53. Comme au bon vieux temps
Le quartier général de l’Oiseau de Nuit se trouvait dans une ancienne taverne, entièrement tenue par des brigands à présent. Des lanternes pendaient à toutes les corniches et des chants paillards s’échappaient des ouvertures. Ils savaient tous qu’aucun garde n’oserait s’approcher. Les tables et les chaises de la salle avaient été laissées, permettant aux coupe-jarrets de s’asseoir aussi bien que de s’endormir en travers de la table ou sur le bar. Le toit courbait dangereusement en plusieurs endroits et les poutres s’étaient tant imprégnées de vapeurs d’alcool et de graisse au cours des décennies précédentes qu’une étincelle aurait suffi à enflammer entièrement le bâtiment.
Ysombre avait éprouvé une véritable félicité à filer dans la nuit comme autrefois, à pleine vitesse, accompagnée de complices aguerris qui ne risquaient pas de glisser, ombre au milieu des ombres. Elle sentait l’adrénaline rugir dans ses veines.
Toute la discrétion s’évapora lorsqu’elle, Renart et ses compagnons passèrent la double porte qui béait à leur intention. Plusieurs d’entre eux se firent immédiatement accoster et entraîner dans des groupes de buveurs, de joueurs ou de musiciens. Des exclamations retentissaient en permanence.
Pas-de-lune ne se laissa pas démonter et suivit Renart qui traversait la salle d’un pas assuré, droit vers un escalier dont les marches ployaient sous le poids des ans.
- Ho, mais il y a une demoiselle !
La voix émanait d’un gaillard qui s’était campé devant la voleuse pour lui barrer le passage. Sa réplique n’avait pas beaucoup de sens, étant donné que plusieurs femmes tournoyaient déjà dans la pièce, mais son œil s’était allumé d’une façon qu’Ysombre connaissait et haïssait.
- Tu t’es perdue, ma jolie ?
- Jolie ? s’esclaffa un de ses camarades. T’es bigleux, Chantard ?
La jeune femme sentit la colère lui chatouiller la nuque. Elle jeta un œil à Renart. Il la regardait, arrêté au milieu de l’escalier, appuyé à la balustrade bancale, et paraissait se délecter du spectacle. Il avait un sourire en coin qu’elle comprit fort bien.
Permission de t’amuser.
- Je crois au contraire que je suis au bon endroit, répondit Pas-de-lune. J’ai rendez-vous. Laissez-moi passer, je suis pressée et armée.
- Oh, mais moi aussi, répliqua le dénommée Chantard en agitant les hanches d’une façon obscène.
Elle haussa les sourcils et ne put retenir un sourire moqueur.
- Vraiment ? commenta-t-elle en tirant son poignard pour jouer avec la pointe. Et à ton avis, laquelle de nos « armes » s’en sortira le mieux si elles se rencontrent ?
L’homme pâlit en réalisant ce que cela signifiait et Pas-de-lune n’eut plus qu’à l’écarter du coude pour rejoindre l’Oiseau de Nuit.
- Chers complices, brigands, bandits, coupe-jarrets et monte-en-l’air, clama alors Renart à la cantonade. Je vous présente Pas-de-lune, mon ancienne complice, que je viens de retrouver. J’entends que chacun d’entre vous la traite comme une des nôtres. A présent, ne me dérangez plus, nous avons à parler.
Il sourit à Ysombre et grimpa les marches. La salle bruissait de commentaires et de questions, mais ni lui ni la voleuse ne s’attarda pour en connaître la teneur.
Renart mena Ysombre jusqu’à une ancienne chambre de l’étage supérieur, probablement la sienne, mais resta figé sur le seuil. Une jeune femme l’y attendait, assise sur le secrétaire, jambes croisées. Elle était vêtue comme eux, de toile sombre et de cuir, avec un couteau dans une sangle en bandoulière et de longues bottes ferrées. Une longue rivière de cheveux très noirs, lisses et sirupeux, tombait sur ses épaules. Malgré son sourire aguicheur, l’expression du voleur se durcit aussitôt.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Je t’attendais. Je ne savais pas que tu serais… accompagné.
Elle posait un regard curieux et méfiant sur Ysombre.
- Un imprévu. Laisse-nous, il faut qu’on cause en privé.
- Ton second n’a pas le droit de savoir ?
- On verra plus tard.
- Ton second ?
C’était Pas-de-lune qui avait tiqué.
- C’est vrai… Je te présente Séraphine, mon second. Séraph, voici Pas-de-lune. Laisse-nous, maintenant, s’il te plaît.
Séraphine scruta Ysombre jusqu’à ce qu’elle sorte. Il sembla à la voleuse qu’elle frôlait volontairement Renart en passant la porte.
Dès que Séraphine eut refermé le battant, Renart s’assit sur un tabouret encombré de tentures et de vêtements. Les deux anciens complices se dévisagèrent un moment en silence, sans savoir par quoi commencer.
- Alors comme ça tu frayes avec les nobles, maintenant, finit par articuler lentement Renart.
