Inspiration

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L’arrivée

Alex Laplace inspira profondément l'air frais de ce début de soirée en refermant la portière de sa voiture. Devant lui, la ferme fortifiée se dressait, massive et austère, exactement comme sur les photographies envoyées par l’agence de location. Il avait conduit toute la journée pour atteindre ce coin perdu. Une halte rapide en fin d’après-midi dans la rue commerçante de la ville voisine lui avait permis de récupérer les clés. Après un repas avalé à la hâte dans une brasserie voisine, il avait repris la route pour enfin arriver ici. Il était fatigué par le voyage et avait hâte de s’installer et de trouver un peu de repos. Décidant de remettre le déchargement de son coffre au lendemain matin, il se contenta de prendre son sac de voyage, une bouteille de vin et son ordinateur. Il avait prévu suffisamment de provisions pour plusieurs jours, dans l’espoir d’éviter toute sortie inutile. Alex cherchait la solitude et le calme. Avec un soupir de soulagement, il saisit la clé, s’approcha de la grande porte en bois massif et l’ouvrit. « Ouf ! » se dit-il en entrant dans la vielle demeure.

Le vestibule s’ouvrait sur un salon à la décoration sobre. Quelques tableaux ornaient les murs, et les meubles, simples et peu nombreux, laissaient l’espace dégagé. Au centre de la pièce trônait un grand canapé à l’allure accueillante, qui semblait presque l’inviter à s’y abandonner. Alex posa son sac dans l’entrée et jeta un coup d’œil autour de lui à la recherche de la salle à manger. Il la trouva rapidement, avec en son centre une grande table en bois d’un style des plus rustiques.

La pièce voisine était une immense cuisine.

— Hé bien, ça alors ! Voilà une cuisine d’antan, assez grande pour accueillir une demi-douzaine de personnes, se dit-il en souriant.

Après avoir fouillé dans plusieurs tiroirs à la recherche d’un tire-bouchon, il finit par trouver l’objet convoité. Avec un soupir de satisfaction, il ouvrit la bouteille de Saint-Émilion, versa un verre généreux, puis retourna au salon. D’un geste las, il se laissa tomber dans le canapé, savourant le confort qu’il offrait. Il aurait aimé allumer un feu dans la grande cheminée, mais la fatigue de cette journée de voyage le retenait. Le verre à la main, il décida de simplement profiter du calme enveloppant de la maison. Un employé de l’agence était passé la veille pour allumer le chauffage et le feu n’était pas indispensable.

Il but trois verres de vin puis se décida à chercher sa chambre et se coucher. La journée avait été rude. A l’étage se trouvait une grande chambre dans laquelle il trouva un immense lit sur lequel l’attendait une boîte de bonbons enveloppée de papier cadeau. Une carte de bienvenue était agrafée à l’un des rubans de couleur.

— Ils savent recevoir par ici, c’est incontestable ! se dit-il, impressionné par cette attention.

Une belle salle de bain jouxtait la chambre et Alex y entra pour prendre une longue douche bienfaisante. L’eau était brûlante et lui fit beaucoup de bien. Délassé, il entra dans son lit avec volupté. Il voulut lire un peu avant de s’endormir et sortit « La Guerre des Gaules » de Jules César, le livre qu’il avait commencé la veille. Mais en quelques minutes, Alex fut terrassé par le chef romain et sombra dans un sommeil profond.

La nuit

Alex fut réveillé vers une heure du matin par le bruit d’un frottement violent. Il émergea péniblement du sommeil et alluma sa lampe de chevet. Naturellement, la pièce était vide. Il reposa sa tête sur son oreiller et soupira. Il ne savait pas vraiment ce qui l’avait sorti du sommeil, mais cela l’agaçait.

— J’ai dû rêver ! se dit-il en appuyant sur l’interrupteur.

L’obscurité de retour, il ferma les yeux.

Cette fois, un craquement lugubre retentit au fond de la maison. Alex essaya brièvement de se convaincre que cela n’avait pas d’importance mais en vain. Il ralluma la lumière et se leva en grommelant. Il se dirigea maladroitement vers l’endroit d’où le bruit lui semblait provenir. Il descendit l’escalier et se retrouva dans le salon. Il n’y avait personne, et tout était en ordre. Un peu désorienté, Alex retourna dans sa chambre.

— Les vielles baraques, ça grince ! se dit-il, en se glissant sous les draps.

