18 avril 1619. France, ville de Limoges.

 Sixte, un soleil s'efforçant de réchauffer l'atmosphère sur la place de la cathédrale Saint Étienne. Le pavé fourmillait encore d’une foule pressée. Seul un jeune homme au teint pâle ne bougeait pas. Il se tenait sur les marches du parvis, sous le tympan orné de la cathédrale. Il semblait chercher quelque chose autour de lui. Les cloches de Saint Étienne trouèrent soudain le silence. Charles-Emmanuel d’Urfé sursauta. Il quitta le parvis et jeta des regards inquiets des deux côtés de la place. Visiblement déçu, il baissa la tête et quitta la place. Un ombre le suivit sur les toits de la ville, dans les petites rues, jusqu’à une hôtellerie discrète où il entra. L’ombre esquissa un sourire de loup.

 Il s’agissait évidemment de Pas-de-lune. Elle n’avait toujours pas confiance, elle avait suivi Charles-Emmanuel après avoir constaté que personne ne lui tendait un piège. Elle savait maintenant où il logeait. Il était resté. Elle ne savait pas encore si elle s’en trouvait soulagée ou inquiète. Elle se posta sur le toit qui faisait face à l’hôtellerie, chaleureusement nommée « Le Joyeux Hibou ». Elle vit le jeune noble au visage fatigué entrer dans une chambre, à travers la vitre dépolie, poser son chapeau et son épée sur une chaise, se laisser tomber dessus et enfouir sa tête dans ses mains. Parfait, il l’attendait vraiment. Il était temps qu’elle fasse son entrée. Elle attendit qu’il quitte la chambre pour prendre son repas et se coula dans la rue.

 Quand le jeune Urfé entra, il ne remarqua rien. Il s’installa sur la chaise et sortit de sa manche un parchemin, qu’il lut. Puis sa main se crispa et froissa le minuscule message. Il le jeta dans un coin de la pièce avec un certain désespoir. Ce fut à ce moment-là que Pas-de-lune se laissa tomber de la poutre qui traversait le toit de la chambre. Elle s’était introduite dans la chambre par la fenêtre et s’était perchée sur la poutre, juste sous le plafond. Elle se releva et fit deux pas vers Urfé qui sursauta devant cette apparition. Il avait posé une main sur son épée.

• Par les orteils de sainte Bénédicte !

 La voleuse affichait un sourire sarcastique. Le noble parvint à se reprendre.

• Je ne pensais plus que vous viendriez.

 Elle accentua son sourire qui devint carnassier.

• C’est bien mal me connaître.
• Comment êtes-vous entrée ? Comment m’avez-vous trouvé ?
• Je te suis depuis la place. Je n’ai pas confiance.

 Il baissa la tête.

• Je m’excuse pour cette flèche… Vous avez été gravement blessée ?
• J’ai failli claquer, nobliau !

 La colère dans la voix de Pas-de-lune le fit sursauter. Il ouvrit des yeux choqués.

• Vous voulez dire…mourir ? J’en suis navré. Vraiment. Si j’avais su, je…
• Je m’en tamponne, nobliau. J’ai failli venir ici uniquement pour te faire la peau. Tu remercieras Renart quand tu l’auras trouvé, parce que c’est uniquement grâce à lui que tu es en vie.
• Vous n’avez pas confiance en moi ?
• Absolument pas. Et ça a peu de chance de s’arranger avec le temps.
• Je suis noble !
• Raison de plus, déclara-t-elle calmement en s’asseyant sur le bord du bureau et en croisant les bras.

 Il observa la jeune femme. Ysombre n’était pas belle. Elle était trop maigre, toute sèche, sans aucune de ces rondeurs qui rendent les femmes charmantes. Si son père Géraud l’appelait « ma belle », c’était de la beauté dont tous les pères parent leur fille. Sa poitrine minuscule déformait à peine le tissu de son corset. Ses membres musclés et ses traits durs lui donnaient une allure assez masculine. Un teint hâlé et des mains abîmées proclamaient sa vie spartiate et sa pauvreté. Ses cheveux longs et onduleux auraient pu lui donner un peu d’élégance s’ils n’avaient pas été du châtain le plus banal qui soit. Elle avançait d’une démarche énergique mais sans grâce. Et son style vestimentaire non plus n’avait rien de séduisant : ni dentelles, ni rubans, ni froufrous, aucun ornement, tout entier tourné vers l’efficacité. Pourtant l'intensité que dégageaient son expression, ses yeux infernaux et ses gestes imposaient une telle présence qu’il ne serait venu à personne l’idée de la mépriser. Il ne parvint pas à soutenir son regard d’un noir profond.

 Lui, au contraire, était un jeune homme très séduisant. Des traits fins et réguliers, des yeux brun chaud, une fine moustache, comme dessinée au crayon, des gestes altiers à la grâce recherchée, un corps mince mais solide, une tenue soignée, bleue et argent, qui mettait en valeur sa chevelure noire, volumineuse et lustrée. Ysombre se renfrogna.

• J’ai une piste, pour ton calice.

 Il bondit comme un ressort.

