Chapitre 3

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Je clignai des yeux. Le salon était plongé dans une pénombre que seule la lampe dans mon dos venait troubler. Un bruit métallique attira mon attention. Je me relevai brusquement et rejoignit la cuisine. Oly.

— J'avais faim. Je...j'ai préparé à manger. T'en veux ?

Je toisai l'assiette qu'elle me tendait. Des tranches de pain perdu dans lesquelles elle avait dû ajouter du rhum à en croire les effluves qui s'en dégageaient. Mon ventre gargouilla. Je lui tournai le dos et ouvris le frigo. La gamine avait eu une bonne idée, il n'y avait rien d'autre à bouffer. Il n'y avait même plus de despé. J'attrapai la bouteille de rhum et sortis un verre du placard. Oly baissa les yeux lorsque je m'installai autour de l'îlot central. Je versai l'alcool. Elle garda la tête baissée, visiblement mal à l'aise. Sa mère était sans doute une alcoolo. Fais chier ! Je l'observai en faisant tournoyer le liquide dans mon verre.

— T'es arrivée quand ?

Oly releva la tête et me regarda, sourcils froncés.

  • Chez mes parents ?, rajoutai-je.
  • Il y a deux mois.

Deux mois ? Deux mois que je n'étais pas allé leur rendre visite. Je serrai les dents. Il y a des personnes très attachées à leur maison d'enfance. Des personnes qui sourient rien qu'à l'idée de pousser la barrière du jardin et qui pleurent quand leurs parents vendent. Des personnes pour qui cette maison remplit leur cœur de nostalgie. Moi c'est tout l'inverse. Quand je pousse la porte de chez mes parents, mon cœur se serre. Je revois tous ces gosses et j'entends leurs cris. Parfois je les vois sourire à ma mère qui leur sourit en retour. Parfois je la vois me sourire à moi aussi. Mais c'est un sourire triste. Et puis surtout je revois mon père et le vide qui l'entoure.

Je serrai les dents un peu plus fort et avalai une gorgée. La chaleur glissa le long de ma gorge. Oly me regardait sans broncher.

— Qu'est-ce qui t'amène ?

J'avais balancé cette phrase à la con comme si elle passait juste rendre visite. J'avalai une autre gorgée pour noyer ma connerie.

Elle hésita un instant.

  • Ma mère est à l'hôpital.
  • TS ? demandai-je sans honte.

La gamine secoua la tête de gauche à droite mais n'ajouta rien de plus.

— Et ton père ?

Elle haussa les épaules.

— T'as pas de père ?

Elle releva la tête puis planta ses yeux dans les miens. Évidemment qu'elle avait un père ! Je me raclai la gorge tandis qu'elle débarrassait la vaisselle utilisée pour la déposer dans l'évier. Elle fit couler l'eau. Sa manière d'esquiver la discussion, me dis-je.

Mon père à moi c'était un solitaire. Il passait le plus clair de son temps dans son atelier ou à la pêche. Il avait raison. La maison était tellement pleine d'emmerdes. Qui avait envie d'y rester ? D'ailleurs, moi aussi, dès que je pouvais, je m'esquivais. Je m'isolais dans ma chambre. Parfois je me trainais jusqu'à son atelier ou le rejoignais à la pêche.

Quand l'envie me prenait, je m'asseyais au bord du ruisseau, pas très loin de lui, pas trop près non plus. Et je laissai son silence m'enrober. Ça faisait du bien de ne plus les entendre. Dans ces moments, j'avais presque l'impression de retrouver ma place d'enfant unique.

Je le regardais monter sa ligne, la lancer et recommencer les mêmes gestes une deuxième fois. Cette seconde canne il ne la lançait pas, il la déposait entre lui et moi puis me jetait un œil furtif. Il me semblait alors voir l'esquisse d'un sourire sous sa moustache brune.

Oly tendit la main vers moi pour récupérer l'assiette à laquelle je n'avais pas touchée et m'interrogea du regard, le geste en suspens. Je lui répondis d'un signe de tête et elle l'emballa soigneusement dans du papier film avant de la ranger dans le frigo. Puis, elle lava le plan de travail. Je la regardai faire comme un con. Quand elle eut fini, elle resta planté là, silencieuse.

Je lorgnai l'heure qui clignotait en rouge sur le four.

  • Je vais aller changer les draps, tu pourras monter dormir.
  • J'ai mon sac de couchage, t'embête pas. Je dormirai dans la canapé.

Je la regardai, surpris.

  • Je repars demain, ça serait bête.
  • Comme tu veux.

J'avalai le reste de mon verre et lui souhaitai bonne nuit.

  • Ah et euh...la salle de bains c'est par là.
  • Ok. Bonne nuit.

Une fois dans mon lit, je soufflai de soulagement. La gamine n'était pas emmerdante. Ma mère avait raison. Je pensai à elle, je l'imaginais tout près de mon père, des larmes au bord des yeux pour noyer la terreur qui devait luire au centre de ses pupilles. J'imaginais aussi mon père le regard absent, indifférent à ce qu'il se passait autour de lui.

La voix de Peter me revint.

« C'est un taiseux ton père. Putain, pourquoi il nous a trainés là ? J'en ai rien à foutre de la pêche, moi. Quand est-ce qu'il l'attrape son poisson qu'on se barre ? Lancer un bout de fil c'est quand même pas sorcier. Hé ! Franjo ! »

J'avais déjà envie de lui péter la gueule, il ne pouvait pas l'appeler Francis comme tout le monde ?

« Putain il est sourd en plus ! Qu'est-ce qu'elle doit se faire chier ta mère ! »

Je m'étais levé, le poing serré, prêt à lui écraser le nez quand j'avais entendu la voix de mon père :
« Peter, viens un peu voir. »

Je l'aimais bien sa voix. Elle était grave, éraillée, comme le son d'un archet qu'on frotte sur les cordes d'une contrebasse. Elle était réconfortante, peut-être parce que lorsqu'il parlait, c'était comme si le temps s'arrêtait. Je trouvais dommage de ne pas l'entendre plus souvent. Je trouvais dommage qu'il se soit adressé à Peter plutôt quà moi. Sa voix résonnait encore dans mes tympans lorsque je laissai retomber mon poing et observai ce grand con de Peter avec son sourire de débile avancer vers mon père.

Il lui avait tendu sa canne alors qu'un poisson se débattait au bout du fil. Ce grand couillon ne savait même pas ferrer, il reculait au lieu de rembobiner le fil. J'enrageais ! Ce qui devait arriver, arriva, Peter tomba le cul dans l'eau et le poisson en profita pour déguerpir. Au lieu d'être fâché de tout ce temps perdu pour rien, mon père s'esclaffa.

« Avec toi, c'est sûr, on ne s'ennuie pas ! » avait-il déclaré.

Je l'avais regardé, hébété, tandis que Peter se relevait, vexé. Mon père parlait peu c'est vrai, mais lorsqu'il le faisait, ça en valait le détour.

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