La cloison située en droite de son lit émit alors de courts bruits évoquant une cavalcade de petits pas. Alex se redressa brusquement.

— Des rats ! Il y a des rats dans les murs ! Saloperie de rongeurs !

Alex n’aimait pas ces animaux et il en avait même un peu peur. Il frappa le mur de la main et le bruit se tut. Il était maintenant complètement réveillé bien que la fatigue soit toujours là. Son esprit commença à dériver lentement vers des territoires effrayants. Il se mit à penser à son second roman et revécut le dernier entretien qu’il avait eu avec son éditeur.

 — Alex, coco, tu ne peux pas te contenter de ventes aussi médiocres. En tout cas, moi, je ne m’en contente pas, et je te parle en tant qu’éditeur ! » lui avait lancé son patron, un certain Daniel Accidenti.

Trois ans plus tôt, Alex avait signé avec une petite maison d’édition appelée « Pyramides ». Cette jeune société, spécialisée dans la publication de romans de fantasy destinés à un public qualifié de « jeunes adultes », était dirigée par Daniel Accidenti, qui se faisait appeler « Dan » par ses collaborateurs. Le premier livre d’Alex avait été publié lorsqu’il avait gagné un concours et s’intitulait « Le vol du dragon ». Le succès commercial avait été correct, sans plus, et Alex se demandait parfois dans quel mesure les ventes n’avaient pas été tirées par la médiatisation du concours. En tout cas, pyramides lui avait proposé un contrat et il avait eu, à ce moment, l’impression d’être au paradis. Son second livre, « L’entre-deux mondes maléfique » avait, quant à lui, été un échec commercial retentissant. La menace d’être évincé des éditions Pyramides hantait Alex, et les bruits mystérieux qui résonnaient dans la maison ne faisaient qu’exacerber son angoisse. Il avait loué cette ferme fortifiée pour se plonger dans des conditions idéales, espérant trouver l’inspiration nécessaire pour écrire son troisième roman. « Mon roman de la dernière chance », se répétait-il avec un sentiment de panique. Incapable de trouver le sommeil, il se tortilla dans son lit avant de céder à l’inquiétude et de se lever. Les bruits continuaient de plus belle.

— Maudites bestioles !

Il se mit à arpenter la maison, décidé à découvrir l’origine de ces bruits étranges qui l’empêchaient de fermer l’œil. Très vite, il eut l’impression que les sons s’éteignaient dès qu’il entrait dans une pièce, pour réapparaître ailleurs, comme si une présence insaisissable se jouait de lui.

Pendant une bonne demi-heure, Alex se lança dans une étrange variation du jeu du chat et de la souris, ou plutôt du chat et du rat. Finalement, il abandonna, retourna dans son lit et ferma les yeux.

L’image de son éditeur se dissipa, remplacée par celle d’Elsa, sa compagne. Ou plutôt, son ex-compagne. Ses pensées dérivèrent jusqu’à leur dernière dispute – « la scène finale », pensa-t-il avec une amertume mordante.

Elsa et lui s’étaient déchirés sur une foule de sujets, mais ce qui le hantait le plus, c’est qu’elle avait pris Pitchounet, leur chat, lorsqu’elle avait claqué la porte.

— Tu n’as pas à t’octroyer la garde de Pipi, c’est notre chat !, lui avait-il dit, la gorge serrée, tentant de contenir ses larmes.

— Pipi est mon chat. C’est moi qui l’ai adopté, et bien avant de te rencontrer, avait-elle répliqué d’un air triomphant.

Allongé dans l’obscurité, Alex savait qu’il ne trouverait pas le sommeil en ressassant ces souvenirs douloureux.

— J’aurais bien besoin de toi en ce moment, mon vieux Pipi… Toi, tu saurais comment calmer ces maudits rongeurs, murmura-t-il avec tristesse.

Il termina la bouteille de Saint-Émilion et, à bout de forces, s’effondra enfin sur son lit, des mouchoirs en papier enfoncés dans les oreilles.

Réveil

Le réveil d’Alex fut particulièrement pénible. Il était épuisé et assommé par l’excès de vin de la veille. Il extirpa les mouchoirs qui obstruaient ses oreilles avant de descendre, à pas lourds, l’escalier menant à la cuisine. Il avait décidé de se préparer le café le plus fort de la planète. Fouillant dans le placard, il trouva un paquet de café moulu entamé laissé là par les locataires précédents. Pas besoin d’aller fouiller dans le coffre de sa voiture ! Alex remplit le filtre de la cafetière à ras bord. Il fallait qu’il se secoue et qu’il commence à réfléchir à ce nouveau roman. Pendant que le café coulait dans un bruit régulier et apaisant, Alex sortit un sachet de croissants industriels de son sac à dos. « Ça fera l’affaire », se dit-il en mordant dans l’un d’eux. Il irait vider le coffre de sa voiture plus tard et ramènerait ses réserves de nourriture.

