20. Leçon de courtoisie
Elle se réveilla en sursaut et se dressa sur son lit. Il faisait nuit noire. Pas-de-lune était trempée de sueur. Elle parcourut l’ombre du regard. Elle ne savait pas ce qui l’avait réveillée. Le silence régnait, hormis les ronflements de quelques dormeurs. Elle s’allongea, mais ses yeux restèrent écarquillés à fixer le noir du plafond. Elle n’arrivait pas à les fermer. Il fallait qu’elle parle. Mais pas ici.
Elle se leva lentement, en silence, se drapa dans le drap léger qui la recouvrait et prit son poignard sur la table de nuit. Sécurité toujours. Après ce qui s’était passé, on pouvait comprendre qu’elle soit méfiante. Après tout, sans doute les sbires de Paul de Sardiny la poursuivaient-ils déjà. Une fois dans le couloir, elle alluma une chandelle et se dirigea vers les écuries. Elle avait une allure étrange, les plis du drap blanc retombant autour d’elle, une chandelle et un poignard à la main. On aurait dit un spectre vengeur.
Elle poussa dans un grincement la porte de l’écurie. Mystère renâcla doucement quand elle ouvrit sa stalle. Il était couché au sol sur un flanc, et la regardait de ses yeux chauds.
- Mon beau, chuchota-t-elle. Je n’ai plus que toi au monde.
Elle posa sa chandelle sur un tabouret et passa une main sous la crinière de son coursier.
- Tu comprends, j’ai cru, je me suis raconté des histoires, tout le long. Je pensais qu’il allait survivre. On ne lutte pas avec la tuberculose. J’aurais dû être là plus souvent… Bleunwenn aurait su le guérir. Pourquoi est-elle morte aussi ? C’est impossible…Bleunwenn…
Elle enfouit son visage dans l’encolure musclée de son cheval et pleura. Un mot jamais utilisé remonta de sa gorge et se fraya un chemin entre les sanglots :
- Maman…
Elle crispa ses mains sur les crins noirs et rêches.
- Maintenant, il n’y a plus rien entre moi et la mort. Le jour où je mourrais, il n’y aura personne pour pleurer, personne pour se souvenir. Personne ne saura. Ce jour-là, il n’y aura plus aucune trace de moi. Personne ne se soucie plus de savoir si je vis encore. Même Renart est loin, englouti, disparu, mort, oublié. Lui aussi m’a oubliée. Il n’y a plus que le vide autour de moi. Un cimetière ! Voilà ce que je vais laisser au monde. Ne me lâche pas, Mystère, mon Prince de la Nuit, mon Roi des Ombres. Donne-moi un peu de ta force pour tenir encore debout…
Ce disant, elle glissait lentement vers le sol. Son poignard atterrit dans la paille, à côté d’elle, et elle s’endormit enfin, la tête posée sur le flanc du cheval allongé.
Le ciel commençait à pâlir au-dessus de l’horizon. Un clarté grisâtre envahit le paysage et éclaira doucement une auberge postée en sentinelle sur le col. Un rai de cette lueur pâle se glissa sous la porte, accompagné d’un léger souffle d’air qui fit trembler la mèche d’une bougie éteinte depuis longtemps. Un grand cheval noir aux yeux brillants poussa un soupir qui éveilla la jeune femme couchée sur lui. Elle ouvrit des yeux hagards.
- Mystère, mon grand, c’est déjà le matin ?
L’animal renifla doucement et la poussa avec sa grosse tête. Pas-de-lune protesta doucement, repoussa le nez velouté et se leva toute seule. Elle vit la lumière sous la porte.
- Oh, j’ai bien dormi. Merci mon beau, il faut que je remonte maintenant. Tu imagines, si on me voyait comme ça dans les couloirs !
Elle remonta autour de son corps le drap d’une blancheur douteuse et glissa son arme dans un pli.
- Bonne journée, dit-elle en collant une bise sur le chanfrein de Mystère.
