27. Jeu de rôles
Le château ducal de La Rochefoucauld produisait forte impression sur tous les voyageurs qui passaient à proximité. On apercevait de loin sa fière silhouette, un donjon médiéval carré pointant vers le ciel, au-dessus d’un rempart haut et lisse surplombant la Tardoire enjambée par un petit pont. Les chevaux gravirent une légère pente gravillonnée en haut de laquelle s’ouvrait une porte en ogive au seuil pavé qui fit résonner les sabots. Une large pelouse s’étendait devant le bâti proprement dit, traversée d’allées parfaitement ratissées sur lesquelles crissait le pas balançant et étonné de Mystère. Charlemagne, cette fois, le devançait. A leur droite, en contrebas, s’étendait le village de La Rochefoucauld.
Ysombre restait dissimulée sous une cornette blanche à pointes, mais on ne la voyait pas encore des larges fenêtres à meneaux à cause de la distance. Elle pouvait donc se permettre de lever les yeux pour admirer l’architecture, et, bien sûr, avant tout, repérer les issues possibles. Le château était en pierre jaune pâle, toit d’ardoise pentu hérissé de tours rondes et de cheminées dénotant un luxe certain et de chiens-assis surmontés d’aiguillettes métalliques. Excellente sécurité, en plus de la notoriété de Charles de Gonzague, qui à elle seule devrait suffire à éloigner la plupart des malfaiteurs et même probablement les hommes de Paul de Sardiny toujours à sa poursuite. Deux énormes tours rondes flanquaient la porte d’apparat, surmontée d’un petit balcon d’où on les observait sûrement. La nuit tombait et empêchait les deux voyageurs de bien distinguer les détails, mais l’évidence s’imposait : le duc de La Rochefoucauld respirait la richesse et la puissance, en plus du goût. Pas-de-lune sauta à terre, mais le jeune Urfé l’avait devancée pour soulever le lourd heurtoir de bronze. Les trois coups résonnèrent dans le silence feutré du crépuscule.
Un valet en livrée gris-de-fer s’encadra prudemment dans la mince ouverture.
- Qui êtes-vous ?
Charles-Emmanuel s’inclina.
- Je suis Charles-Emmanuel d’Urfé, marquis d’Urfé et de Baugé, comte de Saint-Just et de Sommerive. Je cherche asile pour moi et ma servante. Je connais monsieur le duc et j’ai à lui parler. Est-il encore éveillé ?
- Monsieur le duc n’est pas ici, il passe la soirée à une réception. Entrez donc, monseigneur d’Urfé. Voulez-vous patienter un moment dans le salon ?
- Et ma suivante ?
- Qu’elle entre aussi, je vais faire appeler des valets pour vos chevaux.
Il referma la porte sur eux. Le valet les fit traverser une grande cour entourée de trois étages de galeries à arcades. En s’usant les yeux, Pas-de-lune y vit des coquilles de Saint-Jacques sculptées, le symbole des pèlerins. L’homme les fit monter des escaliers en vis torsadé et les conduisit dans un salon fort luxueux, éclairé d’un lustre. Sans hésiter, Charles-Emmanuel se posa avec élégance dans un fauteuil riche bleu et blanc. Ysombre resta debout, s’approcha de la fenêtre pour perdre son regard dans le jardin noyé de nuit et éclaboussé de lune.
- Ne faites pas cette tête. Nous sommes en sécurité ici.
- Pour ton information, nobliau, je ne suis en sécurité nulle part. Et ces frusques m’embêtent.
- Vous êtes très bien comme ça. Enfin, convaincante, en tout cas.
- Je te hais, nobliau.
Il sourit négligemment. Enfin, il se sentait dans son élément devant elle. Il y a encore une demi-heure, il n’aurait que soupiré en songeant « je sais ». Mais ce salon de noblesse était son territoire. On entrait là dans son domaine.
