Chapitre 7
Je raccrochai. Une avalanche de souvenirs s'abattit sur moi. Des souvenirs de mon père que je ne me rappelais même pas avoir enfouis en moi. Papa qui boit son café. Papa qui refait mon lacet. Papa qui joue aux petits chevaux avec moi. Papa qui prend Maman dans ses bras. Papa qui embrasse tendrement ses cheveux. Papa qui fait les gros yeux. Papa qui coupe le bois. Papa qui souffle sur mon doigt. Papa qui sort la dinde du four. Papa qui fredonne Gainsbourg. Papa qui regarde Maman tricoter. Papa qui me fait la dictée. Papa qui souffle dans le verre. Papa allongé, là, par terre.
— Hector ?
Je me retournai vers la gamine. Elle s'était approchée et avait posé la main sur mon épaule. Je clignai des yeux pour chasser l'eau qui entravait ma vision.
- Ça va aller ? Tu veux que je conduise ?
- Tu sais conduire toi ?
- Non.
Sa réponse me fit presque sourire.
Les quelques kilomètres entre la maison et la clinique Sainte Anne défilèrent sans que j'aie réellement conscience de les avoir parcourus. Mon corps avait pris le dessus sur mon esprit, qui, lui, me faisait voyager dans un passé brumeux. Combien de fois avais-je dû m'arrêter pour laisser le feu passer au vert, quelles ruelles avais-je empruntées pour contourner les travaux sur la route principale ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je jetai un coup d' œil à Olympe qui, silencieuse, regardait la ville défiler sous ses yeux, le front collé à la vitre. Pensait-elle à sa mère ?
Une fois garés, nous descendîmes de voiture et avançâmes vers l'entrée de la clinique. Je n'y étais venu qu'à deux occasions : pour me faire opérer des végétations lorsque j'avais trois ans et de l'appendicite, six ans plus tard. Les deux fois, un cadeau m'attendait au réveil : une mallette d'infirmier puis, Docteur Maboul. Je me rappelais de Lily, la jeune infirmière qui m'avait expliqué comment faire une piqûre à mon ours Balou. Dans mes souvenirs, tout me semblait aussi clair que son regard et aussi chaleureux que son sourire.
En passant la porte vitrée, tout m'apparut soudain plus sombre. Les murs avaient perdu de leur éclat et tiraient davantage sur le grège que sur le blanc, des plantes gisaient, à demi mortes dans des recoins sans clarté et des néons hésitants, pulsaient leur lumière agonisante.
Nous croisâmes quelques infirmières aux visages pâles et austères qui nous saluèrent à peine. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Je n'étais plus un enfant, le monde m'apparaissait tel qu'il l'avait toujours été, sombre et froid, sans les parades des adultes pour masquer sa dureté. Je n'étais plus un enfant, aucun cadeau ne sera présent pour me consoler de la mort de mon père. Et tandis que nous entrions dans l'ascenseur, j'eus envie de revoir Lily, de me blottir dans ses bras et de respirer son parfum fleuri.
Ma mère nous attendait dans un couloir, assise sur un siège gris, les yeux rivés droit devant elle, son sac à main posé sur les genoux. Lorsque je m'avançai, elle tourna la tête vers moi et m'adressa un regard éteint, noyé de larmes silencieuses.
- Il est parti. Ils l'ont emmené.
Sa voix, brisée en mille éclats, ne chantait plus. Je lui tendis la main, elle se redressa et prit Olympe dans ses bras. Ce n'est qu'à cet instant que je la vis sourire. Un sourire triste, que j'avais déjà vu mille fois.
Le trajet du retour fut aussi silencieux qu'à l'aller. Chacun ressassant ses propres pensées. Lorsque nous arrivâmes chez ma mère, nous entrâmes tels des automates. Ma mère inséra la clé dans la serrure, frotta ses pieds sur le tapis avant de retirer ses mocassins et d'enfiler ses chaussons. Olympe et moi en fîmes autant. Seulement, la gamine resta pieds nus et moi en chaussettes. Puis Oly débarrassa ma mère de sa veste et de son foulard tandis que je m'avançais dans la cuisine pour faire bouillir une casserole d'eau. Des gestes mécaniques, répétés des milliers de fois, qui soudain pèsent plus lourds, du fait du silence de plomb qui les entourent.
Ce qui est drôle quand on fait face à la mort d'un proche c'est que nous, on continue à vivre. On effectue tous ces petites choses du quotidien comme nous le faisions hier et comme nous le ferons demain, si ce n'est que notre regard a changé. Nos yeux ne fixent plus que le vide, ce même vide que nous ressentons à l'intérieur de nous et alors nous nous demandons : à quoi bon ?
Je versai l'eau dans des tasses et ajoutai des sachets d'infusion à la verveine puis, dans un accord tacite, nous nous installâmes tous trois autour de la table de cuisine.
C'est ma mère qui brisa le silence.
- Il faudra appeler les pompes funèbres et...
- Maman, la coupai-je, doucement. On en parlera demain.
- Demain, oui. Bien sûr.
Elle agita le sachet dans sa tasse, le regardant faire des remous à la surface et, stoppa son geste au bout de plusieurs secondes pour laisser à l'eau, le temps de se figer de nouveau.
- Je vais me coucher. Bonne nuit, les enfants.
Elle se leva et s'en alla, le pas lourd et trainant, sachant pertinemment que le sommeil, celui-là même qui avait emporté son Francis dans un repos éternel, lui ferait défaut.
C'est difficile de voir ses parents souffrir et d'être impuissant face à leur douleur. Je dévisageai Olympe. La réciproque devait être difficile aussi. J'étais content de ne pas avoir de gosse !
- T'as faim ? lui demandai-je.
- Pas vraiment.
Moi non plus, je n'avais pas faim, je n'avais même pas envie de boire. J'avais juste envie de revenir quelques années en arrière. Suivre mon père jusqu'au ruisseau, l'observer monter ma ligne et la poser entre lui et moi. Voir sa moustache se relever et savourer la douceur de son sourire.
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