12. Gibier de potence
L'achat du poignard effectué ainsi que la commande de nouvelles chaînes pour son arme fétiche, elle se mit en quête d'un apothicaire afin de soigner son épaule, et la toux rauque de Géraud qui l'inquiétait. Elle poussa la porte d'une herboristerie cossue où un homme sec l'accueillit avec froideur.
- Madame.
- Écorce de saule et cassis. Vous auriez du tilleul ?
- Vous semblez vous y connaître, ma p'tite dame. Pas conseillée, pour une femme...
- Je me fiche de tes conseils, corbeau puant ! Ce sont mes affaires et je te conseille de ne pas t'en mêler, vu ?
Une lame argentée avait jailli et cloué la capuche de l'apothicaire au mur. Celui-ci balbutia :
- Euh, oui... Bien sûr. Je ne voulais pas vous offenser, mademoiselle.
- Je te le souhaite. Aurais-tu l'obligeance de me rendre ma lame ?
D'une main tremblante, il détacha du mur le pendentif et le lui tendit. Elle le raccrocha à son cou d'un geste assuré.
- Bon, et cette commande ?
- Tout de suite !
Il fila et revint les mains remplies de pots. Elle choisit les herbes avec un soin expert et quitta l'officine avec un sourire. Le cassis pour appliquer sur la plaie, l'écorce contre la douleur et du tilleul pour la toux de Géraud. Elle se souvenait bien des leçons de Bleunwenn. Elle rejoignit Mystère, dont elle fit changer les fers à côté, à l'échoppe du maréchal-ferrant. Puis elle se mit en quête de l'auberge de son père. Elle constata que les visages s'éclairaient en parlant de Géraud, puis les doigts se tendaient toutes dans la même direction. Elle demanda à un commis une place pour Mystère dans l'écurie, puis entra dans la salle commune de l'auberge d'un pas assuré.
Son père adoptif se tenait derrière le comptoir du fond, dirigeant avec des gestes de chef d'orchestre une armée de marmitons empressés. Il portait un tablier sale et un torchon gras passé à sa ceinture, mais lorsqu'il vit approcher sa fille adoptive, son sourire éclaira toute la salle. Il ouvrit largement ses bras.
- Ma belle !
Il l'observa tendrement pendant qu'elle traversait la salle en louvoyant entre les tables. Elle avait un peu grandi en trois ans. Une taille moyenne, fine et souple, des mains solides, un visage fin, mais pas doux, durci et tanné par la vie, ces yeux noirs si profonds et si ardents, de longs cheveux châtains volumineux qui descendaient jusqu'à mi- dos. Elle portait encore une chemise masculine blanchâtre sous un corset souple noir, non serré, de longues jambières lacées et des bottes. Elle souriait, se glissait entre les tables avec agilité. Sa gaine de poignard lui battait les hanches, elle s'empressa de la dissimuler dans ses jambières. Le cuisinier la convia dans sa cuisine.
- Viens manger à l'écart, on sera tranquilles.
Il pénétra dans la pièce odorante et peuplée, chassant tous les commis de cuisine d'un mouvement de son torchon comme une nuée de moustiques. Puis il se laissa tomber sur une chaise qui craqua sous son poids. Ysombre retint un sourire et l'imita.
- Alors princesse, qu'est-ce que je te sers ? Un bol de soupe ?
- Volontiers.
Le bol atterrit devant elle en un claquement de doigts.
- Quoi de neuf ? demanda le cuisinier.
- Je me débrouille. La Bâtie m'a rapporté quelques belles pièces. Au fait, tu ne saurais pas à qui je peux revendre un Livre d'Heures ?
- Le bouquiniste de la rue des Halles. Il n'a pas de scrupules et fournit souvent la noblesse. Mais à part ça ?
- Je... Géraud, je te jure que ça va bien. Le prévôt n'a aucune trace de moi. Il ne me connaît que sous le nom de Pas-de-lune, et si personne ne m'appelle comme ça, j'aurais le temps de prendre le large.
- Comment faut-il t'appeler ?
- Ysombre.
- Drôle de nom. Ça te va comme un gant.
- C'est mon prénom.
- Tu sais lire, maintenant ? se moqua le cuisinier, mi- impressionné mi- incrédule.
- C'est vrai que tu ne sais pas tout...
Elle hésita. Passer un marché avec un noble était très mal vu dans le monde de la cambriole. Son père adoptif ne la féliciterait sans doute pas. Mais elle ne pouvait pas lui cacher quelque chose d'aussi crucial. Elle colla ses mains au bol fumant pour les réchauffer.
- J'ai passé un marché avec d'Urfé, alors que je l'avais sur mon poignard. Il m'a lu mon prénom, sur ce foutu médaillon, et je devais retrouver un calice précieux et sacré en échange de son aide pour retrouver Renart.