Pas-de-lune se retourna vers lui, et il eut la surprise de voir plutôt de la lassitude que de la haine dans ses yeux. Elle se laissa tomber sur un petit tabouret, les mains entre les genoux. Il faillit lui demander ce qui n’allait pas, mais une poussée de rancune l’arrêta. Maintenant qu’il était redevenu maître, il n’allait certainement pas compatir à la souffrance de celle qui l’avait méprisé auparavant. Il dissipa la légère culpabilité qui ombrageait sa vengeance en examinant le salon, décoré avec autant de goût qu’il s’y attendait. Il y avait même, suspendue au mur auprès de la cheminée de marbre blanc, une horloge dorée aux mille motifs découpés de verdure et d’animaux. Intéressé, il se leva et inspecta ce magnifique et très rare objet. Il n’en avait jamais vue d’aussi près. L’unique aiguille égrenait les minutes avec régularité.
- Comment cela peut-il fonctionner ?
Il marmonnait cette question pour lui-même mais Pas-de-lune répondit.
- Il y a un pendule à l’intérieur, qui frappe régulièrement une roue. Pour chaque nombre défini de coups, la roue laisse tomber un poids qui déplace l’aiguille. Mais il faut la remonter souvent.
Urfé n’avait pas entendu la voleuse approcher. Il se tourna vers elle, surpris.
- Comment savez-vous tout cela ?
- J’ai un ami scientifique.
Ce disant, elle sourit à peine et caressa l’étui de sa longue-vue, glissé à sa hanche avec le fourreau de son poignard. Puis elle tira pour la énième fois les pointes de sa cornette blanche de suivante.
- Ce truc est insupportable ! Et comment peut-on courir avec ces chaussures ?
- On ne peut pas. Les vraies femmes ne courent pas, Ysombre. Ou alors elles ont des sabots en bois, mais ce n’est pas le cas des suivantes de nobles, seulement des pécores.
Pécores ? Ysombre laissa échapper un grognement désabusé. Ce nobliau était incorrigible, un cas désespéré. Elle retourna à la fenêtre sans lui jeter un regard. Il retourna s’asseoir, les jambes croisées. Il s’aperçut alors qu’il avait encore la cape d’Ysombre sur le dos, elle se plissait sous lui. Il toussa, hésita, l’enleva et finit par la lui tendre.
- Tenez, Ysombre.
- Tu radotes, Charlie.
Elle l’attrapa et la jeta sur ses épaules. Au même moment entra le majordome du duc de La Rochefoucauld. Il recommença une révérence pour Charles-Emmanuel.
- Mon maître est prêt à vous recevoir. Il vous attend dans ses appartements.
Le noble se leva et emboîta le pas au serviteur en livrée. Ysombre allait le suivre, mais les sourcils froncés du majordome l’en dissuadèrent.
- Pas vous. Il demande le marquis d’Urfé. Rejoignez donc les serviteurs en cuisine.
Elle réprima son irritation et s’obligea à baisser les yeux. Charles-Emmanuel quitta la salle avec un royal dédain pour sa fausse suivante. Elle le suivit d’un regard rageur et emprunta les escaliers pour descendre à l’office des domestiques.
Deux cuisinières entretenaient un feu couvant dans la gigantesque cheminée tout en terminant les reliefs d’un repas frugal. Ysombre demanda à la plus jeune :
- Excusez-moi, où puis-je dormir ?
- Salut petiote, répondit l’autre servante. Te fatigue pas avec Ninon, elle te parlera pas. T’es nouvelle ?
- Non, je bosse pour le visiteur, Urfé.
- Ah, c’est toi. On va te trouver un coin.
Elle se leva lourdement et posa une main sur l’épaule d’Ysombre.
- Moi c’est Marguerite. Et toi ?
- Isabelle.
Ils avaient décidé de ce prénom avec Charlie, sur le trajet.
- Tu veux manger un peu, ma grande ?
- Pas de refus, Marguerite. Merci.
- J’t’en prie, gamine. C’est la bouffe du patron.
La voleuse avala un morceau de fromage, un quignon de pain et piqua un reste de pâtisserie avant de rejoindre Marguerite près de la petite porte. Celle-ci lui désigna une petite chambre très spartiate, sale et sans éclairage autre qu’une minuscule lucarne.
