillon des Formules. Certains l'imaginaient en train de préparer une diabolique contre-attaque au Duc, d'autres l'imaginaient fuyant vers une contrée perdue avec les sorcières, laissant les apprentis défendre le Temple comme une forteresse pour donner le change.
"Et ce salaud de Roi ?" l'interrompit le milicien maigre. "Quelqu'un l'a-t-il attrapé ? Ou va-t-on enfin reconnaître qu'il s'est changé en rat ou en chien pour nous échapper ?"
Le sang de Zephyr se glaça à ces paroles. Comment pouvait-on parler de lui ainsi ?
"Nous l'avons cherché partout, à travers routes et à travers champs. Mon collègue ici présent s'imagine qu'il s'est enfui avec ses complices les zagarites, sur le dos du ptéromoran. Moi je dis que ça ne tient pas la route, même si c'est un oiseau énorme, il ne pourrait pas voler avec une charge pareille."
Son ton agressif et aviné avait tu toutes les conversations. Zephyr vit que la plupart des personnes présentes préféraient rester à l'écart de ce genre de diatribes. Ils redoutaient clairement d'avoir à prendre parti dans le conflit en cours. Pour sa part, il rentra la tête dans les épaules et se tourna légèrement vers le côté opposé aux miliciens. Un silence froid s'installa, renforcé par l'étouffement du feu qui se réduisait maintenant à un large cercle de braises.
Machinalement, Zephyr envoya un courant d'air raviver les flammes, qui sautèrent d'un coup en une brusque flambée.
Les voyageurs qui s'étaient relevés s'immobilisèrent, et nombre d'entre eux jetèrent des coups d'oeil inquiets vers le feu, vers les fourrés autour de la clairière, vers leurs voisins. Même le milicien vindicatif s'interrompit, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, regardant d'abord le brasier, puis son collègue abruti par la boisson. Zephyr se couvrit la bouche des deux mains, se maudissant pour son manque de discrétion.
La flambée mystérieuse conforta toutes les personnes présentes qu'il était temps de retourner à son chariot ou son installation de fortune. La vieille suivit le mouvement, et Stepo et Zephyr lui emboitèrent le pas. D'un coffre, elle sortit deux couvertures, en confia une à Zephyr, et conserva l'autre en intimant à Stepo de dormir serré contre elle, car elle craignait le froid et l'humidité de la nuit, et avait besoin de sa chaleur.
Avant de s'installer à son tour sous la charette, le jeune roi jeta un dernier regard au feu, qui bientôt se réduirait à nouveau à un tas de braise. Chacun était retourné au coin qu'il s'était trouvé à l'orée de la clairière, et les bruits des arbres et des herbes reprennaient le dessus sur les claquements du bois brûlé.
Au petit matin, la vieille fut parmi les premiers levés. Stepo la suivait pas à pas. Zephyr, par contre, assis sur sa couverture, menait un intense combat intérieur pour se convaincre d'attaquer une nouvelle journée de voyage en charette, en commençant par sa charge de bouvier d'un attelage lourd et stupide.
Toujours affecté par la marche forcée des jours passés, il se mit doucement en action, le visage fermé. Par chance, les boeufs, eux, semblaient avoir mieux profité de la nuit, et se laissèrent mener sans trop de résistance jusqu'à la grande voie, où Zephyr reprit sa place au sommet de la charette.
Seulement deux petits virages plus loin, négociés en douceur par la vieille et son fouet, il entendit derrière lui des cavaliers à la voix portante.
"Mais je te dis que c'est n'importe quoi", disait une voix forte mais pâteuse, "on devrait commencer par un bon casse-croute, ça te remettra les idées en place."
"Je sais ce que je fais. J'ai réfléchi, on n'a rien à perdre à voir ce qu'il en est." répondit la voix du milicien maigre, en arrivant à la hauteur du charriot. "Halte ! Je vous arrête !"
La vieille lui jeta un regard noir, se retourna vers ses boeufs en s'étranglant à moitié, puis jeta un deuxième regard de flammes au milicien, avant de céder. Elle tira sur les rênes, et actionna le frein qui bloquait les roues.
