15. Le retour du sang
Le lendemain, elle aida Imaginus à recopier certaines de ses notes, des observations. Il gardait l’œil vissé à son microscope, parfois lançait un chiffre ou une phrase qu'elle recopiait scrupuleusement. Ensuite il dessinait ce qu'il venait de voir d'un trait sûr et souvent, emporté par son lyrisme scientifique, il lui expliquait quelle découverte magnifique il venait de faire ou de confirmer. Elle l'écoutait avec un demi-sourire amusé. Durant la nuit, il lui avait même fait faire un peu d'astronomie. Elle avait noté des chiffres sur la trajectoire de Jupiter. Il lui avait montré les cratères de la lune au télescope. Elle était restée admirative et surprise devant la beauté de cet astre dont elle portait le nom. C'était la première fois qu'elle la voyait d'aussi près. Aujourd'hui, elle passait de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Hier, un peu avant de rentrer, elle était passée chez le receleur dont lui avait parlé Géraud, après le pont. Un homme méprisable, mais efficace. Il trottinait partout dans la salle avec des petits gestes fébriles. Sa bourse était nettement plus renflée que la veille. Elle se sentait enfin un peu détendue. Peut-être prenait-elle peur pour rien. Elle était trop pessimiste.
C'est alors qu'un coup à la porte la fit sursauter. Le professeur leva la tête avec irritation.
- Ne vous en faites pas, j'y vais.
La porte s'ouvrit sur un gamin qui devait avoir dix ans.
- Un message pour vous, m’âme.
- Qui es-tu ?
- Vous êtes bien la dame d'ombre qui marche dans la lune ?
- Euh... Oui.
- C'est de la part de Moustique.
- Ah. Attends-moi dehors, j'arrive.
Obéissant, le gamin referma la porte.
- Je peux vous laisser une minute, professeur ?
- Bien sûr, s'il s'agit d'une information importante.
Il cligna de l’œil. Elle s'éclipsa comme la lune dans son télescope.
- Alors ? Qu'est-ce que ce cher Moustique a encore pour moi ?
- Vous êtes en danger. On veut vous faire un procès, à vous et au docteur là-haut. On dit que vous êtes des sorciers. Et le receleur du pont a été pris. Ils l’ont torturé et il vous a nommée parmi ses fournisseurs. Faut que vous quittiez la ville.
Ysombre se figea.
- Merci, petit.
- La Bricole, m'âme.
- Merci, La Bricole. Je vais y réfléchir. Cette canaille de Moustique a sans doute raison. Dis-lui ça de ma part...
Elle rattacha ses cheveux que le vent rabattait sur son visage. Elle réfléchissait.
- Pas tout de suite. Dis-lui que je quitterai la ville dès que mes affaires seront terminées, pas avant. Et dis-lui aussi merci. Tu as compris ?
Il hocha la tête et s'en alla. Il fallait qu’elle avertisse Géraud.
Pas-de-lune se rendit dans la salle de l'auberge. Géraud n'y était pas. Elle apostropha Anne-Cécile qui protesta de son ignorance. Intriguée, elle se rendit dans la cuisine où, à son grand désarroi, nul aubergiste n’orchestrait la nuée de marmitons. Elle se renseigna, personne ne put la rassurer. Géraud avait disparu. Elle descendit à la cave, explora toutes les chambres des clients. Aucun ne savait où était passé l’hôtelier. La panique la gagnait. Elle sortit de l’auberge en courant, fouilla du regard la place devant elle. Trois gamins qui ne devaient pas avoir plus de dix ans s’agrippèrent à elle pour mendier une piécette ou une miette de pain. Elle ne les vit même pas. Aucun visage connu.
- Géraud !
Elle avait voulu crier, seule une plainte sourde sortit de sa gorge nouée par l’inquiétude. Le mendiant adulte assis contre le mur du Cochon Dansant l’apostropha en rappelant à lui les enfants miséreux qui étaient sans doute ses sous-fifres.
- Vous cherchez le patron ? Je l’ai vu partir vers le cimetière, tout à l’heure.
- Seul ?
- Non, avec une demoiselle. Ça fera deux deniers.
- Même pas en rêve ! Mais dites, vous connaissez un nouveau qui s’appellerait Moustique ?
- Sûr. Il exerce au vieux marché. Pourquoi ?
- Il va bien ? Il est fiable ?
- Posez des drôles de questions, vous. Je ne sais pas s’il est fiable, mais il se débrouille drôlement bien pour un nouveau. Je n’ai jamais fait appel à lui, mais il est plus malin qu’il n’y paraît, d’après mes contacts. Vous auriez besoin de lui ?
- Possible. Avertis-le. Dis-lui : la dame de l’ombre qui marche dans la lune.
Il siffla.
- C’est pas urgent, j’espère, mais ce sera fait.
- Combien ?
- Toujours deux deniers, ma belle.
Elle régla et se dirigea vers le cimetière.
