5. De l'audace, toujours de l'audace !
Elle fut plus soulagée qu’elle ne voulait l’admettre de voir le frère infirmier s’avancer vers elle, manifestement remis de ses mésaventures. Son épaule allait de mieux en mieux. Bientôt, cela ferait trois semaines qu’elle était arrivée, en sang, à demi inconsciente, à la porte du prieuré où Guillaume lui avait ouvert. Elle lui devait la vie, ainsi qu’à Côme. En entrant dans la salle d’étude, elle ne vit que François. Fronçant les sourcils, elle l’interrogea sur l’absence de Mathis, tremblant que le meurtrier ne l’ait pris pour cible.
- Il n’a plus le droit de venir ici. C’est moi qui vais poursuivre ton apprentissage, et ça ne me ravit pas. Ne crois surtout pas que je n’aime pas travailler avec toi, c’est simplement que je suis débordé à la bibliothèque. Nos manuscrits sont dans un tel état…
La leçon parut s’étirer en longueur. Ysombre savait lire approximativement, mais éprouvait des difficultés à tracer avec soin les minuscules carolingiennes. Son manque de patience lui valait nombre de ratures. Quand enfin son mentor la libéra, elle se réfugia dans le cimetière où elle avait coutume de retrouver Mathis. Personne. Elle marcha lentement entre les croix penchées. Son ami n’avait pas pu commettre une faute bien grave ; pourquoi lui avait-on interdit de retourner à la maison des hôtes ?
- Pssst, Ysombre...
Elle tourna sur elle-même pour localiser la voix.
- Derrière toi...
Elle se retourna et aperçut deux yeux brillants dans les ifs.
- C’est moi...
- Mathis ?
Son ami émergea des buissons en ébouriffant sa tignasse blonde.
- Matthieu m’a interdit de continuer à te donner des leçons. Il dit que j’insulte Dieu et mon isolement monastique en devenant trop proche de toi.
Il tira la langue en direction des hauts murs. La voleuse rit.
- Ce n’est pas un péché bien grave !
- Tu l’as dit ! Mais Matthieu est un fanatique qui ne supporte pas qu’on nous accorde le moindre confort ni liberté. Selon lui, notre monde devrait se résumer à la prière. Il dit même que le travail des bibliothécaires est une perte de temps.
Ysombre grimaça.
- Tu as du nouveau ?
- Pas encore, mais une idée pour en trouver. Seulement il nous faudra de l’aide...
- Je suis tout ouïe.
En quelques lignes, elle lui exposa l’idée qui lui était venue : installer François au bord de la terrasse au premier étage du clocher et intercepter le tueur au moment où il tenterait de pousser le frère dans le vide. Ce plan résidait dans leur rapidité d’intervention et le sang-froid du bibliothécaire.
- C’est un peu fou, mais je rends hommage à ton audace ! Si ça marche, on l’aura pris la main dans le sac.
- Il reste à convaincre François.
Étonnamment, le frère bibliothécaire résista peu au regard impérieux de Pas-de-lune. Elle lui arracha la promesse de sa participation et décida d’exécuter son plan le lendemain. Mathis et elle se dissimuleraient derrière les murs du clocher, armés et prêts à réagir immédiatement. Lorsqu’Ysombre voulut équiper Mathis d’une arme, celui-ci protesta que l’Église interdisait de faire couler le sang de son prochain. La voleuse balança un moment. Impossible de réussir sans Mathis, et il courrait un trop grand danger à s’opposer à un meurtrier sans défense aucune.
- Prends au moins un gourdin. Tu pourras l’étourdir et te protéger sans faire couler la moindre goutte.
Le novice accepta avec une sorte de curiosité amusée à l’idée qu’il pourrait se battre. Elle sourit avant de se souvenir de l’interdiction qui pesait sur son ami.
- Ne te fais pas prendre au retour, ni demain. Il faudrait trouver un moyen d’éloigner Matthieu...
- Si on agit après les vêpres, il sera en train de gérer les repas des hôtes, on sera tranquilles.
- C’est noté. A demain.
- A demain, Ysombre.
Elle rentra dans son dortoir, très contente d’elle. L’enquête serait vite conclue, puis elle convaincrait Matthieu de laisser Mathis terminer ses leçons et quitterait le prieuré une fois son épaule totalement remise. Soudain, l’affaire du calice lui revint en mémoire. Elle l’avait oubliée ces derniers temps. Bah, demain, dès qu’elle aurait trouvé le coupable, elle se glisserait dans la sacristie récupérer l’objet. Ça ne prendrait pas longtemps. Elle s’assit sur son lit. Mystère lui manquait, elle n’était pas sûre d’avoir fait le bon choix en mentant à Mathis, ni en choisissant d’aller à Limoges. Mais l’espoir de retrouver Renart lui faisait occulter le risque et maintenir sa décision ; il lui manquait trop lui aussi. Elle le considérait comme son seul ami, son complice, et ces deux-trois ans passés sans lui la minaient. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche de quelqu’un. Elle secoua la tête. Il serait temps de tenir sa promesse quand d'Urfé lui accorderait son aide en échange du calice. Elle se coucha, rêva un moment encore, puis glissa doucement vers le sommeil sans même s’en rendre compte.
