35. Saint Ausone

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 Les longs remparts d’Angoulême barraient l’horizon proche sous le ciel lourd. On apercevait la Charente qui serpentait entre les champs sur la plaine, que la forêt de la Braconne leur avait caché jusque-là. Une haute tour rectangulaire dépassait de la masse de la ville. Ysombre ne savait pas de quoi il s’agissait, mais sa fierté l’empêcha de se porter à la hauteur de Charles-Emmanuel pour lui poser la question. Elle le découvrirait bien seule. La curiosité aussi faisait partie de ses défauts.

 En réfléchissant un peu, elle pouvait s’en trouver une liste longue comme le bras. Pourtant, la plupart d’entre eux lui avaient déjà sauvé la vie. La curiosité y figurait en bonne place, juste à côté de l’irrévérence et de la méfiance. Elle voulut hausser les épaules, y renonça et passa une main distraite sur le garrot du cheval noir.

 La route était large, égale et facile, heureusement pour Pas-de-lune. Son bras ne répondait plus et une immense fatigue lui pesait déjà sur le dos. Elle n’avait pas assez récupéré de sa lourde perte de sang et de son séjour dans les geôles de la ville. Elle ne serait pas de retour aux affaires avant plusieurs jours. Et où loger à Angoulême ? En dehors du fait que Marie de Médicis y régnait, son pécule avait fondu à grande vitesse. S’ils voulaient se payer encore une auberge, il ne fallait compter que sur les finances du jeune Urfé. A supposer qu’il accepte encore de puiser dedans. Et puis ce n’était pas discret.

 Elle ne se sentait pas à l’aise, si loin de son territoire de chasse habituel, et en position de faiblesse. S’il existait une communauté de brigands locale, style Coquillards, ils ne se gêneraient pas pour l’éliminer simplement pour éviter la concurrence. Et Charlie, s’il y échappait, se retrouverait seul. Et ce nobliau pour voler le calice à la reine-mère… Elle faillit en éclater de rire. Même elle, seule, n’y arriverait pas.

 Pour la millième fois, elle regretta l’absence de Renart. Un jour gris comme celui-ci, son sourire, dont elle se souvenait si bien, remplaçait le soleil. Son souvenir était si net et si précis que Pas-de-lune se retourna, persuadée d’avoir entendue le pas d’un cheval et s’attendant à le voir arriver. Un frisson soupiré la ramena vers l’avant. Inutile. Il n’était pas là, et ne le serait jamais plus si elle ne parvenait pas à tenir sa promesse.

 La voleuse releva les yeux vers le ciel. Sa détermination toujours renouvelée flamboya de plus belle dans ses iris d’obscurité. Oh oui, elle le retrouverait. A la promesse faite à un frère d’armes s’ajoutait le vide vertigineux qu’il laissait en elle. De ces trois dernières années, chaque jour il lui avait manqué cruellement. Elle sentit sa gorge se serrer en songeant, pour la millième fois, qu’elle se lançait peut-être là dans une quête sans espoir. Si Renart était mort ? Que deviendrait-elle ?

 Ils atteignirent les remparts sous les premières gouttes d’eau qui cliquetaient sur la Charente. Le jeune Urfé soupira et enfonça son chapeau neuf sur ses oreilles, tandis que Pas-de-lune disparaissait sous son capuchon. Leurs deux paires d’yeux cherchaient un abri parmi les rues avoisinantes.

  • Où allons-nous loger ? demanda la voleuse en essayant de surmonter le fracas de la pluie sur le pavé.
  • Je ne sais pas ! Il nous faut un endroit pas trop exposé, où nul ne pensera à venir nous chercher !

 Le sourire carnassier d’Ysombre perça sous sa cape.

  • En d’autres termes, il nous faut une planque.
  • Une planque, c’est une cachette sûre où l’on puisse dormir plusieurs jours ?
  • Ouais. Tu sauras bientôt parler argot !
  • Et où on trouve ce genre d’endroit ?
  • Ça… il faut connaître la ville…

 Son regard tomba sur l’entrée d’une église.

  • On va entrer là pour s’abriter en attendant !

 Il opina et obliqua vers le parvis. Des anneaux de métal scellés dans la pierre leur permirent de laisser leurs montures en sécurité, mais sous la pluie battante.

