32. Sans résistance
Pas-de-lune s’introduisit dans l’hôtellerie à la nuit tombée. Quelques serviteurs parcouraient encore les couloirs avec des chandelles à la main. Elle observait tout sans en avoir l’air, les mains cachées dans ses manches. Puis elle se posta derrière la porte de la réserve qu’elle avait déjà explorée, à l’étage de la chambre de Sardiny. Normalement, Charles-Emmanuel devrait maintenant aller sonner à l’entrée pour demander Henri II, le gouverneur de Normandie. Elle resta aux aguets, l’oreille collée à la porte. La patience du prédateur développée avec la Cornemuse lui vint en aide pour attendre jusqu’à ce qu’elle entende le pas du serviteur et :
- Maître, on vous demande à la porte. Un courrier de la reine, dit-il.
Elle suivit avec attention la précipitation qui s’ensuivit, les quelques paroles échangées, puis la sortie affolée d’Henri II de Valois-Longueville.
- Je vous suis, montrez-moi.
Ils s’en allèrent dans l’escalier. Pas-de-lune sourit dans le noir. Le noble avait bien fait son boulot. Elle attendit encore un moment, et reconnut la voix du serviteur dont ils avaient décidé, avec le jeune Urfé, de se servir pour alerter leur ennemi.
- Paul de Sardiny, baron de Jouy ?
- Lui-même.
- Le gouverneur de Normandie vous appelle à l’aide.
- Henri ? Seigneur Dieu ! Je viens !
Ils disparurent dans le couloir. Ysombre compta les secondes, regrettant l’horloge du duc de La Rochefoucauld, puis tira lentement la porte. Personne. Elle retira son costume de servante, la jupe, dévoilant ses chausses en dessous, son poignard, puis elle enleva la cornette pour libérer son épaisse tignasse châtaine. Après en avoir fait un chignon grossier, elle enleva complètement le corsage et respira enfin librement. Elle vérifia l’état de ses bandages. Ils tenaient, c’était tout ce qu’elle leur demandait. Elle les changerait plus tard. Elle testa d’un geste la présence et la stabilité de ses bolas. Parfait. Elle se pencha pour saisir son roi David contre son mollet et courut vers la croisée pour l’ouvrir. La serrure résista peu à l’habileté infernale de la voleuse. Elle ne retint pas son sourire de fierté. Pas-de-lune se pencha dans l’air froid de la nuit.
- Charlie ?
Elle donna une légère secousse à la corde. Elle attendit une seconde avec angoisse. Le métal cliqueta sur l’appui de la fenêtre. Elle accentua son sourire. Bien, le nobliau était moins lâche qu’elle ne l’aurait cru, il était à son poste. Elle prit la corde et s’appuya au rebord pour soutenir le poids du jeune homme qui grimpait. Ysombre était d’une force peu commune pour une demoiselle, mais ses blessures se remirent à saigner. Au moment où Charles-Emmanuel apparut à l’appui de la fenêtre, elle masqua par réflexe le sang sur son bras par sa manche.
- Bienvenue dans la place. Les cibles sont bien éloignées ?
- Parfaitement. Henri attend tout seul sous les remparts et Sardiny court partout dans la ville en pleine nuit.
- Bon. On y va.
Elle adopta la démarche féline qui lui avait valu son surnom et glissa dans le couloir. Le jeune Urfé essaya de la suivre, mais elle se retournait constamment pour le foudroyer du regard. Elle travaillait déjà la serrure lorsqu’il parvint près d’elle. Elle ne se donna même pas la peine de lever les yeux. De temps à autre, elle collait son oreille au battant. C’était une serrure difficile. Ysombre essayait de se remémorer l’intransigeance de son maître Henri la Cornemuse. Il fallait qu’elle y parvienne, et vite. Elle respira calmement, recommença, mais son crochet tournait à vide…
Et d’un seul coup, elle se souvint. Elle retira son crochet et posa la main sur la poignée ouvragée. La porte s’ouvrit sans résistance.
Ne force jamais une porte ouverte.
Elle entra et se plaqua aussitôt au sol comme un prédateur. Personne à l’intérieur.
- La voie est libre.
Elle se releva et rangea son crochet dans sa botte. Charles-Emmanuel la suivit. La chambre vide paraissait les guetter, mais aucune inquiétude n’atteignait la voleuse qui se mit aussitôt en devoir de fouiller les armoires et tous les tiroirs du secrétaire. Urfé lut la liasse de papiers qu’elle venait de déplacer.
