Chapitre 12
Nous étions assis dans le salon devant trois tasses fumantes. C'était devenu notre rituel du soir depuis ce jour où nous étions rentrés de la clinique sans mon père. Certains soirs, nous écoutions ma mère nous parler de lui, un album photo à l'appui, parfois nous la laissions voyager dans ses pensées, seule, tout en lui offrant la possibilité de nous parler si elle le désirait.
Ce soir, c'était le soir du voyage en solitaire. Ma mère jouait nerveusement avec son sachet d'infusion tandis qu'Olympe griffonnait dans son cahier à spirales. J'avais quant à moi le carnet de Rave dans la poche de mon sweat. Il me tardait d'en poursuivre la lecture.
Avant même que je n'aie eu le temps de tremper mes lèvres dans le breuvage brûlant, ma mère vida sa tasse et se retira dans sa chambre sous prétexte qu'elle était épuisée. Je la croyais volontiers mais je devinais aussi qu'elle avait grand besoin d'évacuer la peine retenue au fond d'elle-même toute la journée. Tout était terminé, mon père était enterré, le deuil ne faisait que commencer. Pour éviter moi-même d'y penser, j'interrogeai Olympe.
- Ça va ?
- Oui pourquoi ?
- Tout à l'heure...après la visite à ta mère...tu...ça n'avait pas l'air d'aller.
Olympe baissa les yeux. J'avais remué le couteau dans la plaie, je le savais, mais peut-être que parler la soulagerait.
- Ma mère va être transférée en soins palliatifs. C'est...la fin, souffla-t-elle.
Merde ! Comment étais-je sensé lui répondre maintenant ? Je ne connaissais pas les mots réconfortants à dire dans une telle situation.
- Personne n'y peut rien, ajouta t-elle comme pour me venir en aide. C'est la vie.
- T'as le droit d'être triste et en colère tu sais.
Elle me regarda, surprise.
- En colère, pourquoi ?
- Parce que c'est pas normal de perdre sa mère à ton âge ! T'as le droit d'avoir la rage, de penser que la vie c'est de la merde !
- T'es pas plutôt sensé me dire que ça va aller ?
- Que ça va aller ? Olympe, ta mère va mourir...désolé d'être aussi brutal mais non ça ne va pas aller !
Des larmes envahirent ses grands yeux bleus.
- Parle-moi d'elle, lui dis-je sur un ton plus doux.
- Elle est...gentille et belle et douce et...tu vois elle a toujours un petit sourire. Même quand ça ne va pas, elle sourit, comme pour dire « ne t'inquiète pas, je suis là ».
Ses larmes se mirent à couler.
- Il m'a longtemps rassuré son sourire. Mais maintenant je n'y crois plus. Parce que non ! Elle n'est plus vraiment là, elle s'en va. Alors oui, je suis en colère. Mais pas contre la vie. Contre elle ! Parce qu'elle continue de me sourire comme ça.
Sa mère l'aimait, elle voulait la rassurer, la protéger. C'est ce que font les parents qui en ont quelque chose à foutre de leur gosse, non ? Mais comment protège t-on les enfants de la mort ? Comment les protège t-on de cette garce de vie ?
- Je suis en colère parce qu'elle s'en va et qu'au fond je ne la connais pas !
- Comment ça ?
- Je ne connais d'elle que ce qu'elle veut bien me laisser croire.
- Tu penses qu'elle te ment ?
- Non, plutôt qu'elle s'arrange avec la vérité.
- Je vois.
Je la comprenais dans un sens. Mes parents m'avaient toujours paru inaccessibles, évoluant dans un monde qui me semblait parallèle au mien.
- Et ton père ? demandai-je.
Elle haussa les épaules.
- Tu ne leconnais pas ?
- Plus ou moins. Je sais qui il est mais lui ne me connait pas.
- Et t'as jamais eu envie de...
- Tu dirais quoi, toi, si une ado débarquait et te disait qu'elle est ta fille ?
- Ça risque pas !
- Ah bon pourquoi ? T'as fait vœu de chasteté ?
J'émis un sourire en coin. Il m'était arrivé une fois de ne pas faire gaffe mais puisque Rave n'était plus de ce monde, ça ne comptait pas.
- Peut-être que tu devrais te manifester, repris-je. Peut-être que le faire entrer dans ta vie te ferait du bien.
- Peut-être.
Le silence retomba. Olympe semblait peser le pour et le contre.
- En tous cas sache que si t'es en colère, si t'as besoin de parler de toute cette merde autour de toi, tu peux venir me trouver.
Olympe hoqueta un semblant de rire et essuya les larmes qui roulaient sur ses joues.
- Tu serais un putain de bon père toi, tu sais ?
J'écarquillai les yeux de surprise devant sa vulgarité. Elle s'esclaffa. J'avais au moins réussi à lui changer les idées.
- Bonne nuit Hector, et...merci !
Je la regardai monter. Un bon père, moi ? Même pas en rêve !
Une fois seul, je ressortis le carnet de Rave, curieux de lire la suite de son récit.
« Elle avait déjà croisé une multitude de visages, tous plus monstrueux les uns que les autres. La Terre pullulait d'êtres ignobles dont l'âme malfaisante lacérait leur propre corps. Malgré toute cette infamie, Véra ne perdait pas foi en elle. Elle saurait trouver le chemin qui la délivrerait de ce monde à l'agonie. »
Je marquai une pause, réfléchissant au parcours de Rave et songeai qu'elle n'avait jamais fait mention de son passé. Les quelques fois où j'avais abordé le sujet, elle s'était toujours débrouillée pour répondre avec toute la répartie dont elle était pourvue au point de me faire capituler. Que lui était-il arrivé de si atroce pour qu'elle dépeigne un tel monde ? Ou n'était-ce que l'imagination d'une ado désenchantée ?
« Cela faisait maintenant des années qu'elle avançait sur cette route tortueuse, à travers les nappes de fumées qui ensevelissaient l'univers tout entier.
Au détour d'un sentier, elle croisa un pêcheur qui ne lui adressa qu'un bref coup d'œil, trop occupé à lancer et rembobiner un fil invisible. Il avait un visage inexpressif et une attitude nonchalante, vraisemblablement las du poids du monde qu'il semblait porter sur son dos. Elle n'aurait su dire l'âge qu'il avait tant son fardeau le vieillissait.
Elle s'arrêta un moment près de lui, curieuse de savoir ce que les profondeurs de cette Terre infâme pouvait bien avoir à offrir à un pêcheur désabusé. Elle l'observa des jours durant, attendant patiemment qu'un bout d'espoir jaillisse de ces eaux troubles.
Le jour venu, le pêcheur sortit du ruisseau marécageux une plume immaculée et la lui offrit. Elle ne comprit pas tout de suite le sens de son geste mais lorsqu'elle s'en servit pour la toute première fois, elle sut que cet être singulier serait lié, de près ou de loin, à son destin. »
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