Episode 1
Les pelletés de terre s'abattent sur le cercueil. Peu de monde est venu. La famille proche et quelques amies proches. Personne ne prononce quoique ce soit. Seul le bruit de la terre qui tombe sur le couvercle en bois perturbe le silence pesant, empli de tristesse. Enfin, lorsque le trou est rebouché, les silhouettes tout en noir, tendu au-dessus du rectangle de terre retourné se recueillent quelques minutes encore avant de se détourner et de s'éloigner d'un pas lourd. Il semble qu'ils portent tous le poids du monde sur leurs épaules. Leur yeux vides plongé dans le vague, rougies par les larmes versées, voient défiler les derniers moments heureux et triste de celle qu'ils viennent de perdre.
Je les observe depuis un moment déjà et soudain je réalise que je ne sais pas qui ils viennent d'enterrer. Je sais je suis curieuse mais je ne peux m'en empêcher. Je m'approche discrètement de la tombe, et cherche sur la petite plaque de marbre temporaire posé devant le carré de terre l'identité de ce mystérieux défunt.
Alors que mes yeux déchiffrent le nom soigneusement gravé dans la plaque, une douleur fulgurante me vrille le crâne. Un flash blanc m'aveugle et j'entends une voix qui semble s'adresser à moi « Anna ! ». Je cligne des yeux plusieurs fois et retrouve ma vision. La défunte est une certaine Anna.
Il y a quelque chose d'étrange.
Pourquoi cette voix m'a semblé si familière, pourquoi j'ai la sensation que le nom sur cette plaque est le mien ? Et puis qui suis-je ? Avant ce flash je ne me rappelais même pas de mon prénom. Qu'est-ce que je fabrique dans un cimetière ? Le premier souvenir que j'ai c'est cette vision des proches de la défunte autour de la tombe à attendre que la terre ait rebouché le trou, il y a quelques minutes seulement. J'ai beau chercher je suis incapable de me souvenir de ce qu'il s’est passé avant.
Réfléchis. Réfléchis !
Je me lève d'un bond et je rejoins en courant le groupe qui a presque atteint le bout de l'allée. Je ne cherche plus à être discrète. J'arrive à leur hauteur et je me mets à marcher à leur rythme. Ils ne m'ont pas encore remarqué. Je me racle doucement la gorge, espérant que l'un d'entre eux tourne la tête vers moi, mais rien à faire ils continuent de se trainer sur le chemin, se tenant par les épaules pour se soutenir et de consoler mutuellement. Tant pis je tente quand même le coup.
- Excusez-moi, je sais que c'est totalement déplacé mais puis-je vous demander qui vous avez perdu ? Comprenez-moi, il ne s'agit pas là d'une curiosité mal placé seulement j'ai perdu la mémoire et j'ai le sentiment que...
Mais je m'arrête là.
Je ne vais pas au bout de ma justification parce quelque chose cloche. Aucun d'eux n'a réagi à ma question pourtant pas banale et qui aurait au moins pu leur faire froncer les sourcils mais non rien, à croire que le son de ma voix ne leur est pas parvenu.
Une explication aussi tirer par les cheveux qu'irréel germe rapidement dans mon esprit. Il ne me reste plus qu'à faire une chose pour me prouver que je délire complètement et qu'il serait temps pour moi d'aller consulter.
Je dépasse le groupe et me mets à bonne distance d'eux sur leur route. Ils seront obligés de me remarquer, de notifier ma présence s'ils ne veulent pas me rentrer dedans. J'attends anxieuse qu'ils arrivent à ma hauteur. J'agite les bras pour essayer d'attirer leur attention mais rien y fait. Ils passent à côté de moi comme si j'étais transparente, comme si je n'existais pas. Mais maintenant je sais que cette idée folle qui a germé dans mon esprit tout à l'heure, aussi impensable soit elle, est sûrement l'explication à tout ce qui m'arrive.
Je suis abattu, je n'ai plus de force, je tombe à genoux, incapable d'affronter la vérité en face.
Je suis morte.
Et la tombe que je viens de voir est la mienne.
Les gens qui viennent de partir, ma famille, mes amis.
Je ne sais plus quoi faire. Que faire ? De toute façon je suis un fantôme ! Je suis morte, je n'existe plus et je ne me rappelle même plus de qui je suis. Enfin si, je sais que je m'appelle Anna. Mais à quoi peut bien me servir un prénom s'il n'y a personne pour m'appeler ?
- Eh toi ! Lève-toi du milieu du chemin tu gênes !
Instinctivement je lève les yeux en entendant quelqu'un parlé. Je cherche la personne à qui il parle mais il n'y a personne.
- C'est à toi que je parle, oui. Alors vire de là !