  • Désolée mon beau, murmura Ysombre, on revient tout à l’heure.

 Elle enleva son sac de la selle et l’accrocha à son dos, puis se jeta tête baissée à la suite de Charles-Emmanuel qui courait vers la porte. Le silence de l’édifice les saisit tous les deux en même temps que le cliquètement de l’averse cessait. Leurs pas résonnaient sous la voûte. Le noble s’avança jusqu’au premier rang. Il n’y avait personne.

 Ysombre repoussa sa capuche sur son dos et leva les yeux vers les vitraux où battait la pluie, cherchant une éventuelle issue. Par curiosité, elle alla vers le confessionnal en bois qui se dressait à côté d’elle et jeta un œil à l’intérieur. Elle lui trouva une ressemblance troublante avec un cachot et referma vite le portillon. Elle déambula nonchalamment dans les allées, sous les colonnades.

 Angoulême était une ville importante, cette église paraissait bien petite. Sans doute vivait-elle dans l’ombre d’une cathédrale beaucoup plus imposante. Elle caressa du plat de la main un placage doré sur une statue de saint Ausone, patron de l’église. Étonnant ce que les hommes pouvaient créer pour une simple croyance. Ysombre n’avait pas confiance en la religion. Elle se rappela d’Imaginus, poursuivi pour hérésie parce qu’il cherchait la véritable nature des choses, sans croire aveuglément ce qu’on lui dictait. Voilà un état d’esprit qui lui plaisait. Sa méfiance naturelle l’inclinait à vérifier tout, à ne rien prendre pour argent comptant qu’elle ne l’ait pas constaté de ses yeux. A moins que ce ne fût de la part d’une personne de confiance.

 Mais encore une fois, qui lui restait-il comme personne de confiance dans ce monde ? Mystère… et Renart. Encore que, en le retrouvant, elle devrait peut-être se tenir sur ses gardes. Elle fronça les sourcils. Voilà qu’elle devenait méfiante même vis-à-vis de son seul ami, de son frère d’armes ! Devait-elle avoir honte de ne pas faire confiance à quelqu’un qui avait partagé sa vie des années durant ? Ou devait-elle se sentir dans son bon droit en doutant qu’il l’accueille à bras ouverts après trois ans d’absence ?

 Un lourd grincement émanant de la grande porte d’entrée la tira de ses interrogations. Par réflexe, elle se jeta derrière une colonne. Des pas rapides résonnèrent dans l’allée principale. Pas-de-lune se pencha. Un religieux local s’approchait de Charles-Emmanuel en pleine prière, passa à côté de lui et entra dans la sacristie par une poterne. Le claquement sinistre du battant restitua à l’église son silence originel. Ysombre sortit de sa cachette, intriguée. Le noble n’avait pas bougé. Elle allait venir vers lui lorsque le religieux ressortit de son pas court et saccadé. Urfé se releva et salua l’homme, puis chercha Pas-de-lune des yeux. Dissimulée derrière sa colonne dont la pierre commençait à lui geler les doigts, elle tendit la tête pour qu’il l’aperçoive. Il affichait une expression perplexe.

  • Ysombre ! Pourquoi vous cachez vous ? Il n’y a pas de danger. Je pourrais peut-être me confesser, cela fait un bon bout de temps… Et vous, Ysombre ?

 La voleuse faillit éclater de rire.

  • Me confesser, moi ? Ça doit bien faire… dix-huit ans que je ne l’ai pas fait !
  • Vous…

 Elle aurait aimé pouvoir conserver la vision de l’expression du visage de Charlie à cet instant. Sa réaction était hilarante. Il parvint à faire lâcher prise aux muscles de son visage pour déglutir.

  • Vous ne vous êtes jamais confessée ? Vous n’êtes pas croyante ?
  • Pardi, pour quoi faire ?

 Il recula d’un pas, comme s’il venait de voir un spectre. L’épouvante se lisait dans ses yeux noisette. Ysombre fronça les sourcils. Le problème devenait sérieux.

  • Charlie ? Ça va ?
  • Hérétique… Disparaissez de ma vue ! Suppôt du Diable !!
  • Mais Charlie…
  • HORS D’ICI !