- Ce sont des lettres de Marie de Médicis. Elle sait que Paul de Sardiny possède le calice et lui apporte.
Pas-de-lune grimaça.
- Ça veut dire qu’elle va le chercher ?
- Sûrement. Il faudra le rapporter au roi le plus vite possible, lui seul saura le défendre.
- Ça c’est ton affaire, nobliau. Notre marché ne m’impose que de retrouver le calice, après, tu me retrouve Renart et on est quittes. C’est tout. Je ne vais pas remonter jusqu’à Paris pour ton petit roi et ton foutu gobelet. Compris ?
Charles-Emmanuel en resta bouche bée.
- Certes, nous avions conclu ceci mais… vous ne m’aideriez pas à rétablir la paix sur le royaume de France ? Je pensais que vous auriez ce minimum de sens moral.
Elle lui jeta un regard plein de mépris.
- Je t’ai déjà expliqué ce que je pense de la morale. Je m’en tape. Et la paix du royaume aussi. Je suis là pour retrouver mon ami, et uniquement pour cela. Je te rappelle que sinon, je t’aurais tué.
- Ce… c’est réellement l’unique raison qui vous guide ?
Cette fois, elle se tourna franchement vers lui, le visage vide de toute expression, ou du moins s’en efforçait-elle.
- Oui.
Elle le lâcha pour soulever le couvercle d’un coffre, et commencer à fourrager sans aucune douceur dans les effets précieux de Sardiny. Elle sentait le regard du noble peser sur son dos. Un regard accusateur. Elle finit par se retourner vers lui en crachant comme un jet de venin :
- Quoi ?
- Quand je pense que je me suis inquiété pour vous, tout à l’heure… Pour un gibier de potence, rustre et égoïste ! Je ris de ma stupidité.
Il se tourna sans plus dire un mot. Ysombre gronda quelque chose d’incompréhensible et retourna à sa fouille méthodique. Un observateur aguerri aurait cependant remarqué la raideur inhabituelle de ses gestes.
Pas-de-lune abandonna le coffre.
- Rien ! Le calice n’est pas dans cette chambre… ou alors Sardiny a inventé une cachette plus élaborée.
- Dans une chambre où il vient d’arriver ?
- Peut-être même qu’il l’a sur lui… Quelle taille fait-il ?
- Un demi-pied de haut et trois pouces de large.
- Pas facile à trimballer discrètement… Alors quoi ? s’énerva Ysombre. Cachée dans l’écurie, avec son cheval ?
- Possible… Ou alors il l’a confié au gouverneur de Normandie.
- Tu crois qu’il lui fait suffisamment confiance pour cela ?!
- Tout le monde n’est pas aussi fourbe que vous, siffla Charles-Emmanuel. Cela mérite au moins d’être vérifié, ne croyez-vous pas ?
- Ça me tue de le reconnaître, mais tu as raison, nobliau, il ne faut rien négliger. Descends à l’écurie, je fouille la chambre d’Henri II.
- Pourquoi ?
- Parce que moi je sais forcer la serrure ! Exécution !
Le noble hésita une seconde, mais eut le bon sens de ne pas protester et disparut le plus discrètement possible. Ysombre jeta un dernier regard autour d’elle pour s’assurer ne n’avoir négligé aucune cachette, puis sortit. Sans que le moindre son ne s’en échappe, elle ferma la porte et s’accroupit devant la porte d’Henri II de Valois-Longueville. Cette fois, la serrure était bien fermée. Elle dégaina son crochet, passa amoureusement son doigt sur la courbe et la pointe, puis le glissa à l’intérieur. Il ne lui fallut que quelques minutes pour entendre cliqueter le mécanisme d’une façon qui ne laissait aucun doute.
- Le voleur est un magicien qu’on n’applaudit pas !
Elle avait dû se retenir pour chuchoter. Convaincre une serrure, comme elle disait, l’emplissait toujours d’une euphorie de victoire.
La chandelle volée dans le couloir à la main, elle entra dans la pièce et promena son regard scrutateur partout. Rien de suspect. Elle se détendit dans la limite du raisonnable et posa la bougie sur le secrétaire sculpté, dont elle ouvrit tous les tiroirs. Enfin seule, elle s’autorisa une grimace de douleur. Un filet de sang s’échappait du bandage.
