Chapitre 2
Je rejoignis Marianne dans la cuisine, le pas lourd et trainant. Elle m'adressa un sourire chaleureux et un regard bienveillant. Il fallait la connaître pour savoir qu'elle avait son lot de chagrin, car elle n'en laissait jamais rien paraître. Peu importait qu'elle souffre elle aussi, le regard qu'elle posait sur les gens valait toutes les larmes versées.
Ma mère m'avait confié qu'elle avait passé l'essentiel de sa vie à s'occuper d'enfants brisés, qu'elle les avait tous accueillis les bras et le cœur grands ouverts, que son amour avait été un grand réconfort pour eux tous. Et que je serai bien auprès d'elle. Sa voix avait vibré et ses yeux s'étaient voilés en disant cela. Pourtant, c'est un sourire qui accompagnait ses mots ce jour là.
J'appréhendais malgré tout de rencontrer cette femme. Comment pouvait-on aimer autant d'enfants quand certains avaient bien du mal à n'en aimer qu'un ? Et pourquoi ? Pourquoi s'efforçait-elle de combler le vide de leur si jeune cœur ? Que ferait-elle pour moi qui n'avais nul besoin d'être aimée ?
Ces questions s'envolèrent à la seconde même où Marianne posa les yeux sur moi. Jamais je n'avais vu autant d'émotions éclairer le visage de quelqu'un. Il brillait d'un mélange de regrets et de reconnaissance. Peut-être qu'au final, ces enfants lui apportaient autant que ce qu'elle leur donnait.
Elle m'a accueillie comme on accueille une personne de sa famille perdue de vue depuis longtemps. Les yeux écarquillés, le sourire au bord des lèvres et c'est vrai, les bras grands ouverts. Elle m'a serrée tout contre elle et j'ai senti son cœur cogner contre le mien. Elle ne m'a posé aucune question, se contentant de répondre à mes interrogations silencieuses par des mots simples et des gestes tendres. Je me suis laissée apprivoiser, comme ça, sans le vouloir, au point de considérer Marianne comme une de ces étoiles qui traversent la nuit aussi vite qu'un éclair un soir d'orage. Je sais que sa présence n'est qu'éphémère mais qu'elle est là pour me guider tant que sa lumière m'éclairera.
- Tout va bien ma grande ?
J'hésitai.
- Hector...tu sais pourquoi il est parti ?
- Il est comme ça Hector. Il va, il vient... Il n'a jamais réussi à trouver sa place ici.
- Depuis Rave ?
- Depuis toujours. Il est sensible et généreux mais il ne sait pas comment gérer ça.
Je laissai les mots de Marianne poursuivre leur chemin dans mon esprit.
- Il n'a jamais accepté l'ambivalence de l'être humain. Pour lui, on est soit bon, soit mauvais, reprit-elle.
- Et où se situe t-il, lui ?
Marianne laissa échapper un petit rire.
- C'est là toute l'ironie de la situation. Il n'a pas décidé.
- Parce que c'est nous qui décidons ?
- Bien sûr que non. On a tous en nous une part de bonté et une part plus sombre.
- Et qu'est-ce qui détermine la part qui domine ?
- Nos actions. Mais là encore rien n'est immuable.
Elle ponctua sa phrase d'un sourire à la fois doux et terriblement triste.
J'hésitai encore.
- Tu sais, j'ai compris pourquoi ma mère m'avait conduite ici.
- Je ne suis pas surprise, tu es une jeune fille intelligente et sensible.
- Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
- J'ai fait une promesse à ta mère.
- Laquelle ?
- Celle de la laisser te dire la vérité par ses propres moyens.
- Le carnet...soufflai-je. Mais pourquoi ne m'a t-elle rien dit ?
- Je pense qu'elle voulait que tu découvres Rave et Hector par toi même.
- Pourquoi ?
- Pour te laisser le choix.
- Lequel ? Celui d'inventer la suite de l'histoire ?
J'avais haussé le ton et fait tomber ma chaise en me levant brusquement. J'en voulais à ma mère de cette responsabilité qu'elle me donnait. Je l'avais toujours admirée mais à cet instant je la trouvais bien lâche. Le cœur débordant de colère, je quittai la pièce.
**
Il faisait sombre et froid mais je ne prêtais aucune attention aux frissons qui parcouraient mon corps ni aux ombres qui se dessinaient sur les hauts murs de pierre. Mon regard était rivé sur cette flamme que j'avais allumée et, qui dansait devant moi, à la fois intense et fragile. L'observer aller et venir d'un côté et de l'autre, au gré des courants d'air, m'apaisait. Je la regardais vaciller, rapetisser au point de disparaître et rejaillir tel un phénix qui renait de ses cendres.
Elle n'illuminait rien d'autre que le bord du socle sur lequel elle reposait, cependant elle m'apportait autant de clarté et de chaleur que le soleil en plein été. J'avais l'impression que cette flamme dévorait toutes les rancœurs que j'éprouvais au point de me faire voir les choses sous un regard plus clair.
Je pensais à Rave, à Hector, à la peine qu'il ressentait depuis qu'elle avait disparu. À leur amour qui, pourtant, continuait d'inonder les pages jaunies de leur passé.
Je levai les yeux vers les vitraux colorés et puisai dans ces fragments de verre l'origine de toutes ces souffrances que nous vivions sur Terre. J'écoutai leurs échos résonner au cœur de cette bâtisse, je les écoutai me confier leurs ambiguïtés, et, le silence qui en découlait me parlait davantage que n'aurait su faire le moindre bavardage. J'aimais me retrouver seule dans cet endroit avec cette possibilité de m'immerger à l'intérieur de moi, d'y regarder mes propres démons se faire face et d'écouter ma propre voix m'indiquer le chemin vers la paix.
Ma mère avait certainement de bonnes raisons pour ne pas m'avoir confié plus tôt l'histoire de Rave. Et, où que nous aient conduites ses choix, il n'en demeurait pas moins qu'il m'appartenait aujourd'hui de décider de la fin du chapitre. Je pouvais choisir de garder cette histoire pour moi comme elle l'avait fait, elle, pendant toutes ces années ou de la lire à haute voix au nom de celle qu'elle avait laissée mourir ce soir là.
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