Pour l’instant, il avait une autre idée en tête : allumer un feu dans la cheminée. « Rien de tel pour changer l’atmosphère de cette baraque… Et qui sait, pensa-t-il, peut-être que ça fera fuir ces fichus rongeurs ! »

Le compartiment situé sous le foyer contenait une belle réserve de petit bois et de branches plus épaisses, parfaites pour allumer un feu digne de ce nom. Malgré son enthousiasme, Alex n’était pas très à l’aise avec les cheminées. Ayant grandi dans un appartement, il ne connaissait des cheminées que celle de la maison de sa grand-mère et Mémé faisait rarement du feu car elle disait que cela déposait de la poussière partout. Il commença par se brûler avec une allumette et lâcha un juron puissant. Grommelant, il tenta à nouveau sa chance. Alors qu’une flamme timide s’élevait dans le foyer, le glougloutement du café en train de couler résonnait doucement.

Ce bruit-là, au moins, était un vrai réconfort. « Maintenant, je mets des morceaux de bois plus gros ! » Alex attrapa plusieurs branches qu’il disposa soigneusement sur son feu naissant. Mais à peine eut-il terminé que tout s’écroula, et les flammes vacillèrent avant de s’éteindre.

Misérable, il s’apprêtait à lâcher une nouvelle bordée de jurons, quand une petite voix aiguë s’éleva dans son dos :

— Non, non, non… pas comme cela ! Vous vous y prenez fort mal.

Alex se retourna vivement. Ses yeux s’écarquillèrent à la vue de l’être qui se tenait devant lui. Il s’agissait d’un petit lutin maigrichon, portant un pantalon court, une chemisette assortie et un bonnet rouge. Ses mains et ses pieds étaient très grands, et son visage fin respirait l’intelligence.

— Qui… qui… qui êtes-vous ? bredouilla le romancier. Il se sentait complètement dépassé par la situation. Il faut dire que le lutin qui se tenait devant lui ressemblait comme deux gouttes d’eau à certains personnages de son premier roman…

— Bonjour, je me nomme Critobule et je vous salue. À qui ai-je l’honneur ? lui dit le petit bonhomme.

— Bonjour, répondit le romancier, je m’appelle Alex Laplace et j’ai loué cette ferme pour avoir la paix et écrire mon prochain roman. Vous n’êtes certainement pas réel, je crois que vous êtes tout simplement une hallucination… mais je vous salue quand même, on ne sait jamais !

Critobule sourit en arquant légèrement un sourcil, puis répondit :

— Pardonnez-moi, Alex, mais j’insiste sur le fait que je suis bien réel ! De même que toute ma famille. Nous sommes arrivés hier. À ce propos, j’étais venu vous trouver pour vous présenter mes excuses pour le bruit que nous avons fait cette nuit. Les enfants étaient intenables, tout le monde était énervé et fatigué, et nous vous avons terriblement dérangé. Pardon !

Alex posa sa boîte d’allumettes. C’est le stress de ce nouveau roman qui me perturbe, se dit-il, je vais prendre un café et ça ira mieux.

Il entra dans la cuisine en quête d’un bol, ouvrit le premier placard qu’il vit et se dirigea vers la cafetière.

— Je vois que vous m’en voulez, lui dit le lutin en lui emboîtant le pas, et j’en suis navré.

Alex avait trouvé un bol et le remplissait maintenant à ras bord de café fumant.

— Il faut que vous sachiez que ma famille a traversé des épreuves particulièrement pénibles ces derniers temps. Nous sommes, en quelque sorte, des réfugiés ! expliqua le lutin sur un ton affligé.

Alex se tourna vers lui et le fixa.

— Pour une hallucination, vous êtes tenace ! Avez-vous l’intention de me suivre partout pour me raconter vos histoires ?

— Loin de moi l’idée de vous importuner, Alex, je voulais simplement vous présenter mes excuses pour le dérangement, afin que nous partions sur de bonnes bases, vous et nous, pour les semaines à venir.