Je le regarde de nouveau, un jeune homme dans la vingtaine qui conduit une voiturette avec des outils d'entretien chargé à l'arrière, et je comprends que c'est à moi qu'il parle. Il me regarde. Ses yeux ne passent pas à travers moi, il me voit, il me parle, il sait que je suis là. Mais comment c'est possible ? Je suis morte !
- Mais tu me vois !
- Bien sûr que je te vois, je te vois, je t'entends et tu me gènes !
- Mais alors ça voudrait dire que je ne suis pas vraiment mo... Je commence.
- Si tu es morte, ou en tout cas tu es un fantôme. Mais ça ne t'empêche pas de me gêner là, alors bouge. Il faut que je te le demande combien de fois ? Me coupe-t-il.
Je le regarde les yeux ouverts grand comme des soucoupes, je ne me vois peut-être pas mais je sais que je dois avoir l'air complètement idiote et surprise.
- Mais... Et toi ?
- Quoi moi ? Demande-t-il brusquement.
- Toi tu es vivant ? Ou comme moi ?
- A ton avis ? J'ai l'air comment là ?
- Eh bien... Tu m'as l'air vivant.
Son visage qui sur-jouait l'attente de ma réponse s'affaisse au moment où je réponds. Me suis-je trompée ?
- Pfff ! Tu as encore pas mal de choses à apprendre toi... Dit-il d'un ton légèrement désespéré.
Sûrement exaspéré que je ne me pousse pas du chemin alors qu'il souhaitait passer, il re démarre sa voiturette et fonce droit sur moi, mais au ralenti. Je me décale vivement et le laisse me dépasser avant de me raviser. J'ai plein de questions à lui poser moi ! Je me mets alors à courir pour le rattraper, heureusement pour moi ce n'est pas leur importante vitesse qui caractérise les voiturettes de golf. J'arrive bien assez vite à sa hauteur et comme il n'y a pas de portières je me glisse sur le siège passager alors que le véhicule est en mouvement. Surpris il se tourne vers moi.
- Eh ! Mais qu'est-ce que tu fous là ! Dégage et laisse-moi faire mon boulot !
- Si tu n'es pas vivant, ça veut dire que tu es dans la même situation que moi, je me trompe ? Dis-je en ignorant ce qu'il vient de dire et sans attendre sa réponse je reprends. Et donc, je peux savoir ce que tu fabriques là ? Comment se fait-il que tu puisses « travailler » alors que tu es mort ? On n'est pas sensé ne pas pouvoir intervenir dans la vie des gens vivant normalement ?
- Tu t'entends un peu ? « Normalement ? » Est-ce que cette situation, le fait d'être mort et de quand même être là est « normale » d'après toi ? Non ! Donc ne te torture pas l'esprit et fait ce que tu veux. Les seules différences qu'il y a entre nous et les vivants c’est qu'ils ne nous voient pas et qu'on a aucun besoin biologique, manger, boire, aller aux toilettes et tout ça c'est fini, tu peux oublier. Donc va faire ce que tu veux et fiche moi la paix !
Je prends le temps d'intégrer toutes ces infos avant de le questionner de nouveaux.
- Mais si on peut faire ce qu'on veut pourquoi travailles-tu et dans un cimetière en plus de ça ?
Il hésite de longues minutes avant de me répondre, si bien que je crois d'abord qu'il va simplement ignorer cette question. Mais il finit par ouvrir la bouche pour me répondre.
- Parce que je tiens à le faire.
Tout en disant cela il arrête la mini voiture et me désigne un homme courbé sur une tombe qui semble arracher les mauvaises herbes pour ensuite les mettre dans la grosse brouette qu'il traine.
- Tu vois cet homme-là bas ? Me demande-t-il.
Je hoche la tête.
- C'est mon père. Ma mère est allée voir ailleurs peu de temps après ma naissance, elle s'est sûrement remariée, je ne l'ai jamais vraiment connu et ce n'est pas maintenant que j'ai envie de faire sa connaissance. Toujours est-il que mon père m'a élevé seul en travaillant dans ce cimetière. Lorsque je suis mort, il s'est retrouvé seul. Je l'aide donc comme je peux et j'essaye de prendre soins de lui comme lui a pris soins de moi.
Je ne dis rien, je suis touchée par son histoire. Il tourne la tête vers moi et avant que je n’aie le temps de réagir il me pousse en dehors de la voiturette.
- Voilà, le quart d'heure sentimentale est fini, maintenant dégage et va voir ailleurs si j'y suis !
J’atterrie sur le sol violemment et je ressens une vive douleur dans mon coude, première partie de mon corps à avoir touché le sol. Surprise j’en oublie qu’il vient de me pousser et je me tourne vers lui alors qu’il n’est pas encore parti.
- Ça m’a fait mal ! Dis-je plus sous la forme d’une question que d’une accusation.
Il s’arrête et me regarde.
- Ah bon ?
- Et bien… pourquoi toi non ?