- Ne le prends pas mal, ma chérie, mais s'il avait voulu te retrouver, ce serait déjà fait, connaissant Renart...
- Je lui ai promis qu'on se reverrait un jour. C'est à moi de le trouver.
L'éclair dans les yeux noirs incita Géraud au silence. Sa princesse avait pris pas mal d'autorité.
- En bref, j'ai failli refuser quand j'ai reçu cette flèche. Je l'ai pris pour un traître, et je me suis cachée au prieuré de Montverdun. Le lendemain, il y avait une lettre de lui, pleine d'excuses et qui me donnait un rendez-vous à Limoges, à vêpres, pendant un mois. Je suis restée au prieuré trois semaines, le temps de me remettre, me battant au passage avec un moine meurtrier fou qui trucidait tous ceux qui connaissaient mon identité et m'avaient laissée m'installer dans le monastère. C'était un fanatique qui voyait cela comme une trahison. Mais grâce à l'aide de Mathis, on a réussi à l'arrêter. J'ai élaboré un piège, je l'ai blessé au mollet, ce qui nous a permis de l'identifier et je l'ai tué en me battant avec lui dans la chapelle. Il m'a surprise en train de fouiller la sacristie pour retrouver le calice que je leur avais vendu. Mais au passage, la chapelle a brûlé. Mathis a failli rester piégé dans les flammes. Après l'avoir sorti de là, je me suis enfuie. Mon épaule allait un peu mieux, mais j'étais blessée par mon combat et crevée. Mon campement, que j'avais installé dans la forêt, était complètement foutu en l'air. J'ai dormi à l'auberge du village, Charles-Emmanuel m'avait laissé une bourse.
- Charles-Emmanuel ?
- D'Urfé. Géraud, ce n'était pas prudent, je sais, mais je crois que je peux y aller, ne serait-ce que pour vérifier. Je suis assez futée pour lui échapper, tu le sais. Je me suis améliorée en trois ans. Crois-moi.
- Oh, je n'ai aucun doute à ce sujet, ma jolie. Seulement...
Il se plia en une nouvelle quinte de toux. Pas-de-lune lâcha sa soupe et bondit vers lui.
- Géraud ! Tout va bien ?
- Oui, oui...
- Je vais te faire une tisane. Ça te fera du bien.
Elle posa une marmite d'eau sur le fourneau.
- Tu tousses comme ça depuis longtemps ?
- Deux semaines... Mais continue. Tes blessures ?
- Soignées par un rebouteux. Je te jure que ça va, tu peux vérifier. C'est ton état qui m'inquiète. Tu as vu un médecin ?
- Tu rigoles ? Les médecins tuent plus que les maladies, de nos jours...
Ysombre sourit. L'esprit de son père adoptif n'avait pas changé. Elle jeta dans l'eau des feuilles de tilleul et posa le récipient sur la table.
- Là, reste au chaud et bois ça.
- Merci.
Elle se rassit et proposa une tasse au cuisinier.
- Tu ne saurais pas où se cache Bleunwenn, par hasard ? Elle pourrait te soigner, tu sais. Pourquoi tu ne lui as pas demandé ?
Géraud leva vers sa princesse un regard douloureux.
- Bleunwenn...
- Ne me dis pas que tu ne l'a pas revue ?
- Ma jolie... Bleunwenn...
- Quoi ? Il lui est arrivé quelque chose ?
Sa voix vibrait d'inquiétude, qu'elle luttait pour contenir.
- Ma chérie, tu sais que Bleunwenn a continué son boulot. Elle se faisait passer pour une servante, piquait des objets, de la nourriture...
- Se faisait ? Piquait ?
- Écoute... A force de rester dans la même ville, on commençait à se méfier d'elle. Elle est venue me voir pour que je l'aide à fuir. J'ai accepté. Elle n'est jamais venue au rendez-vous que je lui avais fixé.
- Elle avait fui seule ?
- Non... Le prévôt l'a arrêtée avant. Elle était voleuse récidiviste...
Il arrachait chaque mot de sa bouche avec difficulté. Ysombre ne voulait pas entendre la prochaine phrase. Elle avait envie de retenir les mots en l'air avant qu'ils n'atteignent son oreille.
- Ysombre, Bleunwenn est morte il y quatre mois, pendue sur la grande place.
La voleuse cessa de respirer.
La pluie tapait aux carreaux. Géraud regardait par la fenêtre. Une de ses serveuses vint lui tapoter sur l'épaule.
- Ça va, monsieur ? On a un souci, un des tonneaux de vin est percé.
- Oui, j'arrive...