Alex se figea.

— Quoi ? Vous avez l’intention de me coller au train pendant tout mon séjour ? Mais j’ai besoin de calme, moi ! J’écris un roman ! Vous savez ce que cela veut dire, hein ? Des journées entières à se creuser la tête, des hectolitres de café, des migraines, le doute et la peur de ne pas arriver au bout, des migraines…

— Vous avez dit deux fois « migraines », le coupa le gnome.

— Hum, c’est parce que c’est clairement ce qu’il y a de pire quand on écrit, répondit Alex, coupé dans son élan. Mais allez-y, Critobule, racontez-moi votre vie pendant que je prends mon café ! Après tout, ai-je le choix ? Les hallucinations ne se commandent pas, il me semble ! Et qui sait, peut-être qu’à travers votre baratin, mon cerveau cherche à me faire passer des idées intéressantes pour mon prochain bouquin !

Alex termina sa phrase puis porta son bol à ses lèvres. S’ensuivit un long et puissant bruit de succion.

Critobule croisa ses bras sur son torse et prit une profonde inspiration.

— Je prends votre mauvaise humeur pour un effet de votre fatigue, Alex, et je ne m’en formalise pas. Je vais vous expliquer pourquoi nous sommes arrivés si tard et avons troublé votre quiétude, puis je vous laisserai travailler.

— Ben voyons ! J’espère que votre histoire est originale, mon vieux, car en matière d’histoire, je dois vous dire que suis assez exigeant.

L’histoire

Tout en se resservant un bol de café, Alex proposa à son visiteur de prendre place sur une chaise en face de lui.

— Voulez-vous du café ? Hallucination ou pas, mon éducation me dicte de vous proposer quelque chose.

— C’est très aimable à vous, je vous remercie, mais j’ai déjà déjeuné.

Après avoir pris un peu d’élan, Critobule sauta sur la chaise qui était un peu haute pour lui.

Il poursuivit.

— Ma famille a été obligé de déménager en urgence car notre logis était devenu soudainement absolument inhabitable. Vous pouvez aisément imaginer le stress que cela représente pour tout le monde et en particulier pour les plus jeunes. Nous avons cherché une solution dans l’urgence et nous avons identifié cette ancienne bâtisse qui semblait offrir un environnement agréable. Et nous voilà. Critobule croisa ses gros doigts sur sa poitrine maigrelette.

— Quoi ? C’est ça votre histoire ? Vous avez gâché ma nuit, vous êtes en train de ruiner mon petit déjeuner et c’est tout ce que vous avez à me donner comme explication ? C’est une mauvaise blague mon vieux ! Si vous provenez de mon inconscient comme je le pense, je vous conseille de vous justifier un peu mieux ou cela va mal finir, croyez-moi ! Alex fixait l’apparition d’un œil agacé. Les vapeurs de Saint Emilion agissaient toujours sur son humeur.

— Ainsi, vous pensez toujours que je suis une hallucination ! Vous êtes têtu tout de même. Et le remue-ménage de cette nuit ? C’était une hallucination peut-être ?

— Des rats mon cher, ce brouhaha est dû à ces maudits rongeurs ! Alors quoi ? Continuez donc votre « saga » ! Je vais même prendre un bloc et un crayon pour pouvoir noter certains éléments. Après tout, cette aventure est avant tout le fruit de mon cerveau et il est bien normal que j’en garde une trace. On ne sait jamais, cela pourrait m’être utile pour mon prochain livre ! Alex sourit à cette perspective.

— Des rats ? Mais non voyons ! Jamais nous autres Lutin des forêts, n’accepterions de cohabiter avec ces animaux ! Comment pouvez-vous ne serait-ce qu’y penser ? Le visage de Critobule reflétait le dégoût.

— Peut importe ! Inutile de vous vexer. Je viens de réaliser que je commence à travailler dès le petit déjeuner. Hé oui, discuter avec vous me permet de commencer à réfléchir à mon livre. Remarquable ! Louer cette maison isolée était une bonne idée !, ajouta-t-il en saisissant un bloc note et un stylo. Allez-y Critobule, poursuivez donc votre récit !

Le lutin décroisa les mains et prit une longue inspiration.

— Nous logions dans une belle demeure à environ 30 km d’ici. Spacieuse, confortable, bien isolée, cette maison nous plaisait beaucoup et nous y vivions depuis plusieurs générations. Jamais aucun problème avec les humains qui y vivaient. Les murs étaient épais et atténuaient très bien les bruits des uns et des autres. Personne n’allait jamais dans le grenier et nous y avions aménagé une salle de jeu pour les enfants ainsi qu’une salle de sport. C’est important ça, le sport !