- C’est exceptionnel, se défendit Ysombre, sans bien savoir pourquoi sa bouche était si sèche et son cœur battait trop fort. C’était un marché. Pour te retrouver.
Elle lui raconta la scène de la bibliothèque de la Bâtie, qui lui semblait remonter à une éternité à présent.
- Le calice de Saint-Rémi, hein ? Tu t’es améliorée, dis donc. Et tu as accepté ?
- J’aurai accepté n’importe quoi pour te retrouver, répondit-elle d’un ton presque agressif.
Il l’observait avec acuité. Elle s’habituait peu à peu à l’avoir devant elle. Tant de fois, elle avait espéré être à nouveau près de lui. Contre toute attente, elle se sentait tendue et étrangère. Après tout, avait-il vraiment envie de la retrouver ?
Le retrouver à la tête d’une troupe la perturbait aussi. Elle avait songé à la possibilité qu’il fasse partie d’un groupe ou qu’il soit indépendant, mais jamais qu’il dirigerait. Il avait beaucoup gagné en maturité, en responsabilités, en sérieux.
- Et qui vous poursuivait ?
- Les gardes de la reine. On a voulu lui voler le calice, mais un de ses alliés nous a reconnus. On a échoué.
Pas-de-lune réalisa qu’elle se présentait sous un jour misérable. Un pacte avec un nobliau, un plan échoué, une fuite…
- Voler Marie de Médicis ? Chapeau ! Il a du panache là-dedans.
L’animation s’empara de ses yeux et de ses gestes, et l’espace d’une seconde, la voleuse le reconnut vraiment.
- Je dois recommencer.
- Pardon ?
- Je dois y parvenir. On a fait un marché, Renart. Tu sais, plus que n’importe qui d’autre, ce que signifie tenir sa parole. Je t’ai retrouvé.
- Sans réellement qu’il me cherche.
- Peut-être, mais sans lui, je n’aurai jamais eu l’idée de te chercher à Angoulême. J’ai une parole à tenir.
- Je vois.
Il s’abîma dans une longue réflexion. Ysombre en profita pour détailler sa stature et son visage, mûris et renforcés depuis qu’elle l’avait quitté.
Il est devenu beau.
Elle voyait toujours la fougue et l’espièglerie dans ses prunelles pâles, mais affadies, assourdies par un poids dont elle ignorait l’origine.
- Au fait… Je… Le nobliau. Charlie. Il a lu la médaille. Mon prénom.
Le regard du voleur roux devint curieux. Pas-de-lune respira profondément.
- Je m’appelle Ysombre.
- Comme ça te va bien, souffla Renart après un temps. C’est un beau prénom.
Il s’éclaircit la gorge.
- Bienvenue… Ysombre. Pas-de-lune. Tu sais, je…
Il retrouva enfin ce sourire lumineux, solaire, dont la voleuse se souvenait si bien. Elle sentit la tête lui tourner.
- Je suis vraiment heureux que tu m’aies retrouvé.
Il tendait la main. Ysombre la serra, profitant du contact de sa peau pour s’assurer qu’il était réel.
- Moi aussi. Si tu savais combien de fois cette promesse m’a sauvé la vie…
Elle caressait le pendentif lunaire sur sa poitrine.
- A propos, Renart…
Il sourit à nouveau.
- Cela faisait longtemps que personne ne m’avait appelé comme ça.
- Joli surnom, au fait.
Le voleur resta silencieux. Il ne voulait pas lui dire tout de suite qu’il avait choisi ce surnom en souvenir d’elle. Quant à Ysombre, elle faisait semblant de sourire, mais elle savait qu’elle n’apportait que des nouvelles terribles.
- Renart… Écoute-moi. J’ai… j’ai rencontré Géraud.
- C’est vrai ?
Il s’était levé à demi ; ses yeux étincelaient.
- Il vivait à Montferrand.
- Vivait ?
- Il était aubergiste. Tu te rends compte ? Aubergiste !
- Pas-de-lune… Pourquoi tu…
- Il avait la tuberculose.
- Il est…
Les larmes envahirent la voix d’Ysombre.
- Il est mort, oui. Je l’avais dans les bras. Il a demandé à avoir de tes nouvelles. C’était son dernier vœu.
Elle vit les yeux de son ami s’embuer et, pour la première fois, elle s’autorisa à pleurer réellement la mort de son père.
- Et Bleunwenn ?
- Géraud m’a dit qu’elle…
Ysombre déglutit pour apaiser ses sanglots.
- … elle a été prise.
- Et ?
- On l’a pendue.
Il eut un hoquet.
- Renart, je… suis désolée de t’apporter d’aussi horribles nouvelles.
- Tu as bien fait de me dire la vérité.
Mais sa voix se distordait sous le choc et le poids de la tristesse.
- Elle me fait mal, avoua Ysombre d’une voix sourde.
