3. SIXTINE
La pointe du stylo en suspension au-dessus du carnet qu’elle trimballe partout, Sixtine fixe les passants. Ils semblent tous pressés, avançant d’un pas déterminé, leurs bras chargés d’une multitude de paquets. La course aux cadeaux a débuté... La cloche de la librairie ne fait d’ailleurs que sonner, laissant le froid de décembre s’engouffrer dans la petite boutique à chaque ouverture de porte. Réprimant un énième frisson, Sixtine se redresse, heureuse à l’idée que les livres représentent encore, pour certains, des cadeaux tout à fait appropriés pour Noël. Elle a vendu de tout pour tous les âges cette semaine, allant des indémodables livres « pour les nuls » aux derniers prix littéraires à succès en passant par les « Mortelle Adèle » et autre « Anatole Latuile ». Elle s’approche d’un client à la recherche d’un livre à offrir à sa femme. Après avoir évalué les goûts de la destinataire, Sixtine lui propose différents ouvrages « feel good ».
— Rah, je ne sais pas… Lequel me conseillez-vous ?
Sixtine prend le temps de la réflexion et s’empare de « Dans une autre vie » de Maria Clarins.
— C’est une jolie rencontre entre une jeune fille amnésique et un homme rongé par les remords...
— Une histoire d’amour c’est parfait ! Jeanne aime tout ce qui est à l’eau de rose.
— Ce n’est pas une histoire d’amour en tant que telle. L’homme est beaucoup plus âgé. Les personnages ne vont pas tomber amoureux mais ils vont développer une relation qui les réconciliera tous deux avec leur passé.
— Je vous fais confiance.
— D’accord, alors je vous prépare un petit paquet.
L’homme referme la porte derrière lui.
— Un cappuccino ? lance Fanny en voyant Sixtine se frotter les bras pour se réchauffer.
Sixtine lui sourit. Fanny fait un peu délurée à voir comme ça avec son anneau dans le nez, son maquillage prononcé, ses robes patineuses bariolées et ses collants aussi colorés que ses cheveux mais elle a un cœur en or. Pourtant, elle en a bavé ! Raillée depuis son plus jeune âge pour son embonpoint, humiliée par des gars qui voulaient se taper une grosse pour voir ce que ça fait, elle avait fini par trouver quelqu’un qui l’aimait comme elle était. Enfin, c’est ce qu’elle croyait, jusqu’à ce qu’elle comprenne que son prince charmant couchait avec sa meilleure amie – taille 36 évidemment – dans son dos depuis des mois. Elle a eu du mal à s’en remettre, elle a même commis l’irréparable en s’ouvrant les veines. Et puis lorsque sa mère est venue la voir à la clinique et qu’elle lui a dit qu’il faudrait qu’elle songe sérieusement à faire un régime, Fanny a enfin eu le déclic. Si sa propre mère n’était pas capable de l’aimer comme elle était, qui le serait ? Alors elle a viré de sa vie, son pseudo mec, sa pseudo amie et sa pseudo mère, aussi toxiques les uns que les autres, et a décidé de s’occuper d’elle toute seule, comme une grande. Elle a changé de look pour rembarrer tous ceux qui essaieraient encore d’abuser de sa sensibilité. Parce qu’une grosse qui se cache dans des pulls larges et des cheveux fades, on se moque d’elle, mais une grosse qui est stylée et se tient le dos bien droit, ben on la respecte !
Elle a bien fait. Aujourd’hui, elle vit seule mais elle est heureuse. Et puis, elle a repris les rênes de cette librairie. Elle a réagencé la boutique, l’a redynamisée en offrant plus d’espace à la jeunesse, en commandant des livres érotiques en plus des classiques et des œuvres historiques, en proposant des ateliers artistiques et en ouvrant un petit coin salon où l’on peut boire du thé ou du café et grignoter quelques muffins ou autres pâtisseries dont elle a le secret. Chez Fanny, tout le monde y trouve son compte, tout le monde s’y sent bien et tout le monde a le sourire.
— Vous faites quoi pour le réveillon ?
Sixtine souffle sur sa tasse, autant pour refroidir le contenu que pour exprimer son désespoir.
— On reste à deux. Adam s’occupe du repas.
— Et ben cache ta joie !