Puis elle détala vers sa chambre. Le drap volait derrière elle à chacun de ses pas. L’aubergiste demanderai sans doute une taxe en plus s’il était sali. Ysombre se claquemura dans le dortoir froid, jeta l’étoffe sur la paillasse et enfila une chemise de toile grossière, ses chausses de voyage et sa large cape qui cachait ses habits indécents pour une femme. Son ventre lui rappela l’absence de petit déjeuner. Alors qu’elle refermait la porte derrière elle, des éclats de voix venus de l’étage supérieur stoppèrent son mouvement. Elle aurait dû se retenir, mais la curiosité l’emporta. Elle gravit les escaliers.
Une jeune femme apostrophait violemment un homme à la forte carrure qui semblait totalement démuni face à elle.
- Je vous jure que je ne voulais pas… Enfin que je… Vous vous trompez, mademoiselle…
- Rendez-la-moi ! Tout de suite !
Elle pointait sur lui un index vengeur. Il balbutia :
- M…Mais je ne l’ai pas ! Je peux même vous aider à la retrouver si vous voulez…
- Menteur ! Je sais que vous l’avez prise ! Je n’ai que ça pour vivre !
Pas-de-lune allait redescendre en les laissant en privé quand l’homme, qui ne l’avait pas vue, perdit soudain son expression impuissante pour saisir la trachée de la demoiselle avec une telle force que le cri qu’elle essaya de jeter s’étouffa dans sa gorge. Elle ouvrit des yeux terrorisés, puis les ferma lorsqu’un poing magistral s’écrasa sur le haut de son crâne.
- Assez ri, ma mignonne, maintenant on va s’expliquer sérieusement.
Il la chargea sur son épaule comme un sac. Mais il n’alla pas plus loin. Ces quelques secondes avaient servi à Pas-de-lune pour dégainer son poignard, se ramasser comme une panthère et bondir. Le kidnappeur ne s’y attendait absolument pas et fut déstabilisé par le poids qui lui tombait sur le dos. Il laissa échapper l’inconnue et s’écroula en émettant un terrible juron. Pas-de-lune grimaça. Elle espérait que la victime ne s’était pas blessée dans la chute. Elle reprit vite ses propres préoccupations. Le gars essaya de l’assommer avec un de ses poings monstrueux, mais elle était suffisamment rapide et petite pour passer sous son coude. Elle ne voulait pas le blesser trop gravement, on ne croirait pas son point de vue plus que le sien et elle risquait d’avoir des ennuis. Il fallait juste qu’elle lui fasse suffisamment peur pour qu’il parte. Elle saisit son bras et le tordit tant qu’elle put, jusqu’à ce que l’inconnu grimace et se retourne sur le ventre. A partir de là, il fut facile à la voleuse de s’appuyer de tout son poids sur les omoplates de l’homme pour l’immobiliser.
- Dégage, déclara-t-elle très calmement, presque avec un sourire. Presque.
Son captif gronda d’une façon étrange, sans doute parce que le poids non négligeable d’Ysombre lui vrillait la cage thoracique.
- Tu n’as pas besoin de répondre. Lève juste une main pour me confirmer que tu partiras dès que je t’aurais relâché. Si tu fais un seul faux mouvement, je t’égorge sans la moindre hésitation. Compris ?
Il leva péniblement une main, puis la laissa retomber. Prudemment, Pas-de-lune se releva, prête à réagir. L’agresseur lui jeta un regard haineux et quitta le couloir d’un pas raide. Ysombre rengaina et se précipita sur la demoiselle. Elle reprenait déjà ses esprits, s’appuyant sur ses coudes. Ysombre lui soutint la nuque.
- Je…Vous êtes ?
- Je m’appelle Ysombre. Vous vous sentez bien ?
- Ça va, je crois. Je suis Éliane, ménestrelle, à votre service.
Éliane était très jolie, de courts cheveux roux taillés en pointe, un corps aussi mince et souple que celui d’un cygne, une peau parfaitement blanche, de splendides yeux verts, un visage fin aux traits doux et pointus comme celui d’un renard, un sourire dévastateur. Son corps parfait était pris dans un corset serré vert et brun qui accentuait sa taille fine tout en dessinant discrètement le profil de sa poitrine harmonieuse. Pas-de-lune aurait presque été jalouse, si elle ne venait pas d’avoir un aperçu des désagréments encourus. Elle aida la ménestrelle à se relever. Elle se tenait toujours la tête, étourdie.