Alex posa son bol vide et saisit son stylo.

— Je note l’idée d’avoir deux mondes dans une même maison mais sans véritable contact entre eux. Cela pourrait me servir ! L’image est intéressante quoique cette situation soit complétement loufoque.

— Cela vous étonne-t-il de la part d’une hallucination ? répliqua Critobule, légèrement agacé.

— Ecoutez, laissons cette histoire d’hallucination de côté pour le moment et continuons.

— Tout allait très bien mais un jour la maison a changé de propriétaire et les nouveaux arrivants ont installé un système puissant qui a noyé toute la demeure sous des ondes électromagnétiques. Nous, les lutins, sommes très sensibles à ce type de rayonnement et ne pouvons vivre dans un environnement saturé d’ondes. Nous avons donc été obligés de quitter rapidement la maison. Le lutin ponctua sa phrase d’un soupir appuyé.

Alex était intéressé. Tout en gribouillant sur son carnet, il fixa le lutin.

— De quel système parlez-vous ? Serait-ce une sorte de boîte d’où arrivent et partent des fils de couleur différente ? Une boîte munie de petites lumières clignotantes qui suscitent beaucoup d’intérêt de la part des habitants de la maison, en particulier lorsqu’elles sont rouges ?

— C’est exactement cela, répondit Critobule, cet appareil est une calamité pour nous autres, lutins.

— Hé bien mon cher, d’après ce que vous me dites, ce qui vous a chassé de chez vous est une « box » internet. Un système de communication qui permet une connexion sans fil par le moyen d’ondes électromagnétiques. C’est cela qui vous pose problème. Je me demande bien pourquoi d’ailleurs.

— Hélas, l’usage de ces appareils se répand parmi les humains, et de plus en plus de bâtiments deviennent inhabitables. Autrefois, nos ancêtres vivaient dans les forêts, où ils construisaient de charmantes habitations en s’appuyant sur de grands arbres creux. Les arbres creux, voyez-vous, c’est l’idéal, mais on y est souvent à l’étroit. Alors, nous avions coutume d’y ajouter des extensions, un peu comme les humains construisent des vérandas.

— Attendez un peu, s’il vous plaît, je n’ai pas eu le temps de noter.

Alex avait du mal à suivre le rythme du lutin. Il s’affairait sur son bloc-notes. Après avoir terminé d’écrire, il posa son stylo et, d’un air pénétré, s’adressa au lutin d’une voix inquisitrice :

— Dites-moi, Critobule, pourquoi ne pas retourner dans la forêt au lieu de venir squatter la ferme que j’ai louée pour écrire mon bouquin ? Après tout, si j’en crois vos propres paroles, vous vous classez dans la catégorie des lutins des forêts, n’est-ce pas ?

Le visage de Critobule se contracta, et sa voix se fit mélancolique lorsqu’il reprit la parole.

— Vous plaisantez, j’espère ? Comment voulez-vous que nous nous installions en forêt aujourd’hui ? Et peut-on encore parler de forêt à notre époque ? Tout est entretenu, nettoyé, passé au peigne fin. Les arbres sont plantés comme des radis ! L’époque des vieilles forêts mystérieuses, où l’on pouvait vivre paisiblement, est révolue, mon cher. De nos jours, il n’y a plus de place pour les lutins comme nous dans les forêts. Les hommes en uniforme, chargés de la gestion, passent leur temps à arpenter la sylve, prendre des notes et marquer les arbres à abattre.

— Vous semblez abattu, en effet.

Alex sourit, puis reprit :

— Je pense que les hommes en gris dont vous parlez sont les agents de l’Office national des forêts. Ils sont chargés de la gestion des forêts, mais ils en assurent également la protection !

— C’est bien possible, mais ces forêts n’ont plus rien à voir, et depuis longtemps, avec celles dans lesquelles nous pouvions vivre. Mon peuple a donc progressivement élu domicile dans vos maisons.

— En somme, c’est une forme d’exode rural que vous me décrivez là, Critobule !

— On peut dire cela, en effet, et nous en sommes les premières victimes.