— C’est que... je suis sûre qu’il…
Sixtine hésite à continuer. Elle ne sait pas comment parler de cela à Fanny.
— Qu’il... ? relance son amie.
— Non, oublie !
— Hey ! J’suis pas en sucre. Tu peux me parler de toi et d’Adam sans que je fasse une fixette sur mes propres histoires.
Sixtine hésite encore.
— Je pense qu’il va me demander en mariage.
— OK ! T’as l’air enchantée… Youpi ! glousse Fanny.
— Je suis désolée, je devrais me réjouir, Adam est…
— … extraordinaire !
— Je sais…
— Écoute, si tu ne le sens pas, tu ne le sens pas. Tu ne vas pas te forcer, non plus ! Mais tu devrais peut-être régler ce syndrome d’abandon… Tu passes sûrement à côté d’une belle histoire. En attendant comment tu vas gérer la soirée ? Le pauvre, je l’imagine à genoux avec sa bague…
Sixtine se prend la tête entre les mains.
— Je me sens horrible.
— Bon si tu veux, je joue la copine dépressive qui déboule chez vous en chialant parce qu’elle est toute seule pour le réveillon. Genre le mascara tout coulant et la morve au nez, tu vois le tableau…
— Je vois très bien merci ! répond Sixtine dans un éclat de rire. Non, je vais lui parler avant le réveillon.
**
Sixtine rentre chez elle. Comme prévu, Adam l’attend. Le nœud d’angoisse qui lui pince le ventre depuis son départ de la librairie se ravive d’un coup d’ailes de papillon. C’est justement les papillons qui l’effraient à ce point. Elle ne veut pas se réveiller un matin et découvrir qu’Adam s’en est allé, qu’il s’est lassé d’elle, de ses craintes. Elle ne veut pas être dépendante de ce regard de tendresse qu’il lui porte.
— Ça a été ta journée ? lui demande-t-il en l’aidant à retirer son manteau.
La jeune femme ferme les yeux et serre les dents. Comment va-t-elle lui avouer que toute cette effusion d’amour l’inquiète ?
— Oui. On a bien vendu.
— Super ! Faut dire qu’il y a une charmante libraire là-bas.
Sixtine se force à sourire. Elle sent sa tête lui tourner. Elle repense à Fanny, à son fiancé qui s’est moqué d’elle, à ses autres copines qui se plaignent des goujats qu’elles rencontrent. Adam est l’exception qui confirme la règle. Sixtine dresse mentalement la liste de toutes ses qualités. Il est calme, patient, attentionné. Il ne rechigne pas à la rassurer ni à lui répéter combien il l’aime. Son seul défaut, puisqu’il faut lui en trouver un, c’est peut-être justement d’être trop conciliant. On ne peut pas aimer toute sa vie une femme qui exige autant de promesses.
— Qu’est-ce que tu veux manger ?
— Écoute Adam, il faut qu’on parle.
Adam fixe Sixtine, l’air soucieux. Instinctivement, celle-ci dégage sa main, entortille nerveusement ses doigts et part se poster plus loin. Avec un peu de distance, ce sera plus facile de parler.
— Je… J’ai trouvé le cadeau que tu comptes m’offrir.
Adam se rapproche, un sourire espiègle au coin des lèvres.
— Tu m’as fait peur ! J’ai cru que…
— Je ne suis pas prête Adam. Je… Tu es super, attentionné, bienveillant…
Le sourire d’Adam s’évanouit. Le cœur de Sixtine se fend.
— Mais ?
— Mais je… C’est trop pour moi.
— Trop ?
— Ce n’est pas toi, c’est moi. Je… j’ai besoin de…
— De temps ? OK ! Chérie ? OK ! On oublie la bague, on a le temps.
Les larmes aux yeux, Sixtine regarde Adam s’avancer vers elle, les bras tendus pour qu’elle s’y blottisse. Pour qu’il l’enveloppe de cet amour absolu qu’il lui porte. De cet amour qu’elle aurait aimé voir émaner d’une autre personne. Elle se déteste. Personne ne mérite d’être rejeté comme ça. Surtout pas Adam. Pourtant, Sixtine ne peut se résoudre à dire autre chose.
— Il faut que je parte Adam.
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