 Il mettait la main à son épée. Ysombre ne se sentit ni le cœur ni l’énergie de le combattre. L’épuisement et la stupeur de le voir réagir si hostilement se conjuguaient pour alourdir ses bras. Mais Charles-Emmanuel ne dégainerait pas dans un lieu saint. Même Pas-de-lune savait le blasphème que cela représentait. Ses yeux noirs, profonds, infinis, cherchèrent le regard du noble. N’y trouvèrent que terreur et dégoût. Frappée, déçue, enragée aussi, elle crispa sa main sur son poignard et quitta l’église à grands pas sans un regard en arrière. Le jeune Urfé se détendit lorsqu’elle fut hors de vue.

 Mais quel niais aveugle il avait été ! Il s’en serait donné des gifles. Voilà pourquoi elle n’avait pas même frémi en poignardant le chef des brigands, pourquoi elle avait tué cinq hommes dans les ruelles de la Rochefoucauld. C’était tout simplement une païenne. Une impie. Elle ne croyait ni Dieu ni diable. A la pensée qu’il avait côtoyé pareille engeance plusieurs semaines durant, il sentait des frissons glacés remonter sur sa colonne vertébrale. Sa laideur étrange et ses yeux de brasier, sombres et enflammés comme l’Enfer, auraient dû l’avertir plus tôt sur sa nature démoniaque. Était-elle seulement humaine ? Sa répulsion à suivre les règles, sa tendance franchement marquée à l’irrespect le plus total, les doutes qu’elle avait réussi à instiller sur son éducation et le bien-fondé de sa noblesse se trouvaient soudain expliqués !

 Jamais il n’aurait dû se fier à elle. Le Malin… Il en tremblait encore. Il se sentit soudain soulagé. Toutes les remises en questions qu’elle lui avait imposées n’étaient donc que poudre aux yeux ! Invention de Lucifer pour le piéger ! Même cet étrange respect pour une femme du bas-peuple, qu’il avait fini par développer au mépris de toutes les convenances qu’on lui avait inculquées, l’avait trompé. Sa famille avait donc bien raison ! Bien sûr que si, le petit peuple devait mourir pour le servir. Comment avait-il pu s’en sentir coupable, ni même redevable ? Il faillit rire de sa stupidité et se tourna vers l’autel pour adresser au Seigneur qui venait de le sauver une courte mais fervente prière. Quand il songeait qu’elle avait réussi à le convaincre, -ha, non mais quelle absurdité !- qu’une voleuse méritait la vie sauve ! Il n’aurait plus à hésiter, à douter, à se demander si elle n’avait pas raison.

 Pourtant, quelque part, il savait la vérité. Qu’il essayait de noyer sous sa croyance son instinct qui lui soufflait : elle t’a sauvé la vie dix fois. Est-ce qu’un esprit démoniaque ferait cela ? Il savait qu’il avait fait une erreur, une erreur monumentale… Mais aussitôt une bouffée de soumission au Seigneur et à son roi le saisissait. Pourrait-il jamais se faire pardonner d’avoir passé un marché avec une créature infernale ? Et, pire encore, d’avoir cédé ses principes ?

 Il fallait qu’il répare l’erreur. L’erreur, c’était de l’avoir laissée en vie. Il fallait qu’il trouve la voleuse et la livre à la maréchaussée ! Elle serait pendue haut et court, comme elle aurait dû l’être depuis le premier jour !

 La consternation et la satisfaction formaient dans son cerveau un drôle de mélange à cette pensée. Charles-Emmanuel d’Urfé constata qu’il ne pouvait s’empêcher de craindre la mort de la voleuse. Pourrait-il supporter le feu de ses yeux sans fond, braqués sur lui, lors de son dernier instant sur l’échafaud ? Ces yeux dont avait pourtant été heureux de retrouver la flamboyance, après s’être rongé les sangs pour elle des heures durant ?

 Il se mordit la lèvre, et entendit entrer le prêtre de saint Ausone. Il l’arrêta.

  • Dites-moi, mon père…
  • Oui, monseigneur mon fils ?

 Urfé avait les yeux perdus, du côté de la porte où Ysombre avait disparue.

  • L’Église nous apprend à tenir notre parole, n’est-ce pas ?
  • En effet.
  • Et… cela s’applique-t-il également si la parole a été donnée à un païen ?

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