"Toi, là-haut, viens ici" reprit le milicien, comme le charriot s'immobilisait.
"Que me voulez-vous ?" dit Zephyr d'une voix suspicieuse.
"Je t'arrête sur ordre du Duc. Tu ressembles sacrément au Roi en fuite, malgré ta tenue. Ou alors tu es un de ses complices, pourquoi pas. Et si même si tu n'es rien de ça, ça m'est bien égal, tu t'en expliqueras au poste de garde. Descends de là et approche !"
Zephyr était pris au dépourvu. Il avait bien sa ceinture, avec les potions de Gralmee, mais que pourrait-il en faire ? Il n'avait même pas le temps d'établir un plan. Il jeta un oeil à Stepo, puis à la veille conductrice - rien à attendre de ce côté là, d'autant que la charette était maintenant immobilisée.
Il fallait obéïr, mais c'est peut-être sa vie qui se jouait à cet instant - si son identité était confirmée, et qu'il se retrouvait entre les mains de ces soldats qui le haïssaient, il risquait bien de disparaître à jamais. Visiblement le Duc avait monté toute une fable où il réservait le mauvais rôle au Roi en place, cet "usurpateur" du trône qu'il convoitait, et motivait ses troupes sur ce mensonge.
Zephyr descendit avec précaution jusqu'au rebord de la charette, et sentit au passage qu'il avait toujours son couteau à portée de la main. En s'accrochant au rebord pour se glisser plus bas, il s'en saisit d'un geste habile et le cacha dans sa manche, au cas où.
Enfin il sauta à terre.
"Je te dis qu'on perd notre temps avec tes lubies. Le Roi est loin d'ici maintenant, avec ses amis zagarites. Tu vois des zagarites, ici, toi ?" continuait le milicien rondouillard du haut de son cheval.
Le maigrichon, lui, descendait de son cheval une corde à la main.
"Qu'est-ce que ça peut faire, que ce soit le Roi, ou son chien déguisé, ou un paysan sorti de nulle part ? Je l'amène au poste, on le pend, et avec un peu de chance on obtient une récompense de l'Intendant du Duc."
Zephyr écarquilla les yeux d'horreur. Ces miliciens sans foi ni loi allaient le tuer par pur attrait du gain, sans doute après l'avoir torturé pour lui extorquer les informations dont il disposerait. Il avait eu tort, la veille, de se montrer intéressé par le sort du Maître Intendant. Peut-être aussi de raviver le feu avec son Pouvoir, aussi peu discrètement.
Gardant son poing gauche à l'intérieur de sa manche, il se saisit du couteau. Il avait envie d'en appeler au Maître d'armes Gingomnio. Que faire dans un cas pareil ?
Le milicien hargneux lâcha la longe de son cheval et s'approcha de l'air supérieur de celui qui a parié en connaissant les résultats à l'avance :
"Amène-toi. Donne moi tes mains sans rechigner."
Ce n'était plus le moment de réfléchir. L'homme était trop fier de lui, les mains occupées avec la corde, il ne s'attendait pas à ça. Zephyr lança une jambe en arrière, plia l'autre genou, et, dans sa posture d'entrainement, fit sortir le couteau d'un geste vif. En deux mouvements d'une vitesse irréelle, il planta le couteau dans une jambe du milicien, au niveau du genou, l'en ressortit, et lui taillada les mains de sa lame effilée.
Les yeux exorbités de surprise, l'homme s'arrêta net et, comprennant tout à coup sa douleur, il crispa les machoires pour ne pas crier. Son genou cédait. Il glissait à terre. Comme il n'avait pas d'arme en main et restait paralysé par la surprise et la douleur, Zephyr se retourna d'un bond vers le cheval du second milicien.
Celui prit peur et, par réflexe, fit bondir son cheval de côté.