Critobule glissa sa grosse main sous son bonnet et se gratta doucement la tête d’un air satisfait. Il appréciait de raconter son histoire et n’avait pas l’habitude d’autant d’attention. Du moins, c’est ce que se disait Alex en finissant d’écrire. Il releva la tête, un grand sourire aux lèvres. Il ne pensait plus à sa mauvaise nuit.

— Ce que vous me racontez est très inspirant. J’ai déjà pas mal de choses intéressantes.

— Malheureusement, je dois vous laisser car l’heure tourne et le déjeuner approche. Je suis attendu. Il me reste à vous saluer et vous dire adieu. Encore une fois, je suis désolé de la mauvaise nuit que vous avez passée. Je vous souhaite un bon séjour et bonne continuation.

Critobule sauta de sa chaise et atterri doucement sur le carrelage de la cuisine.

Alex se leva vivement et s’écria :

— Attendez, attendez ! Ne partez pas tout de suite ! Je voudrais vous proposer de reprendre cette conversation demain si vous le voulez bien. C’est très important pour moi. Pour mon livre. Vous comprenez ? Cette conversation m’inspire beaucoup et c’est justement l’objet de mon séjour ici. Ses yeux brillaient d’excitation.

« Hallucination ou pas, j’ai le pressentiment que ce gnome est la clef de mon prochain livre », se dit-il.

Critobule prit son menton entre le pouce et l’index de sa main droite et ferma les yeux en réfléchissant.

— Hum hum je ne suis pas certain qu’il soit bien raisonnable qu’un lutin multiplie les entretiens avec un humain. Hum…, répéta-t-il doucement.

Alex retenait son souffle.

— Toutefois, étant donné que vous me semblez réellement intéressé par la vie et l’histoire des lutins, je pense qu’il est tout à fait acceptable de vous revoir si c’est pour vous conter notre histoire.

— Génial, s’écria Alex !

Entretien

La seconde nuit d’Alex dans sa ferme de location fut merveilleusement calme. Il se leva de bonne humeur et se fit couler du café. La nuit avait été calme, comme Critobule le lui avait promis. Pas un bruit ! « L’hypothèse des rats ne tient plus car je ne vois pas pourquoi ils se seraient soudainement tenus calmes. Ou alors ils ont réalisé que la maison était de nouveau occupée. » Sa rencontre avec le lutin Critobule le laissait un peu perplexe. Etait-ce une hallucination ? Son imagination de romancier fantastique lui jouait-elle des tours ? « et si les lutins existaient vraiment ? » se dit-il en riant.

Après sa rencontre avec critobule, la veille au matin, Alex avait pris son temps pour décharger sa voiture et ranger ses affaires. Il avait apporté d’importantes réserves de nourriture et un nombre important de bouteilles. Du vin, bien sûr, mais également des boissons beaucoup plus fortes. Il avait d’ailleurs ouvert une bouteille de whisky la veille au soir. « Après tout, se dit-il, il faut célébrer dignement mon arrivée dans la ferme fortifiée. »

Alex commença à relire ses notes et souligner les éléments les plus importants. Il réfléchissait aux questions qu’il allait poser à critobule lorsque celui-ci viendrait lui rendre visite. Allait-il venir ? Alex aimait travailler en musique. Il ouvrit son ordinateur et lança son application musicale préférée. Il sélectionna un dossier contenant une série de chansons qu’il aimait particulièrement. La musque jaillit furieusement et la voix de Shane MacGowan retentit avec puissance :

“Whiskey you're the devil, you're leading me astray”

“O'er hills and mountains, into Amerikay”

Alex admirait MacGowan et, quoiqu’en dise cette garce d’Elsa, il ne partageait pas le désir d’autodestruction du chanteur. Fredonnant, il se dit qu’il boirait bien un verre en attendant le lutin.

— The Pogues ! Ha ha ha ils ont bousculé pas mal de vieux caciques de la musique traditionnelle irlandaise ! Brillants ! Critobule se tenait devant Alex et mimait un jeu de guitare endiablé avec un grand sourire.

— Vous connaissez ce groupe de musiciens ? C’est très cool ! Alex était agréablement surpris par cette information. Il était également heureux de voir que le lutin avait tenu parole.

— Savez-vous que nous autres lutins de forêt, avons de nombreux parents en Irlande ? On nous appelle Leprechauns dans cette partie du monde !

— Je suis heureux de vous revoir mon cher Critobule ! Le temps de noter ce que vous venez de me dire et je vous sers un café.