Les pleurs durèrent encore quelques temps. Renart comme Ysombre savaient qu’il était inutile de cacher leur douleur l’un à l’autre. La voleuse revoyait passer le tableau atroce du corps de sa mère desséché sur l’échafaud et celui de Géraud s’étouffant dans son propre sang.
- Cela fait combien de temps ?
- A peine un mois. Il… Il s’est battu pour que Bleunwenn ait une sépulture. Il a été enterré au même endroit.
- Tu me montreras ?
- Oui.
Un long silence affligé suivit, puis Renart essuya son nez.
- Qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Retrouver Urfé demain et tenir ma parole.
- Et après ? Est-ce que tu veux… rester ici ?
Pas-de-lune réfléchit.
- Je ne sais pas encore. Je n’ai pas envie de te laisser à nouveau.
- Mais tu n’as pas envie non plus de faire partie de ma bande, c’est ça ?
Elle releva les yeux et contempla le visage allongé sous les mèches rousses, avec une expression résignée.
- Pour tout te dire… j’appréciais d’être indépendante.
L’Oiseau de Nuit joignit les mains en croisant les doigts et soudain, évita son regard.
- Et si… et si on partait, tous les deux ? Sans la bande ?
Ysombre sursauta. Elle scruta ses yeux lunaires et comprit d’où venait le ternissement qu’elle avait remarqué dans leur éclat.
C’était de la fatigue. Le poids des responsabilités.
- Tu veux vraiment faire ça ?
- Seulement si tu veux bien de moi.
- Si je veux bien de toi ?
Elle faillit éclater de rire.
- Renart ! Si je veux bien de toi ? Je viens de passer trois ans à attendre de te revoir ! Ma seule raison de vivre était de te chercher !
Elle se racla la gorge pour reprendre sur un ton plus sérieux :
- Tu es mon complice, Renart. S’il y a quelqu’un dont j’aurai toujours besoin, c’est bien toi. Tu…
A nouveau sa voix se brisa. Elle n’en avait plus de honte.
- Tu es tout ce qu’il me reste au monde maintenant qu’ils sont morts.
Il hocha silencieusement la tête et l’observa. Il paraissait vérifier le moindre de ses gestes, comme s’il craignait quelque chose.
En vérité, il s’en délectait. Il avait si souvent cru qu’il ne la reverrait plus jamais.
- Et ton nobliau, ce n’est personne ?
Ysombre ne perçut pas la vibration inquiète dans sa voix. Elle entoura ses genoux de ses bras.
- On ne peut pas vraiment dire personne. Il m’a sauvé la vie deux-trois fois. Et réciproquement.
- Hum.
- Mais on ne peut pas dire qu’il m’aide. C’est un incapable notoire et une véritable perdrix. Il s’améliore un peu, mais ça restera un nobliau.
- Je vois, répéta le voleur, le regard plongé dans le feu de l’âtre.
- Et ta Séraphine ?
- Quoi, Séraphine ?
- Elle est… ton lieutenant depuis longtemps ?
- Depuis que je suis arrivé ici. A vrai dire, elle ne m’a pas vraiment laissé le choix. C’était déjà le second du chef précédent. Elle allait prendre la tête, mais ça ne lui plaisait pas. L’indépendance est sa seconde nature… Un peu comme toi.
Ils sourirent.
- Elle a profité que je briguais la place pour me la laisser, à condition que je la prenne comme second. Sinon, c’était dehors. J’ai accepté.
Ysombre hocha la tête.
- Et ce n’est pas… autre chose que ton second ?
Renart eut un sourire malicieux et intrigué, celui de ses souvenirs.
- Tu penses à autre chose ?
Elle haussa les épaules pour paraître détachée. Elle n’aurait pas dû poser la question.
- Je veux dire, est-ce qu’elle va t’en vouloir de partir ?
- Pour être tout à fait franc, nous avons été amants. Mais rien d’assez significatif pour qu’elle me coure après.
Ysombre sentit quelque chose de froid passer au niveau de son cou. Séraphine…
Ils restèrent un moment à contempler le feu dans l’âtre. Puis Renart se leva.
- Prends une paillasse ici pour dormir. Tu retrouveras ton nobliau au petit matin.
Pas-de-Lune inspira profondément.
- Renart… Tu veux bien m’aider ?
Il se retourna vers elle.
- A quoi ?
- A tenir ma parole. A reprendre le calice. Je veux que ce marché soit propre et terminé. Je n’y arriverai pas seule.
- Waouh, ça a dû te coûter à dire, se moqua le chef de la bande.
- S’il te plaît.
Il retrouva soudain son sérieux et retourna s’asseoir près d’elle. Plus près qu’avant.
- On ira chercher ton calice. Je t’aiderai.
Elle tendit la main et il la prit, la serra, comme pour un serment. Ysombre ferma les yeux. Elle avait une dernière chose à lui demander.
- Juste toi et moi ?
Il laissa couler la lueur de lune de ses yeux dans ceux d’Ysombre. Leur obscurité palpitante ne l’effrayait pas.
- Juste toi et moi, répondit-il. Comme au bon vieux temps.
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