Zephyr fit un petit moulinet rapide en sa direction, qui redoubla ses craintes, et l'homme éperonna son cheval. Il profita des bonds de celui-ci pour dégainer son épée. Des deux, Zephyr était sûrement le plus effrayé, mais son courage s'en décupla. Paniqué à l'idée que le gros milicien vienne venger son compagnon, qui écumait de rage en regardant ses mains ensanglantées et inutilisables, il préféra se jeter éperdument vers lui avec les mouvements chaloupés appris dans la cour d'entrainement. Quasi dansant, toujours menaçant, il s'approchait du cheval avec des mouvements imprévisibles, et le milicien préféra prendre le large plutôt que de risquer un affrontement. Zephyr le poursuivit sur une centaine de pas avant de devoir reconnaître qu'il ne le rattraperait pas.
Il s'arrêta alors, et tenta de calmer son coeur qui battait la chamade. A petit pas, il revint vers la charette, espérant que le milicien hargneux n'irait pas s'en prendre à Stepo ou à la vieille. Mais il croisa la charette, que la vieille, apeurée, avait remise en route à coups de fouets cinglants.
Au-delà, il chercha de l'oeil le milicien. A sa grande surprise, l'homme n'avait pas essayé de se déplacer - il s'était juste allongé par terre, comme s'il cuvait d'un coup tout son vin de la veille. Approchant avec précautions, il dut se rendre à l'évidence : l'homme ne bougeait plus, il était mort.
"Bon sang, je n'ai quand même pas pu le tuer, je n'ai rien visé de vital."
"Je suis d'accord, tu lui as défoncé le genou, entaillé les mains, et ça explique la flaque de sang, mais il n'aurait pas dû mourir" confirma Bise. "La pose de sa tête n'est pas un peu bizarre ?"
Zephyr contourna le corps et souleva légèrement la tête de l'homme. Avec horreur, il vit qu'elle se soulevait sans entraîner le cou comme elle aurait dû. Il retourna partiellement le cadavre. L'homme avait eu la nuque brisée !
"Je... Je n'ai pas fait ça, n'est-ce pas ?" demanda Zephyr, qui n'osait plus croire en son propre jugement.
"Ce n'est pas toi. Ne panique pas. Tu n'as rien fait de tel. Quelqu'un ou quelque chose est venu achever cet homme et lui a brisé le cou avec une force incroyable. Et est reparti aussitôt" ajouta Bise alors que Zephyr balayait les environs du regard.
Il ne pouvait risquer d'être vu à côté du cadavre. Pas le temps de l'enterrer ou même simplement de le cacher, il fallait reprendre la route au plus vite, l'air de rien, en espérant que le gros milicien aviné ne fasse pas demi-tour trop vite. Il effraya le cheval pour le faire fuir, et courut à la poursuite de la charette.
Il la rattrapa rapidement, et grimpa sur les piles d'objets disparates pour retrouver sa place habituelle. Mais à peine s'y installait-il que la charette fit un brusque arrêt. Il se retourna, et du haut de son perchoir eu droit à une deuxième surprise : devant la charette, le milicien rondouillard gisait au milieu de la chaussée, le cou étrangement allongé et pendant en arrière, un bras resté accroché aux rênes de son cheval.
Zephyr descendit une nouvelle fois jusqu'à terre. Il pencha le cadavre : celui-ci aussi avait eu la nuque brisée.
Il le sépara de son cheval et entreprit de le rouler du pied jusqu'au bas-côté, afin de permettre aux boeufs d'avancer.
Puis il jeta un regard défait à la vieille conductrice, avec un gest d'impuissance :
"Avez-vous vu ce qu'il s'est passé ? Comment est-il mort ? Je l'avais simplement poursuivi sur une centaine de pas !"
"Bah. Non. Comment sont-ils morts ? Bah. Ils tombent comme des mouches." Elle sembla chercher sa langue dans sa bouche un bon moment. "Laisse-les, ce sont des crétins. Ils jouent avec le feu, ils se brûlent. Bah. Fais donc repartir les boeufs, et tiens-toi tranquille, tu vas m'attirer des ennuis. Bah. Tu prendras une couverture pour te cacher dessous, quand tu remonteras là-haut."
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