Pourquoi donc Géraud s'y était-il rendu? Elle déambula entre les tombes, satisfaite de parvenir à déchiffrer les épitaphes gravées, sauf celles en latin bien entendu. Elle fouilla les allées du regard, sans oser appeler, de peur peut-être qu'un mort ne réponde. Son père adoptif ne se montrait pas. Une femme en robe de servante quitta le cimetière d'un pas froufroutant qui la fit se retourner. Maintenant le sépulcre était entièrement désert. Elle jura à mi-voix, perplexe, et se retourna vers la grille. Avant qu'elle ne l’ait franchie, deux corbeaux larges comme des rapaces passèrent au-dessus de sa tête en criaillant. Elle n'aimait pas énormément ces mangeurs de cadavres, mais elle savait rendre hommage à leur intelligence. Elle se retourna pour voir ce qui les attirait.
Un cortège funéraire entrait dans les hauts murs. Un cortège très réduit: un curé à la mine désapprobatrice, Mathilde, une des filles du Cochon Dansant, et Géraud. Moustique venait derrière, visiblement incognito. Ysombre se jeta derrière un monument richement orné en reconnaissant dans le religieux le prêtre qui avait menacé Imaginus la veille. Il ne fallait pas qu'il la voie. Pendant ce temps, ses pensées turbinaient à plein régime. Que faisait Géraud ici avec un enterrement? Qui mettait-on en terre? Pourquoi ne l'avait-il pas prévenue? Et Moustique, que faisait-il là? Se connaissaient-ils? Pourquoi si peu de monde et pourquoi le curé semblait-il si contrarié? Elle se plaqua au marbre froid pour entendre le discours. Il n'y en eut aucun, hormis les prières habituelles. Le mort ne devait pas être très bien considéré pour qu'il y ait si peu de monde et qu'on l'enterre ainsi, dans une fosse commune. Elle risqua un œil derrière sa cachette. Le prêtre lui tournait le dos. Mathilde paraissait recueillie mais pas franchement touchée. Sans doute ne connaissait-elle pas le défunt et se contentait-elle d'accompagner son patron. Géraud avait les yeux fermés et elle crut bien voir une larme glisser sur la joue de son père adoptif, aussitôt happée par sa langue rouge. Quelle mort pouvait bien faire pleurer l'ex-bandit ?
Seul Moustique remarqua sa présence et lui adressa un clin d'œil discret. Elle entendit Géraud prendre la parole avec une voix cassée:
- Merci mon père, nous n'oublierons pas votre geste... Elle méritait une sépulture.
- Je n'ai fait qu'appliquer le devoir sacré de charité chrétienne, dit-il les lèvres pincées.
- Certes, certes...
Le religieux disparut. Ysombre hésita un moment et sortit de sa cachette improvisée. Moustique avança vers elle avec un air joyeux qui sonnait faux.
- Bien le bonjour !
Alors que Géraud la fixait d'un air ahuri, le mendiant entraîna Pas-de-lune dans un recoin du cimetière.
- C'est très sérieux ce que je t'ai dit. Tu ne dois pas rester ici.
- Je t'ai déjà répondu.
- Tu...
- Moustique ! Géraud est malade, toi qui est si observateur d'ordinaire. Il faut que je m'occupe de lui.
- Cette toux sanglante est de mauvais augure, je te l'accorde, mais tu devrais penser à t'occuper de toi d'abord. Ils parlent de te pendre !
- Ils parlent... Eh bien qu'ils parlent ! Ils n’auront pas Pas-de-lune. Je ne compte pas accompagner ma mère adoptive dans la mort. A propos, on enterre qui ?
Le manchot ouvrit un œil étonné.
- Géraud ne te l'a pas dit ? C'est justement Bleunwenn, l'ancienne voleuse bretonne.
- Quoi?!
- Géraud a obtenu qu'on enterre son corps au lieu de le laisser exposé jusqu'à décomposition totale comme on le fait d'habitude.
- Pourquoi ne m'a-t-il pas avertie ?
- Ça, Ysombre aux Pas-de-lune, je l'ignore.
- Il va m'entendre !
Elle planta là Moustique et tomba sur son père comme un oiseau de proie.
- Tu ne m'as rien dit ! Heureusement que le mendiant devant la porte t'avait vu partir ! Non mais tu imagines comme je me suis inquiétée ? Tu avais disparu, et là je te retrouve à l'enterrement clandestin ou presque de ma mère ! Tu ne crois pas que tu me dois certaines explications ?
- Doucement ma princesse, calme-toi, je vais t'expliquer. Cela fait deux mois que je plaide pour que ma Bleunwenn ait une sépulture décente. Je n'allais pas te donner de faux espoirs, il ne m'a répondu qu'hier. Je ne t'ai pas avertie car tu n'aurais pas pu t'empêcher de venir, et je savais aussi que le seul prêtre qui a accepté de célébrer l'enterrement avait eu une altercation avec toi. Connaissant ton sale caractère...