Il suivait des yeux une silhouette mince et sombre qui s'éloignait dans la rue malgré l'orage, le dos courbé. Ysombre se pressait vers la place. Elle devait récupérer les chaînes qu'elle avait commandées. Cela aurait pu attendre un autre jour, mais elle voulait sortir. Même la pluie lui paraissait bienfaisante. Personne ne pouvait ainsi la croiser dans la rue. L'eau roulait dans le caniveau. Elle suivit des yeux une feuille qui naviguait sur le flot mouvant. Un éclair illumina brièvement les façades des maisons. Elle pressa le pas. Sous la lumière intermittente et la pluie battante, elle avait un peu de mal à retrouver son chemin. La nuit passée chez Géraud avait été une épreuve. Elle agita la tête, décrochant quelques gouttes de pluie du rebord de sa capuche. Une rue lui parut familière, elle s'y engagea et atteignit enfin la place de la basilique. L'échafaud des pendus se dressait là. Elle n'y jeta pas un regard. Le forgeron tenait boutique de l'autre côté de la place. Elle repoussa sa capuche en entrant.
- Ma commande est prête ?
- Un instant, grommela-t-il en se retournant vers son établi. Mlle... ?
- Alune, répondit-elle, les yeux fixés sur les flaques.
C'était le nom qu'elle avait donné au prieuré de Montverdun.
- Ah, oui, la chaîne... Pas facile, ça. Voilà...
Il lui présenta une longue chaîne de métal neuf, scindée en trois à l'extrémité, munie de trois cages de la taille d'un œuf avec des barreaux couverts de pointes. L'autre bout comprenait une poignée cylindrique. La voleuse la prit avec douceur, retrouvant avec bonheur la sensation familière et le poids de la chaîne lestée. Son arme favorite. Elle esquissa quelques mouvements, ravie de retrouver son contrôle et son habileté.
- Hé, attention avec ça ! C'est dangereux !
- Croyez-moi, si je ne veux pas qu'elle vous touche, elle ne vous touchera pas. Tenez.
Elle rangea les bolas dans son dos, les croisant comme elle avait l'habitude de le faire. Il lui tendit la seconde, qu'elle rangea de la même manière. Puis elle tira de sa poche quelques pièces qu'elle lança. Le forgeron les rattrapa habilement et les fit sauter avec satisfaction.
- Merci encore !
- Merci à vous !
Elle remit sa cape par-dessus les chaînes, replaça sa capuche et plongea sous la pluie. La vision cauchemardesque de l'échafaud s'imposa encore à elle. Elle ferma les yeux, secoua la tête. Finalement, elle releva ses yeux noirs brillants vers les corps décharnés qui pendaient. Lequel avait appartenu à sa mère adoptive, la seule qu’elle n’eut jamais connue ? Elle revit le visage de La Bijoutière, durci par une rude vie, ses épaules solides, sa protection constante. La douceur maternelle qui se cachait sous son apparente insensibilité, l'humour visible dans ses yeux quand elle proférait ses chères ribambelles de jurons, aussi virulents que ceux de ses compatriotes. Elle tenait tête aux pires brutes de la bande à Casse-bras, avec l'autorité d'une rude paysanne.
Ysombre chercha sur les corps un indice, un signe, un petit quelque chose... comment reconnaître sa mère adoptive dans l’un de ces cadavres creusés, noircis, désarticulés ? Il n’y avait plus de chair, à peine une peau en lambeaux qui semblait adhérer aux os, luisante et raide. Plus d’yeux non plus, sans doute gobés par les larges oiseaux noirs qui, loin de se laisser intimider par la pluie, tournoyaient au-dessus du gibet. Les orbites vides la dévisageaient, les mâchoires édentées claquaient, encombrées de mots remontés du royaume des morts qui s’adressaient à la voleuse. Elle ne détourna pas le regard. Quelques os manquaient par-ci par-là, un crâne, une côte, un fémur... Ils gisaient entassés au pied de l’estrade. Le vent secouait les morts en une gigue macabre qui décrocha encore quelques tibias. Certains cadavres portaient encore des lambeaux de tissu, des chaussures, d’autres se réduisaient à des squelettes incomplets. Le plus récent, visiblement, une fillette d’environ douze ans, au visage bleu et cheveux bruns emmêlés, se balançait dans l’orage. Un corbeau, posé au-dessus d’elle, criait et penchait sa tête d’un air interrogatif, comme s’il hésitait à la picorer.
Ysombre parcourut du regard la sinistre rangée. Un détail retint son attention. Un éclair brillant parmi les os tombés. Elle surmonta sa répugnance et grimpa sur les planches mouillées et glissantes, fouilla parmi les os, dérangeant les tas dans un cliquètement semblable à celui de morceaux de bois. Elle reconnut, sans avoir besoin de le saisir pour l’examiner, le couteau à lancer à manche court que la Bijoutière tenait caché dans son corsage pour se défendre. Elle leva les yeux. Le corps féminin, à peine reconnaissable, lavé par les pluies, qui pendait au-dessus d’elle était donc celui de Bleunwenn. Cette fois, elle laissa couler ses larmes qui allèrent rejoindre les gouttes de pluie dans le caniveau.
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