— Je vous remercie Alex, mais vous semblez oublier que les hallucinations ne prennent pas de café !, lança critobule avec un petit rire.

— Alex sourit. Shane MacGowan laissa la place à Ronnie Drew et Critobule sauta sur le tabouret de cuisine situé en face de la place occupée par Alex.

— Allons-y mon cher, posez-moi votre première question.

— Les lutins ont-ils peur de quelque chose ? Avez-vous une religion ? lança Alex.

— Cela fait deux questions, Alex, répondit le lutin avec un sourire. Nous n’avons pas peur de grand-chose car nous sommes très philosophes. Nous n’avons donc pas réellement besoin d’une religion, vous savez. Critobule réfléchit une seconde.

— Je dirais que nous avons compris que certaines grandes questions de la vie n’ont tout simplement pas de réponse. Inutile donc d’inventer des dieux et autres fadaises pour boucher les trous !

Alex notait en hochant la tête.

— Très original ! Les gnomes de mon second roman avaient des dieux barbares qu’il leur fallait honorer avec des sacrifices. C’était plus visuel que votre approche mais plus convenu.

La conversation se poursuivit toute la matinée. Critobule prenait grand plaisir à raconter comment les lutins de forêt voyaient le monde et Alex prit beaucoup de notes. Il était heureux et se sentait confiant dans sa capacité à produire une histoire originale. Critobule lui fournissait une masse de détails intéressants, qui mis bout à bout, lui permettraient de créer un mode cohérent. A la fin de leur discussion Critobule prit un air sérieux et expliqua :

— Alex, je dois vous dire que c’est la première fois, de mémoire de lutin de forêt, qu’un humain s’intéresse réellement à nous. Vous avez vos raisons de le faire mais vous le faites et c’est ce qui compte pour nous. Au nom de toute ma famille, et je pense au nom de mes semblables dans leur ensemble, je voudrais vous remettre ce présent.

Le lutin tendit sa grosse main vers l’écrivain. Elle contenait un petit pendentif en métal.

Surpris, Alex prit doucement le bijou.

— C’est magnifique, merci beaucoup Critobule ! Il s’agissait d’une sorte de petite médaille en argent sur laquelle des symboles étranges étaient gravés. Alex pensa à des runes. Il leva les yeux vers Critobule.

— Je ne sais pas quoi vous dire. « Merci » ne reflète pas bien ce que je ressens, je suis très touché.

En réalité, il était bien plus ému qu’il ne le montrait. Un petit silence s’installa dans la cuisine de la vieille ferme fortifiée.

Critobule, satisfait de l’effet de son cadeau, précisa :

— Cette médaille est un bijou typique de notre artisanat. Ses spirales et ses entrelacs signifient que son porteur est un ami des lutins. Vous serez toujours le bienvenu parmi nous, à condition de pouvoir la montrer dans un lieu habité par les nôtres. C’est une sorte de laisser-passer valable un peu partout sur la Terre. En Irlande, bien sûr, mais aussi dans de nombreux autres pays.

— Encore merci, Critobule ! s’exclama Alex. Pourriez-vous m’en dire plus ? De quels pays parlez-vous exactement ?

Le lutin esquissa un sourire malicieux et secoua la tête.

— Alex, je suis navré, mais il se fait tard. Je vous propose de reprendre cette conversation après le déjeuner.

Alex s’empressa d’accepter. Il était aux anges. Il glissa la médaille dans sa poche et prit congé du lutin.

Quelle matinée !

Une fois seul, il se servit un solide whisky et se dirigea vers le salon. Il s’installa dans le canapé, savourant son breuvage pour se remettre de ses émotions.

Il faisait désormais partie du monde des lutins.

Le troisième livre

Critobule revint après le déjeuner. Après avoir poliment refusé un café, il répondit aux questions d’Alex, puis prit congé en fin d’après-midi, expliquant qu’il ne prendrait pas l’apéritif avec lui—ce n’était pas dans les coutumes des lutins.

L’écrivain, lui, ne se fit pas prier et but pour deux. Puis pour trois. La bouteille de whisky était désormais vide, mais il en avait toute une caisse. À mesure que le niveau de l’alcool baissait, celui de ses notes montait. Il attaqua un nouveau carnet en vue des discussions du lendemain.

Les jours passèrent ainsi. Lorsqu’il n’était pas avec Critobule, Alex écrivait, s’isolant dans sa ferme comme un ermite, vivant sur ses réserves de nourriture et d’alcool. Une fois les quatre bouteilles de whisky terminées, il passa à la vodka. Son humeur fluctuait entre euphorie et abattement, selon qu’il se sentait inspiré ou bloqué sur son roman.