- Non, moi je ne ressens plus la douleur ce qui est logique puisque mon corps et mes cellules ont arrêté d’évoluer, je suis tel que je suis lorsque je suis mort.
- Mais alors… comment c’est possible ?
- Je n’en sais rien.
Sur ces mots il regarde de nouveau devant lui et repars pour travailler. Je reste sur place quelques minutes le temps d’intégrer tout ce que je viens d’apprendre, lorsque je réalise soudain que ma famille est sur le point de quitter le cimetière. Je les rejoins en courant et les accompagne jusque chez eux.
Je vois les jeunes de mon âge, mes amis, manger avec ma famille, se rappeler les bons souvenirs qu’ils avaient avec moi, ceux que j’ai oublié pour la plupart. Pendant qu’ils mangent je monte faire un tour dans ma chambre à l’étage, ce n’est pas compliqué pour la trouver, il y a marqué « Anna » sur la porte, j’en conclu donc que c’était mon petit chez moi.
A l’intérieur tous ces objets me semblent bien seuls sans leur propriétaire qui donnait un sens à leur présence dans cette chambre. Et malheureusement je ne me souviens de rien, je me sens telle une étrangère qui n’a pas sa place ici mais qui cherche à s’approprier les lieux. Je m’assoie sur le lit et détails le moindre objet, chaque meuble, les lumières, les ombres que le soleil projette à travers la fenêtre.
J’ignore comment je suis morte, je ne sais que faire. Que dois-je faire au juste ? « Va faire ce que tu veux » m’avait dit ce type désagréable dans le cimetière. Je veux bien moi, mais qu’est-ce que je veux ? Je n’en sais rien, à part peut-être vivre. Mais je me doute bien que c’est impossible, je suis morte, je ne peux pas « revivre » après être morte. Mais il y a tellement de choses que je devais avoir envie de faire et que je pourrais faire. Pour tenter de me souvenir de ce qu'il s'est passé. Ne serait-ce que savoir comment je suis morte...
Je me lève et observe chaque objet, j'en prends quelques-uns pour tester des textures, des odeurs, rien ne me revient. Je m'approche de la bibliothèque et je découvre beaucoup de romans ainsi que plusieurs livres pour apprendre le coréen. Interloquée j'en saisi un et je l'ouvre. Je le feuillette mais je n'y comprends rien, aucun souvenir ne me revient non plus. Déçu je repose le manuel. Je m'approche du bureau et farfouille dans les tiroirs. Il y a toutes sortes de fournitures scolaires, ainsi qu'un carnet enfouit sous une pile de papier. Je le prends et commence à lire. L'écriture est enfantine, je comprends alors que j'avais commencé à écrire ce carnet dans mon enfance. Une dizaine de pages plus loin, plus rien. Je n'avais pas dû réussir à tenir le rythme et j'avais du préféré arrêter de le remplir. Je m'apprête à le refermer quand je devine à travers l'épaisseur du papier une autre écriture, une page plus loin.
L'écriture est différente, plus mature. Cette partie-là du carnet est plus récente, ça se voit. Il s'agit de vocabulaire de coréen, d'information sur des groupes de chanteurs, sur des séries télé, des acteurs... Et il y a de nombreuses pages remplies les unes après les autres comme ça, jusqu'à à peu près la moitié du carnet. Je retourne m'asseoir sur le lit, le carnet en main. Je réfléchis. J'ai l'impression d'avoir trouvé ma réponse à la question « que faire ? ». Le coréen avait l'air d'avoir une place très importante dans ma vie en tant que vivante surtout sur les derniers moments de ma vie. Pour retrouver la mémoire je pense que le mieux c'est de me replonger dans ce qui faisait mon quotidien.
Je passe le reste de la journée enfermée dans la chambre à lire chacune des pages récentes du carnet, j'essaye d'intégrer le vocabulaire, de reconnaître des groupes de musique avec leurs noms et leurs photos mais dès que je tourne la page j’en oublie aussitôt les visages et le contenue, pareil pour les films et les séries qui se nomment en réalité des dramas. J'essaye de faire en sorte que des flashs me reviennent mais rien.
J'arrive à la dernière page du carnet, la seule chose que j’ai retenu c’est qu’il y a pas mal de contenu, et que je vais me concentrer sur les pages de notions de coréen plutôt que sur celles avec les stars, les films et les séries. Par contre ce qui est compliqué avec le coréen, c’est qu’il va falloir que j’intègre le mot avec sa sonorité, son écriture et sa traduction. La seule chose que j'ai travaillé vraiment jusqu'à présent est ce qu'il y avait sur les premières pages, l'alphabet coréen, le Hangeul il me semble.
Par contre la dernière page m’interpelle, il n'y a rien dessus, à part deux mots. Une question.
« Un correspondant ? »
Puis plus rien.
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