Le soleil passa dans la minuscule fente entre la porte et le sol. Il s’éteignait peu à peu quand le battant s’ouvrit largement, inondant la pièce de lumière. Tous les autres pèlerins étaient repartis la veille, mais d’autres arriveraient dans la journée. La jeune femme étendue sur le lit grogna, entrouvrit une paupière, puis se retourna en cachant ses yeux avec son bras. Amusé, François avança vers le lit et murmura :
- Ysombre, il faut te lever.
Pas-de-lune chassa d’une main une mèche de cheveux châtains qui tombait sur son visage et marmonna :
- Ah, c’est toi, François...
- Debout.
Elle gémit encore une fois et se redressa, repoussant la couverture. Le moine sortit, sans fermer la porte. La voleuse, encore de mauvaise humeur, enfila en frissonnant sa robe brune, seul vêtement que les religieux avaient pu lui fournir, puis sortit la tête par l’entrebâillement de la porte. Personne dans le couloir. Elle descendit jusqu’à la fontaine du réfectoire, s’aspergea le visage d’eau. Enfin réveillée, elle se rendit au réfectoire des hôtes prendre un petit déjeuner frugal. Cette journée promettait d’être riche en émotions. Le frère Matthieu, qui passa près d’elle entre les tables, lui adressa un regard haineux qui ressemblait à un avertissement. Ysombre lui répondit par un sourire carnassier. Malgré les interdictions de ce fanatique, elle retrouverait Mathis tout à l’heure, pour traquer un assassin ! Cette idée la remplit de joie. Défier le moine à la carrure d’athlète ne pouvait guère passer pour intelligent, mais ça soulageait. Elle quitta la grande salle de bien meilleure humeur qu’elle n’y était entrée. Tout en marchant d’un pas décidé vers la salle d’étude, elle repassa dans sa tête les éléments dont elle disposait, mais rien de nouveau n’émergea. Son professeur de lecture l’attendait. Il sourit et se leva en la voyant entrer.
- Ah, ma brillante élève. Bien dormi ?
Elle répondit par un son entre le grognement et le reniflement. Manifestement pas assez, songea le moine en dissimulant son amusement. A vrai dire, il se sentait un peu anxieux malgré la confiance qu’il accordait à la jeune voleuse. Pourrait-elle vraiment le protéger d’un tueur déterminé ? Il savait qu’elle ferait tout pour l’arrêter, mais n’imaginait pas qu’elle parvienne à le retenir, même avec l’aide de Mathis. Il faut dire qu’il ne l’avait jamais vue à l’œuvre.
Ysombre ne fut pas très concentrée ce matin-là. Ce que disait François entrait par une de ses oreilles et ressortait par l’autre, quand les mots ne rebondissaient pas purement et simplement sur la barrière de son crâne. Lui-même ne paraissait pas s’en apercevoir, d’ailleurs. Elle réussit à recopier trois lignes d’un texte sur la vie de Saint Porcaire, patron du prieuré, puis abandonna son maître pour retrouver Mathis au jardin. Il était à nouveau dissimulé dans les ifs.
- Salut, dit-il en brossant sa robe de bure du plat de la main pour en faire tomber les épines, tu connais la nouvelle ?
Cette « nouvelle », manifestement, le surexcitait.
- Non, répondit Ysombre avec une curiosité mêlée de méfiance.
- Je recevrai la tonsure cet automne ! Je vais prononcer mes vœux !
Pas-de-lune grimaça. Elle ne trouvait pas la nouvelle si bonne, mais enfin, si Mathis était content... Passer sa vie entière dans cet endroit la rendrait folle ! Il paraissait si fier, se rendait-il compte que ces vœux lui interdiraient de quitter le prieuré, de fréquenter des femmes, de passer une journée sans prier à tout bout de champ, de rire même ? Ysombre n’avait jamais rien compris à la foi. Pour l’aider, elle préférait compter sur des gens en chair et en os, en particulier elle-même, que sur un être lointain et peut-être fictif. Elle félicita tout de même son ami avec un enthousiasme un peu forcé.
- Prête pour le plan ?
Elle hésita un instant.
- Oui. Fin prête. Pour être honnête, je brûle d’en découdre.
Mathis frissonna.
