48. Parce qu'après...
Après avoir donné ses directives sans appel à Philippe de Béthune, Ysombre quitta le bureau la tête haute. Elle allait redescendre aux jardins, mais elle songea brusquement que Charlie et Marie devaient s'y trouver et elle ne voulait pas se retrouver dans les parages avec eux deux en train de roucouler. Elle bifurqua donc à la cime de l'escalier vers la bibliothèque, un léger sourire sur les lèvres. Personne ne répondit à ses coups sur le panneau. Elle entrouvrit. La voix hypnotique des livres lui chuchota d'entrer. La voleuse ne chercha même pas à résister.
La lumière qui s'étalait par les fenêtres vacillait doucement, tirait vers l'orangé et peu à peu suivait l'angle des murs. L'ombre progressait dans les angles et renforçait celle qui palpitait dans ses yeux ; leur noirceur peu à peu remplissait la pièce et Ysombre rejoignait son royaume vespéral. Elle paraissait presque grandir en même temps que le jour diminuait. Elle resta ainsi un moment à regarder la ville s'enfoncer dans la nuit, par les vitres, adossée au mur, un volume à la main.
Au bout d'un moment, elle se remit à lire le livre qu'elle avait pioché plus ou moins au hasard ; c'était une pièce de théâtre. Coïncidence heureuse ? Le théâtre où elle se réfugiait brûlait, alors qu'elle adorait cet endroit, et elle tombait sur un texte... Cela l'intéressait. La voleuse s'acharnait à déchiffrer dans la lueur déclinante, de ses yeux de félin. Elle laissa échapper un sourire, souvenir lointain des leçons avec Mathis au monastère. Cela lui semblait dater du siècle précédent. Et pourtant, environ un mois avant, elle planifiait un casse de la Bâtie d'Urfé. Que le temps passait vite ! Et toujours pas de signe de Renart...
Ysombre se replongea dans sa lecture avec une ardeur accrue, vite, pour ne plus y penser. Les ressorts de la pièce lui évoquaient des machinations tramées dans l'ombre et elle retrouva peu à peu un rythme cardiaque normal. La luminosité diminuant toujours l'empêcha bientôt de distinguer les caractères. Elle reposa le livre quelque part, au hasard, mais mémorisa sa position. Elle serra par réflexe les bras contre elle lorsque la porte grinça.
- Oh, vous étiez là...
Marie. La voleuse se retint de grogner et sortit en passant devant elle rapidement.
- Va dormir. On a du travail bientôt.
L'opération n'allait plus tarder. Marie déglutit et hocha la tête silencieusement. Ysombre plissa un coin de lèvre et passa devant elle pour rejoindre sa chambre.
Pas-de-lune se trouvait dans un cimetière qu'il lui semblait connaître. Étrange. Elle ne pouvait s'empêcher de marcher, de déambuler entre les croix, et chacune faisait naître un frisson supplémentaire le long de son échine. La même menace, toujours répétée. Oui, pourtant. Elle tendit l'oreille. Les croix parlaient, d'une voix sifflante, basse, oppressante.
- Avance...
Et Ysombre obéissait. Elle marchait de plus en plus vite. Peut-être qu'elle ne marchait pas, en réalité. Elle volait. Cela allait trop vite. Elle voulut fermer les yeux, mais les images des tombes se succédaient sous ses paupières comme les pages d'un livre feuilleté à toute vitesse. Et puis le livre se ferma. Au soulagement succéda l'acidité de la haine lorsqu'elle vit le sourire tordu de Matthieu, le moine fou, qui tenait le livre.
- Regarde, sorcière ! Regarde à quoi mènent tes péchés !
Il désignait de la main un chœur d'église sépulcral où se dressait une tombe unique, encore ouverte. Malgré l'ignoble pressentiment qui l'assaillit, Ysombre approcha et se pencha au-dessus du trou. Son père s'y trouvait. Il toussait à s'en déchirer les poumons et fixa sur elle des yeux déments emplis de douleur. Il tendit la main et agrippa la veste de la voleuse pour la tirer à lui.
- Ma fille... ma princesse...
Ces mots émergeaient étrangement dans sa toux effrénée et le sang qui s'étouffait dans sa gorge. Mais cette voix-là glissait le long des voûtes. Ysombre horrifiée tentait de reculer. Elle voyait beaucoup trop nettement le sang étouffer son père, et ses yeux noyées de larmes qui la cherchaient, puis se figèrent. Sa main se crispa sur le devant de la veste qu'il tenait avec une force étonnante et il s'effondra en arrière, froid, immobile. Le cercueil était devenu un trou sans fond dans lequel il tomba d'une seule pièce, emportant sa fille avec lui.