- Hé ! protesta la voleuse.
- ...tu ne pouvais pas manquer de transformer cette cérémonie en incident diplomatique. Mais ne m'en veux pas, je serai aussitôt allé te chercher pour te montrer l'endroit.
- Mouais, grommela Ysombre, pour cette fois.
- Pardieu, j'espère bien qu'il n'y en aura pas d'autres !
Elle leva vers lui des yeux vengeurs.
- Il n’empêche que j’ai eu peur pour toi. Tu ne devrais pas rester dehors par cette température.
- Bleunwenn aurait su me soigner.
Ce n’était qu’un accès de tristesse lié à l’enterrement, pourtant Ysombre reçut ces mots comme une gifle. Elle prit le bras de son père adoptif et l’entraîna vers l’auberge, retenant ses larmes et jetant un regard lourd de sens à Moustique resté sur place.
Elle chercha à réconforter Géraud, complètement anéanti par l’enterrement de Bleunwenn, et lui prépara une infusion de tilleul et camomille. Elle-même se sentait brisée, fragile, comme si la moindre pichenette pouvait la faire tomber. Il aurait suffi d’un mot pour la faire éclater en sanglots. Mais elle avait appris à ne rien montrer, aussi resta-t-elle de marbre devant Bénédicte qui lui proposa une collation.
- Oui, merci. Et amène quelque chose de chaud pour Géraud, s’il te plaît.
- Pas de souci ma poulette, répondit la grande Bénédicte en rabattant les larges jupons pour franchir la porte.
Géraud toussait d’une façon affreuse. Ysombre avait mal à la gorge rien qu’en entendant le son de sa respiration. Il s’étouffait presque. Elle ne pouvait rien faire. Soudain, elle vit avec horreur les taches de sang sur la table et la main de son père.
- Géraud ! Tu craches du sang !
Il ne pouvait pas lui répondre, sa bouche était complètement obstruée. Elle posa vivement une bassine devant lui et frappa dans son dos avec insistance. Il crachait des caillots de sang. Puis elle lui apporta un gobelet d’eau, sans cesser de répéter :
- Calme-toi, ça va aller. Ça va aller.
Ysombre savait qu’elle tentait surtout de s’en convaincre elle-même. Elle se souvint des mots «toux sanglante» utilisés par Moustique tout à l’heure, auxquels elle n’avait pas vraiment fait attention sur le moment. Elle observait Géraud pour tenter de déterminer ce qui lui arrivait. Il paraissait si faible, lui qu’elle avait toujours connu solide comme le roc, et il avait maigri. Il transpirait abondamment, Ses mains tremblaient et son front dégageait une intense chaleur. Cela ne ressemblait pas à un empoisonnement, sa première crainte. Par contre, elle pensa aussitôt à une maladie qui la terrifiait : la tuberculose. Elle avait vu des hommes robustes emportés en quelques jours. Elle ne connaissait pas de traitement. Si seulement Bleunwenn était là !
Elle laissa son père adoptif aux bons soins de Bénédicte, qui rameuta du même coup tout le personnel de l’auberge, Claire, Anne-Cécile et Mathilde. La jeune voleuse, épuisée mentalement, s’acheminait à pas lents vers sa chambre quand Imaginus jaillit de sa chambre devant elle, provoquant un mouvement de défense réflexe dont il ne se rendit même pas compte.
- Ysombre ! Vous avez disparu pendant plus d’une heure !
- Je… Je suis désolée, professeur. J’étais à l’enterrement de ma… mère.
- Oh…
Le professeur s’était aussitôt calmé. Il replia ses lunettes de ce geste sec qui lui était familier.
- Navré, vraiment.
- Merci. Vous vouliez ?
- Je ne vous demanderais pas de continuer le travail aujourd’hui, mais pour demain, accepteriez-vous de venir m’assister pour une dissection ? L’Église m’a autorisé, exceptionnellement, à autopsier un corps de pendue. Vous viendrez ?
Le cœur de Pas-de-lune rata un battement. Ce n’était pas que le sang ou la vue des organes l’effrayât particulièrement, mais le souvenir de la pendaison de Bleunwenn restait trop présent. Elle ne put s’empêcher de voir l’image jaillir dans son esprit.
- Non. Il faudra vous passer de moi.
- Alors pourriez-vous m’accompagner au château de Chaumont ? Je dois y consulter certains ouvrages fort rares que le propriétaire, une vieille connaissance, m’autorise à utiliser. Mes yeux n’y voient plus assez clair pour déchiffrer ces petits caractères…
- Bien sûr, professeur. Nous partirons quand ?
- Tôt dans la matinée. Le château est assez éloigné. Vous avez une monture, j’imagine ?
- La meilleure.
- Très bien. A demain, donc !
- Oui.
Elle ne se sentait pas la force d’en dire plus. Elle marcha d’un pas d’automate jusqu’à sa chambre où elle s’écroula, la tête vide et la gorge pleine de larmes.
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