• Vous l’avez trouvé ?
• Non, mais je sais qui l’a. Un rupin, Sardiny.

 Charles-Emmanuel préféra ne pas relever le terme d’argot.

• Paul de Sardiny ?
• Qu’est-ce que tu sais de lui ?
• Il trempe dans toutes les magouilles de Marie de Médicis. Son père a été anobli, il était italien d'origine. Paul est dangereux et habile. Il fera tout pour vous mettre hors d’état de nuire.
• Je sais, il m’a fait poursuivre. Où est-ce qu’on peut le trouver ?
• Il ira sûrement à Angoulême retrouver Maire de Médicis.

 Charles-Emmanuel fixa sur elle ses yeux noisette et un regard grave.

• Avons-nous toujours un accord, Mademoiselle Ysombre ?

 L’extrémité des lèvres de Pas-de-lune se courba légèrement. Elle tendit sa main devant elle.

• Oui, nobliau.

 On était en début de journée. Le soleil brillait et Mystère avançait bien, énergiquement. Charles-Emmanuel menait un peu devant. Il montait un magnifique étalon alezan prénommé Charlemagne, un palefroi de tournoi, qui arquait une encolure puissante. Pas-de-lune observait le jeune d’Urfé. Elle avait plus confiance qu’elle ne le disait et même qu’elle ne se l’avouait. Il avait paru réellement décomposé en apprenant le danger qu’elle avait couru à cause de cette flèche. Elle devait se montrer prudente et décida de n’en rien dire. Par ailleurs, elle avait à réfléchir. La seule indication qu’elle avait situait le calice dans les mains de Sardiny, mais comment Urfé savait-il qu’il se rendait à Angoulême ? Le garderait-il ? Pourquoi l’avait-il acheté aux moines de Montverdun ? Charles-Emmanuel avait parlé du destin du royaume, quel rapport ? Un pays étranger tentait-il de la déstabiliser ?

• Hé, nobliau, qu’est-ce que ton calice a à voir avec la défense du royaume ?

 Elle pressa Mystère pour se retrouver à côté de lui.

• Vous savez sans doute que nous sommes en guerre ?

 Ysombre eut une moue d’indifférence. Elle ne se mêlait pas de politique.

• Notre roi Louis XIII vient d’accéder au pouvoir. Il y a dix ans, lorsque Henri IV a été tué par ce gibier de potence de Ravaillac (qu’il brûle mille fois en enfer !), c’est Marie de Médicis qui a pris la régence. Son fils avait neuf ans et il a été traumatisé par la mort de son père, d’autant que Marie et ses favoris, Concino Concini et son épouse Éléonore Galigaï, lui menaient la vie dure. La reine a toujours préféré son troisième fils Gaston. Mais en 1617, Louis a seize ans et le duc de Luynes, Charles d’Albert, l’approche pour lui proposer un coup d’état. Ils font assassiner Concini en avril et décapiter Éléonore Galigaï en juillet. Marie de Médicis, outrée, quitte Paris et s’installe à Blois. Le nouveau roi commence à gouverner avec les anciens conseillers de son père et Luynes. L’année dernière, le duc s’est rendu compte que la reine conspirait avec les Italiens et a commencé à limiter son champ d’action. Elle s’est retrouvée emprisonnée à Blois. En février, elle s’en est échappée avec la complicité supposée du duc d’Epernon et s’est réfugiée à Angoulême. Luynes, pour éviter la guerre, conseillait au roi de rappeler Armand Jean du Plessis pour négocier. Le traité de paix est tout près d’être signé, il faut l’en convaincre définitivement.
• Et le calice dans tout ça ?
• C’est avec lui qu’ont été sacrés presque tous les rois de France depuis Charlemagne, y compris Louis XIII. C’est lui qui assure leur légitimité. Or il a été volé par un de ses partisans, probablement un sbire de Sardiny. Le fait que vous l'ayez volé a dû bouleverser son plan. Il l'a donc cherché, visiblement retrouvé et compte le lui apporter. Cela affirmerait sa légitimité à elle auprès des seigneurs, et cette popularité la pousserait à se révolter à nouveau. Si elle n’a plus le calice, elle ne rompra pas la paix. Elle ne veut pas se dresser contre son fils, et elle n’aurait presque aucune chance de gagner sans l’appui des grands du royaume.
• Mm…Je vois. Je suis de moins en moins convaincue que je devrais vous aider. Pourquoi Marie de Médicis ne pourrait-elle pas rester au pouvoir ?
• Elle règne sur Angers, Blois et Rouen, c’est bien suffisant. Et puis elle aurait dû laisser le roi régner à partir de sa majorité.
• Parce qu’il est un homme ?

 Il lui jeta un regard étonné.

• Oui, en partie. Mais je ne vous demande pas de m’approuver, juste de tenir votre marché et de m’aider à éviter une guerre et des milliers de morts.
• D’accord, mais ça ne durera pas plus que le temps nécessaire pour tenir ces marchés, clair ?
• Oui, très clair, mademoiselle.
• Mademoiselle ! Je ne suis pas une grande dame, moi ! Est-ce que je t’appelle Monseigneur ? Appelle-moi Ysombre, comme tout le monde, mortecouille !