- Voilà ta chambre. C’est petit mais au moins tu dormiras toute seule. N’ouvre à personne avant demain matin, c’est clair ?
- Parfaitement. Bonne nuit, Marguerite.
- Bonne nuit, Isabelle.
Ysombre referma la porte et la puanteur de la pièce la saisit plus encore à la gorge. Trop loin des communs, les servantes déjà logées dans cette chambre avaient dû faire leurs besoins à même le sol. Trop fatiguée pour s’en plaindre, Ysombre se blottit dans sa cape sur la paillasse déchirée et jeta un œil à la lucarne. Un petit coin de lune lui apparaissait. Elle s’endormit, une main serrée sur son pendentif.
Bientôt, Renart. C’est pour bientôt.
Elle fut réveillée au beau milieu de la nuit par des coups violents frappés à sa porte. Elle resserra par réflexe sa cape autour d’elle, saisit le manche de son poignard et s’approcha de la porte.
- Qui est là ?
Personne ne lui répondit. Marguerite lui avait bien recommandé de n’ouvrir à personne, mais s’il s’agissait de Charlie ayant découvert quelque chose ? Elle se leva et colla son oreille à la porte. Les coups reprirent, encore plus impatients et brutaux. Le pêne tremblait. Urfé ne cognait pas comme cela, et Marguerite sans doute non plus. Elle bloqua l’ouverture avec son tabouret crasseux et retourna s’asseoir en tailleur sur son lit, le poignard dégainé posé à côté d’elle sur le drap. Droite comme un I, elle fixait la porte sans bouger d’un cil. Les intrus finirent par se lasser de cogner et commencèrent à secouer la poignée. Le tabouret tint bon. Heureusement, ils abandonnèrent avant de réussir à le faire tomber et le silence retomba. Mais Pas-de-lune resta éveillée à guetter une autre intrusion, jusqu’à ce que la fatigue la happe.
Elle se réveilla à nouveau quand quelqu’un toqua, mais avec douceur cette fois.
- Isabelle ? T’es réveillée, gamine ? Ton maître te demande !
La voleuse grogna et se retourna sur la paillasse moisie, soulevant un nuage de poussière qui la fit tousser.
- J’arrive.
Elle se secoua, redrapa sa cape et alla ouvrir.
- Salut, Marguerite.
- Holà, tu as une sale tête, ma grande ! Il faut que tu sois présentable pour ton maître. Faut dire que la nuit n’a pas été de tout repos, hein. Je vais t’aider. Mange un morceau, je reviens.
Ysombre hocha la tête, fila dans la cuisine où elle retrouva la petite cuisinière muette qui lui sourit en lui désignant un bout de pain imprégné de graisse d’oie et une pâtisserie à peine entamée. Pas-de-lune la remercia d’un signe de tête et avala la collation avec voracité. Puis Marguerite revint, une brosse et une bassine à la main, et une serviette sur le bras. Autour d’elle, quelques autres cuisinières et des commis de cuisine commençaient à entrer et à s’agiter. La grosse cuisinière brossa les cheveux châtains d’Ysombre, les tressa, débarbouilla son visage noir de terre et de suie et l’essuya soigneusement.
- Eh bien voilà ! Mets ça, maintenant.
Elle lui tendit une robe blanche de lin écru et un tablier, et lui posa sur la tête une cornette neuve.
- Parfait ! Tu pourrais être pas trop laide si tu avais un teint plus frais. Et tu es sèche comme un feu de bois, ma grande ! Tu vas rester vieille fille si tu ne fais pas d’efforts !
Pas-de-lune eut un pauvre sourire et repoussa la main de Marguerite avec douceur. Elle savait qu’elle était laide.
- Laisse tomber, Marguerite. J’y vais.
- Hé ! J’ai pas fini ! T’as les mains noires comme si t’avais fouiné dans la cheminée !
Pas-de-lune avait quitté la salle sans se retourner.
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