- Que s’est-il passé ?
- Un homme vous enlevait. Je lui ai donné une petite leçon de courtoisie dont il se souviendra.
- Il est parti ?
- Oui, ménestrelle.
- C’est une catastrophe ! Il venait de me voler ma vielle à roue !
- Une vielle ?
Cet instrument qui produisant un son très nuancé coûtait une petite fortune.
- Une jolie pièce, mais je gagnais ma vie avec ça, moi ! Que vais-je devenir ?
- Je suis désolée, je ne savais pas.
- Non, vous avez bien fait.
- Je vais vous aider à la retrouver.
- Hein ? Mais comment…
Pas-de-lune coupa la jeune femme paniquée.
- Il n’a pas pu partir bien loin. Vous le connaissiez ?
- Pas du tout. Il habitait simplement la chambre voisine.
- Ce doit être un professionnel. Vite, aux écuries !
Elle dévala les escaliers sans se préoccuper des questions d’Éliane. Elle devait retrouver cette vielle. Ça devenait la seule chose qu’on attendait d’elle et elle allait le faire. Ysombre déboula dans l’écurie avec tant de violence qu’elle faillit tomber. Les chevaux relevèrent des yeux étonnés. Une porte oscillait et grinçait dans le vide. Il avait filé. La voleuse ferma les yeux et essaya de se représenter l’écurie telle qu’elle l’avait vue dans la nuit pour retrouver le cheval placé là. Un hongre gris foncé, une belle bête. Elle bondit vers Mystère, lui passa une bride. Éliane lui tendit une selle, la sienne. Ysombre la regarda une seconde dans les yeux, prit la selle, la posa sur Mystère et lança l’étalon à travers la porte ouverte en grimpant d’un bond sur son dos.
Le voleur galopait sur le chemin à fond de train. Sa monture ne manquait pas de mérite, mais elle ne rivalisait pas avec Mystère. Seule l’avance qu’il avait prise pouvait encore l’aider à s’échapper. Ysombre se pencha sur l’encolure musclée, murmura quelques mots et talonna le Prince de la Nuit qui accéléra encore. Elle s’apaisa doucement au rythme de l’ondulation de son dos. Elle savait qu’elle allait le rattraper. Il perdait insensiblement du terrain. Elle détailla son chargement dans l’espoir de repérer la vielle, un instrument plutôt volumineux. Elle se reconcentra sur l’allure de Mystère quand il bondit par-dessus une barrière qu’elle n’avait pas aperçue, trop prise dans sa recherche. Elle se trouvait maintenant en plein champ. L’homme avait pris ce chemin en espérant qu’elle ne le suivrait pas. C’était bien mal connaître Pas-de-lune. Elle serra les jambes tandis qu’un immense sourire carnassier fendait son visage. Le premier depuis la mort de son père. Elle se sentait revivre. Elle était un prédateur, c’est pour cela qu’elle était faite, et elle voyait ce fuyard comme une proie. Rapide, peut-être, mais condamnée. Pas-de-lune n’était pas simplement un bandit de grand chemin. Elle avait été formée par un des grands du métier. Elle était une artiste. Une professionnelle.
Elle plaça Mystère juste à côté du hongre gris. Leurs bottes se touchaient presque. Elle ne voyait pas la vielle, mais n’eut pas le temps de s’en inquiéter. Le voleur brandissait une longue dague courbe. Une arme très impressionnante… Et délicate à manier, surtout sur un cheval au galop. Il passa juste au-dessus de la tête d’Ysombre, qui eut à peine le temps d’avoir peur. Elle se pencha, dégaina et trancha d’un seul mouvement la sangle de la selle. Il suffisait à présent d’une secousse pour que cet imbécile se retrouve par terre. Elle éloigna sa monture de quelques pas, la fit tournoyer sur le pré, puis revenir droit sur l’homme. Dans un mouvement de panique, il essaya de faire tourner court à son hongre… Et s’étala sur l’herbe. Pas-de-lune passa au-dessus de lui et se dépêcha de sauter à terre avant qu’il ait eu le temps de se relever.