Un long cri jaillit du fond de sa poitrine, manquant de lui déchirer les cordes vocales.
- PAPA !
Elle se dressa, couverte de sueur dans son lit. Quelqu'un frappait à la porte. Le temps qu'elle réalise où elle se trouvait, Marie était entrée.
- Seigneur ! Qu'avez-vous ?
Ysombre passa une main sur son visage.
- J'ai fait un cauchemar, répondit-elle sèchement.
Marie de Béthune portait une chandelle qu'elle posa sur la table, le visage inquiet.
- Je peux vous aider ?
Pas-de-lune se leva vivement, passa devant Marie sans lui accorder un regard et alla à la croisée d'un pas décidé pour l'ouvrir. Elle inspira à pleins poumons. Cette maison riche et luxueuse ne la rassurait pas du tout ; il lui fallait l'air vif de la nuit à respirer et les ombres pour se cacher.
- Votre père ?
Un peu rassérénée, Ysombre retrouva une voix abîmée pour répondre laconiquement :
- Il est mort.
Elle haïssait ces images qui lui revenaient en boucle. Elle respira plus profondément, avidement, comme si le froid de l'air pouvait guérir cette douleur ou du moins l'anesthésier.
- Comment est-il mort ?
Ysombre eut un sursaut ; les râles de son père adoptif lui revenaient, le sang qui giclait de sa bouche lorsqu'il tentait de respirer, le regard noyé d'eau qu'il posait sur elle comme sur une ultime bouée. Elle essaya d'apaiser sa voix.
- Tuberculose.
Il fallait que cette mijaurée arrête ces questions, ou la voleuse n'allait pas tarder à fondre en larmes. Déjà ses mains tremblaient sur l'appui de la fenêtre. Elle les considéra avec perplexité.
Mes mains... Je ne peux rien faire.
Elle ferma les yeux et baissa la tête, lâchant la bride à sa révolte en espérant qu'elle combattrait le désespoir et calmerait le tremblement.
Il est mort et je n'y peux plus rien. Plus jamais je n'aurai mon père. Même plus l'espoir de le retrouver.
- Je suis désolée, s'étrangla Marie de Béthune.
- Moi aussi, répondit la voleuse assez rudement. J'aurais aimé...
Et d'un seul coup, sa voix ne fut plus que celle d'une petite fille malheureuse.
- J'aurais aimé garder mon père.
Les larmes montèrent à l'assaut. Elle crispa ses mains sur le bois jusqu'à s'en faire blanchir les jointures pour tenter de les réprimer.
- Fais attention au tien, gamine. Parce qu'après...
Sa gorge se noua, sa voix se brisa franchement.
- Parce qu'après... on ne sait plus ce qui reste.
Elle sanglotait. Maudit soit ce cauchemar ! Maudite soit la tuberculose ! Maudite aussi cette noble qui posait des questions, ranimait ses blessures et constatait sa faiblesse ! Pas-de-lune aurait voulu que nul ne la voie ainsi. La violence qu'elle portait en elle se dressa, seul moyen qu'elle connaisse pour combattre ce déchirement, et la poussa à écarter Marie d'un geste éperdu pour retourner à son lit. Elle essayait de haïr pour masquer la peine qui la rongeait.
- Retourne te coucher, maintenant !
La demoiselle tendit une main.
- Mademoiselle Ysombre...
Sa douceur, pourtant bienvenue, fit éclater la rage de la voleuse. Comme une réaction chimique, aurait conclu Imaginus. Incompatibles.
- Va-t'en ! cracha-t-elle, la haine sur le visage.
Mais Marie ne bougea pas. Elle secoua simplement la tête, silencieusement. La noble elle-même ignorait d'où lui venait cette force. Ysombre se laissa tomber assise sur le matelas, fixant la fenêtre ouverte, son salut.
Un long silence passa. La voleuse en noir, assise, les bras resserrés sur elle-même en protection, les yeux dans ceux de la nuit, frissonnante, et en face, la noble demoiselle pâle en robe de nuit blanche, debout, droite, cheveux blonds défaits, tenant une chandelle allumée, qui regardait cette complémentarité d'elle. Née au mauvais endroit. Avec rien. Et pourtant si forte. Déjà son dos se redressait, l'enfer de son regard avait évaporé les larmes et retrouvé son ardeur coupante, ses muscles et sa pose reprenaient leur assurance.
- Bonne nuit, prononça Ysombre d'une voix sourde.
Elle avait du mal à croire ce qu'elle s'entendait dire. Marie de Béthune esquissa un timide sourire.
- Vous aussi.
La robe blanche quitta la chambre qui replongea dans l'obscurité. La voleuse s'apaisa aussitôt, et très calmement, se leva pour aller refermer la fenêtre.
Annotations
Versions