 Le jeune noble pâlit devant le juron, mais garda son calme.

• Mais… Bien, Mad…Ysombre. Et au fait, quels sont les éléments qui vous ont amenée à penser que c’était Sardiny qui possédait le calice ?
• Ceci…

 Elle tira de son sac à dos en bandoulière le dessin du calice trouvé au château de Chaumont et le tendit à d’Urfé.

• C’est Paul de Sardiny qui l’a dessiné ?
• Je ne sais pas, je l’ai trouvé chez lui. C’est le calice, j’en suis sûre, je le reconnais. Il a dû envoyer la version définitive de ce dessin à la reine afin qu'elle lui confirme qu'il s'agissait du bon calice.
• Oui, je vous crois, je le reconnais aussi.
• Puis il quittait sa carrée, équipé pour un long voyage, et il m’a vue en tenue de voleuse juste avant d’essayer de m’arrêter et de me faire assassiner, ça aide pas. Mais ce qui me l’a confirmé, c’est le témoignage des moines de Montverdun, ceux à qui je l’ai vendu, qui m’ont dit qu’il leur avait acheté. J’avais oublié son nom jusqu’à ce que ce dessin ressurgisse.
• Bon, des pistes sérieuses, donc. Et donc j’imagine qu’il se rend à Angoulême pour apporter le calice à Marie de Médicis et au duc d’Epernon. Il faut qu’on l’arrête.
• On va à Angoulême alors ?
• Si vous avez une meilleure idée…

 Ysombre haussa les épaules, sans le regarder.

• Allons-y, y a pas de raison.

 Charles-Emmanuel soupira et passa une main dans ses cheveux noirs d’encre. Cette coopération s’annonçait mal. Il aurait dû savoir qu’il ne pouvait pas faire confiance à un hors-la-loi. Et voilà qu’il se retrouvait embarqué avec cette… ce gibier de potence, ce laideron délinquant qui n’avait pas hésité à le menacer de mort. Ça promettait ! Il releva la tête. La voleuse le toisait d’un air supérieur qu’il ne supportait pas.

• Quoi ?
• Je m’excuse pour t’avoir tenu sous la menace, à la Bâtie. Il faut bien comprendre que c’était ma survie qui était en jeu. Mais je ne t’ai pas tué, tu vois.

 La surprise coupa le souffle de Charles-Emmanuel comme un coup de poing. Était-elle sérieuse ? Elle ne le regardait pas, ne souriait pas. Il ne trouvait plus ses mots.

• Heu…Merci, enfin, je veux dire, j’accepte vos excuses.

 Elle lui dédia son regard le plus noir.

• Va pas croire qu’on est devenu copains. Je me fiche que tu les acceptes ou pas. C’est juste une question de politesse et de collaboration. C’est tout.

 Il se renfrogna et piqua Charlemagne pour dépasser la voleuse.

• Insupportable, marmonna-t-il entre ses dents.

 Pas-de-lune souriait. Contre toute attente, ce voyage lui plaisait. Elle gérait la situation, elle avançait vers Renart et vers une nouvelle aventure, et surtout elle adorait faire enrager ce noble coincé dans ses convenances et ses manières. Elle ferma les yeux et offrit son visage au soleil délicieusement chaud. Son espoir revenait doucement. Bien sûr, il suffisait qu’elle repense à Géraud ou à Moustique pour sentir des sanglots lui serrer la gorge. Mais au moins son esprit pouvait se tourner vers autre chose. Elle réfléchissait. Elle ne connaissait pas du tout Angoulême, juste que c’était une ville fortifiée et assez loin. Elle ne connaissait pas la route, mais ils avaient pris la direction de la forêt du Limousin. Elle se retourna vers son coéquipier temporaire.

• Dis, nobliau…
• Je vous serai reconnaissant de ne plus me surnommer ainsi.
• Comment veux-tu que je t’appelle ?

 Il eut un sourire hargneux.

• Charles-Emmanuel, par exemple ?
• Trop long, répliqua-t-elle sans la moindre gêne. Il te faut un surnom.
• Comme le vôtre ?

 Elle faillit éclater de rire.

• Comme le mien ? Tu plaisantes, nobliau ? Le mien, il m’a fallu trois ans d’efforts pour le gagner, et passer l’épreuve devant toute la bande. Non, je pensais simplement à un diminutif, comme…

 Le noble se sentait légèrement anxieux.

• Comme ?
• Comme Chem, lâcha la voleuse avec un sourire en coin.

 Elle attendait sa réaction avec une curiosité moqueuse.

• Chem ?

 Il semblait choqué. Elle étouffa un rire ravi.

• Oui, Chem. Ça ne te plaît pas ?
• Je n’ai pas vraiment le choix, de toute évidence.
• C’est vrai.
• Bref, vous aviez une question ?
• Arrête de me vouvoyer. Et la question était : tu es déjà allé à Angoulême ?
• Pas depuis que la reine-mère en a pris le contrôle. Et vous ?

 Elle soupira.

• Jamais.