Rien que des papiers. Un poème… Avec un sourire narquois, elle l’attrapa et l’approcha de son lumignon. Un poème d’amour.
- Stupidité !
Elle froissa le parchemin galant avec colère et le jeta au sol. Sa respiration s’apaisa lentement pendant qu’elle serrait le manche de son poignard. Ce contact si familier lui rendit sa légendaire maîtrise. Elle rangea les papiers comme elle put, sans se faire beaucoup d’illusions. Puis elle souleva les draps et les couvertures du lit, ouvrit les armoires (où elle ne trouva que des vêtements riches). Un soupir léger lui échappa ; que faire si elle ne trouvait rien ? Où pouvait être le calice ? C’était rageant à la fin !
Elle soulevait un énième manteau brodé quand des pas résonnèrent et la stoppèrent net. La panique s’agrandit d’un seul coup dans ses pupilles. Le son caractéristique de pas sur du pavé l’attira vers la fenêtre. Elle l’ouvrit le plus doucement possible et se plongea dans la nuit.
- Si j’attrape le coquin qui nous a joué pareil tour, je vous garantis qu’il finira au pilori !
- Ce pourrait être une manigance de Louis, non ?
- Raison de plus !
Ysombre jura entre ses dents et se rejeta vivement en arrière. Sardiny et Valois-Longueville ! Déjà ! Ils auraient dû être retenus plus longtemps ! Elle referma la fenêtre sans bruit, ce qui lui prit un temps précieux, souffla la chandelle et hésita entre se dissimuler dans un coin et s’enfuir… Elle perdrait toute chance de retrouver le calice, mais rester cachée comportait énormément de risques… Et soudain elle le souvint d’Urfé dans la chambre voisine. Elle courut le chercher.
- Urfé ! On décarre d’ici, tout de suite ! Sardiny rapplique !
Il eut un mouvement de panique, faisant tomber sa chandelle, mais Pas-de-lune l’écrasa d’un coup sec, faisant plonger la pièce dans le noir. Elle lui saisit le bras avec une poigne qui n’admettait aucune réplique et l’entraîna dans le couloir. Leurs deux ennemis n’avaient pas encore atteint la façade où pendait leur grappin. Il fallait filer très vite, avant qu’ils ne le repèrent.
- Les chevaux sont bien en bas ?
- Oui, tout prêts. Il faut fuir !
- Oh, tu crois ? grogna-t-elle. Vas-y, alors, vite !
Elle dégaina sa longue-vue et la braqua sur l’angle de la rue. Comme le noble hésitait, elle le poussa par la croisée restée ouverte. Il se cramponna à la corde et entama une descente laborieuse. Pas-de-lune se rongeait les ongles en guettant le coin du mur. Enfin, la corde se détendit et Ysombre entendit le bruit des pieds de Charles-Emmanuel d’Urfé sur le sol. Elle détourna un instant le regard de sa longue-vue pour vérifier qu’il disparaisse dans l’ombre, là où il avait dû laisser les chevaux. Elle fit claquer son poignard dans le fourreau, passa une main sur son bandage saignant, et se décida à passer par la fenêtre.
La douleur dans son bras redoubla violemment. Elle ferma les yeux et serra les dents, mais elle sentait le sang poisseux couler le long de son bras. Jamais la distance qui la séparait du sol ne lui avait paru si grande. Elle sentit sa prise faiblir, il fallait qu’elle descende. La voleuse parvint à franchir les cinquante premiers centimètres, mais lorsqu’il fallut faire porter son poids sur le bras gauche blessé, une larme minuscule pointa son nez au coin de son œil. Et brusquement, son ouïe affinée par l’instinct de survie lui signala l’arrivée de Paul et Henri II. Figée par la peur, elle crispa ses mains fatiguées et blanches sur le cordage. Si elle parvenait à rester immobile et silencieuse, peut-être passeraient-ils leur chemin sans la remarquer. Elle essaya de ramener la corde contre le mur pour la masquer, mais ce mouvement lui arracha un gémissement de douleur. Les deux hommes s’arrêtèrent aussitôt et le levèrent les yeux vers elle.
- Mais c’est un cambrioleur !
- Il ira danser sur le gibet, promit Paul de Sardiny d’un air sinistre. Il ne faut pas qu’il file !
Il imprima une secousse violente à la corde. Pas-de-lune, étourdie de souffrance, lâcha prise et chuta.
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