- T’as failli m’avoir, mon gros. Heureusement que la demoiselle a plus de présence d’esprit que toi. Tu veux bien me rendre cette vielle ? Je suis obligée de te le demander gentiment, mais ne te méprends surtout pas, c’est à cause de la dague que tu tiens dans la main droite…
D’un coup de pied, elle fit sauter l’arme.
- Oups ! Je crois que tu n’en as plus… Je peux laisser tomber la politesse alors. Où est la vielle ?
Elle posa un pied sur son torse et appuya de tout son poids. L’homme grogna mais apparemment, il était bâti pour résister à ce genre de pression. Il commençait à reconnaître le haut et le bas.
- Sorcière !
- Oh, pas de ça avec moi. Les insultes te feront seulement perdre du temps et à moi aussi. Or le temps, c’est de l’argent…
Elle souriait. Son sens de l’humour revenait à vue d’œil.
- Ce n’est pas une fille qui va me faire peur, et encore moins me prendre mon butin ! Dégage !
Ysombre appuya encore un peu plus sur le thorax musclé.
- Ce n’est pas d’être une fille qui va m’empêcher de vider tes poumons ni de de découper un peu si tu me balades.
A l’appui de ses dires, elle sortit son poignard neuf, fraîchement aiguisé, et s’arrangea pour faire jouer la lumière dessus. Elle aperçut un éclair d’hésitation dans le regard de son captif et décida d’en profiter.
- On m’écoute, maintenant, n’est-ce pas ? J’ai une proposition pour toi. Tu me rends cette vielle à roue, et je te laisse filer. Je ne devrais pas étant donné les mauvaises intentions que tu avais sûrement pour Éliane, mais je suis dans un bon jour. Si j’étais toi, j’en profiterais… Ou alors tu t’entêtes, je m’énerve, tu repars avec quelques vilaines balafres, voire tu ne repars pas du tout, je retrouve la vielle, où que tu l’aie cachée… On arrive au même résultat, avec plus de désagréments pour toi.
Il s’apprêtait à lancer une réplique, mais ferma brusquement la bouche.
- Tu es voleuse aussi, non ?
Pas-de-lune ressentit un coup au cœur.
- Je ne connais pas beaucoup de femmes qui se baladent seules, avec un poignard, des chausses et qui savent se battre. Tu es forcément une voleuse. Alors pourquoi ?
- Parce que tu as visé la mauvaise personne, idiot. Vole ceux qui peuvent survivre sans, sinon tu te crées de la concurrence tout seul. Et puis une vielle, sérieusement ! À qui comptes-tu faire croire qu’elle t’appartient ? En plus, je te voyais enlever Éliane, sûrement pas pour discuter de la pluie et du beau temps, hein ? J’aurais dû t’égorger tout de suite, siffla-t-elle entre ses dents.
- Eh là, doucement ! J’accepte le marché ! La vielle est dans mon dos, sous ma cape.
Ysombre étira ses lèvres en un lent sourire.
- Ah, le monsieur est raisonnable. Bouge pas.
Elle se glissa vers lui, déboucla la cape et souleva l’instrument. Il était magnifique, rayé de bois clair et sombre, avec de la marqueterie sur les côtés et une roue délicatement ouvragée. Ysombre siffla.
- Belle pièce. Tu peux filer. Vite, avant que je ne change d’avis.
Le bandit se releva sans la quitter des yeux, encore choqué, puis courut vers son cheval gris qui broutait paisiblement à l’autre bout du champ. Pas-de-lune ne la lâcha pas du regard jusqu’à ce qu’il ait quitté son champ de vision, puis glissa deux doigts dans sa bouche et siffla. Elle n’eut pas à attendre longtemps. Mystère arriva au petit trot, quelques fleurs jaunes pendant de ses lèvres.
- Alors, on n’attend pas sa maîtresse adorée ?
Elle accrocha la vielle dans son dos à l’aide de la sangle qui y était fixée et sauta en selle. Elle rentra au trot, heureuse, enfin, d’avoir réussi quelque chose.
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