- Moi, je suis un peu angoissé. Je crois que j’ai un peu peur de ce qu’on va découvrir. Puis tu imagines, si cet homme arrivait à tuer François quand même ? Jamais je ne me le pardonnerais.
- Moi non plus, soupira Ysombre. Mais c’est notre seule chance de le coincer. Si on ne l’arrête pas, il finira par...
Elle s’interrompit, confuse, avant de reprendre :
- Par réussir.
Elle avait failli dire : par éliminer tous ceux qui me connaissent. Maudissant son imprudence, elle suivit Mathis qui insistait pour vérifier au jardin qu’aucune plante ne manquait. De toute façon, le jardinier, Vincent, avait détruit tous les plants d’hellébore à la demande de Côme. Elle croqua pensivement un bourgeon d’oseille qui pointait timidement son nez hors de la terre froide.
- Et ton épaule ?
- Elle va très bien. La douleur a presque disparu. Ceci dit, mon pansement n’est plus très frais, je crois que je devrais le renouveler avant de commencer notre opération, au cas où...
- D’accord. De toute façon, les vêpres vont commencer, je dois y aller. A tout à l’heure !
Ysombre reçut un bandage plus léger, permis par l’état encourageant de sa blessure et lui offrant une plus grande liberté de mouvement, ce qui faciliterait considérablement sa tâche. Elle rejoignit cependant le balcon où devait se tendre le piège avec une boule d’angoisse qui palpitait dans son ventre. Elle craignait que ses réflexes de combat n’aient un peu vieilli après trois semaines de convalescence. Elle se força à respirer profondément, à se repasser les leçons d’Henri la Cornemuse. Enfin, elle atteignit le balcon et l’inspecta. La rambarde de pierre la rassura un peu sur le sort de François, les deux murs qui l’encadraient offraient des cachettes idéales pour Mathis et elle, il y avait suffisamment de place pour qu’elle puisse affronter le meurtrier si cela tournait mal. Cette configuration des lieux, parfaite pour son idée, dissipa un peu l’inquiétude qui s’accrochait à elle comme la brume s’accroche aux montagnes avant que le soleil ne la dissolve. Elle s’accouda au rebord et contempla les champs du monastère qui s’étendaient en dessous. Combien de temps passa-t-elle là, les yeux dans le vague, à comparer les chemins qui sillonnaient le paysage sous ses yeux à ceux de sa petite vie ? Sans doute pas plus d’une demi-heure, mais cette rêverie lui parut interminable. L’arrivée de Mathis la fit sursauter.
- Rrrahh, je suis le tueur sanguinaire ! se moqua le novice.
- Très drôle, gros malin. Si tu étais vraiment le tueur, je t’aurais déjà égorgé !
- Tu n’oserais pas ! protesta Mathis d’un air exagérément choqué.
- Bien sûr que si. Et je te parie ce que tu veux que celui qui se montrera tout à l’heure, quel qu’il soit, repartira avec un petit souvenir sanguinolent, même s’il réussit à nous échapper !
- C’est vrai qu’on forme une fine équipe : un novice et une éclopée !
- Tu sais ce qu’elle te dit, l’éclopée ? rétorqua Ysombre avec un large sourire.
Rire leur permettait de relâcher un peu la pression qui pesait sur eux depuis le matin. Quand la cloche qui annonçait le repas des hôtes retentit, les deux conspirateurs échangèrent un regard grave. Ils se fixèrent une seconde, en silence, se promettant mutuellement d’être prudent, puis se dissimulèrent soigneusement derrière les pans de mur. S’ils avaient bien raisonné, le tueur devrait épier les religieux pour trouver le bon moment, et comme François avait pour consigne de ne pas se cacher pour rejoindre son poste, il finirait par tomber dans le piège. Alors commença le moment le plus éprouvant : l’attente. Ysombre, habituée, se força à rester immobile, mais son ami ne tenait pas en place. Elle leva les yeux au ciel, mi-moqueuse mi- inquiète. Quand, après un temps qui leur parut interminable, des pas firent grincer l’échelle, tous deux retinrent leur respiration.
« Ça commence, songea Pas-de-lune. J’espère que je ne me suis pas rouillée. La vie de François dépend de moi. »
Le bibliothécaire apparut dans son champ de vision. Avec un parfait naturel, il s’accouda à la rambarde, imitant sans le savoir les gestes d’Ysombre un peu auparavant. Elle garda les yeux fixés sur lui jusqu’à ce qu’une ombre apparaisse de l’autre côté. Tous les muscles de la voleuse se tendirent. Une haute silhouette s’avança derrière le moine, à pas discrets, visiblement animé de mauvaises intentions. Il crevait les yeux qu’il voulait passer inaperçu. Au moment où il se retrouva juste derrière François, Pas-de-lune s’élança en poussant un cri sauvage.
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