Il était heureux de la relation de confiance qu’il avait nouée avec Critobule, mais quelque chose le troublait. Le lutin refusait toujours de boire ou manger quoi que ce soit. Plus étrange encore, Alex n’avait jamais réussi à voir par où il entrait ni comment il disparaissait. Une trappe secrète ? Un passage dans le mur ? Il avait cherché, en vain.

Malgré cette énigme persistante, Alex se sentait privilégié. Un humain accepté par les lutins ! Il proposa même à Critobule d’inviter des membres de sa famille, mais le lutin refusa, évoquant des traditions séculaires.

Dans ses rares moments de lucidité, quand l’alcool ne brouillait pas trop son esprit, Alex trouvait cette excuse suspecte. Il me cache quelque chose... Mais il suffisait qu’il serre dans sa main la médaille offerte par Critobule pour que ses doutes s’apaisent.

Je suis un humain privilégié. Je suis l’ami des lutins.

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— Il faut enfoncer la porte.

Jérémie Duval hésitait encore, mais ses collègues étaient formels.

— On n’a pas le temps d’attendre plus longtemps. Il faut le sortir de là, et vite ! On est loin de tout, et s’il faut l’emmener à l’hosto, ça prendra des heures.

— OK, les gars, on y va.

Le capitaine de gendarmerie donna l’ordre. Ses hommes défoncèrent la grande porte de la ferme fortifiée.

L’alerte avait été donnée quelques heures plus tôt par un certain Andiamo, agent immobilier. Il avait décrit un locataire devenu fou, refusant de quitter les lieux malgré la fin de son bail. Probablement alcoolisé, avait-il précisé aux pompiers.

— Mais c’est pire que ça ! avait-il ajouté, affolé. Il parle de gnomes, ou je ne sais quoi… Et il m’a menacé d’envoyer un certain « Sauron » pour me faire la peau !

La situation s’annonçait délicate.

Il n’y eut pas trop de violence. Les gendarmes immobilisèrent Alex, mais il se débattit, les yeux hagards, oscillant d’un agent à l’autre avec incompréhension.

— Monsieur, comment vous sentez-vous ? demanda Duval avec fermeté.

— Aaaarg ! Laissez-moi tranquille ! hurla Alex. Je termine mon roman ! Critobule me donne des conseils, tout allait bien jusqu’à ce que cet imbécile arrive !

Il désigna Andiamo d’un mouvement du menton.

— Mais… Monsieur… Duval tentait de rester calme. Qui est ce Critobule ? Vous êtes seul ici.

— Il était là tout à l’heure ! Mais il a eu peur de vous et s’est enfui. Lâchez-moi !

— Monsieur, écoutez-moi…

— Mon ami est un lutin !

Alex se débattit avec plus de force. Un gendarme poussa un cri lorsqu’il tenta de le mordre.

— Menottez-le et emmenez-le au camion des pompiers, ordonna Duval, excédé.

Il se tourna vers le chef des secours.

— Il est à vous. Une piqûre, et direction l’hôpital psychiatrique.

Le pompier acquiesça et fit signe à ses hommes d’approcher.

— J’ai parlé avec l’agent immobilier… Ce gars est gravement perturbé. Il alterne entre sa voix normale et une espèce de voix de fausset. Il délire, parle de lutins… Il désigna la pièce. Et il est complètement saoul, c’est évident.

Le gendarme hocha la tête.

— Vous avez vu la cuisine ?

Des dizaines de bouteilles vides jonchaient le sol, parmi des restes de nourriture avariée. L’odeur était écœurante.

— Apparemment, il n’a pas pris de douche depuis des semaines. Ce type est un danger pour lui-même. Allez, on l’embarque.

Dehors, devant le camion des pompiers, Alex continuait de se débattre.

— Procédure standard, annonça un pompier en vidant les poches d’Alex avant l’injection de tranquillisants. On évite qu’il se blesse avec un objet personnel.

— Rien de dangereux sur lui, capitaine. On peut l’embarquer.

Le pompier rangea les affaires d’Alex dans un sac réglementaire. Mais son regard s’attarda sur une petite médaille en métal. De curieux symboles y étaient gravés. Des runes, semblait-il.

Il fronça les sourcils avant de refermer le sac et de monter à bord du camion.

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