Chapitre 6
J’y avais pensé toute la journée. Il allait falloir que j’ouvre cette putain d’enveloppe marron.
En rentrant chez moi, je passai sous la douche, enfilai un jean et un sweat et fourrai le courrier dans mon sac. J’avais songé à passer les prochaines nuits chez moi, le temps pour moi de déchiffrer l’intégralité de la confession de Rave mais, je ne voulais pas risquer d’éveiller les soupçons d’Oly. Si j’étais honnête avec moi-même, je rajouterais que je ne voulais pas non plus risquer de me retrouver en tête à tête avec ma bouteille de bourbon. Sans un regard pour celle-ci, je claquai la porte et partis retrouver ma mère et ma gamine.
Le repas s’éternisa, le temps de l’infusion aussi. C’était sympa mais il me tardait de me retrouver seul dans ma chambre pour découvrir ce que Rave m’avait écrit. Marianne tricotait. Pourquoi s’était-elle remise à ce truc ce soir ? Quant à Olympe, elle dessinait ce qu’elle s’imaginait être un Valraven. La créature possédait un corps humain garni de plumes noires brillantes en lieu et place de la toison pectorale, de longues ailes à la place des bras, et une tête de corbeau. Un nez crochu et de petits yeux perçants. Flippants. Un frisson me parcourut l’échine tant son dessin semblait réel.
— Bon, j’suis naze, j’vous laisse entre femmes. Ne parlez pas trop de moi.
Ma mère pouffa tandis qu’Oly levait les yeux au ciel.
Une fois dans ma chambre, je tournai lentement la clé, les deux mains autour de l’objet de manière à étouffer le cliquetis dans la serrure. Je ne voulais pas qu’Olympe entre sans frapper – chose qu’elle n’avait jamais fait mais avec les ados on ne sait jamais - et me surprenne à lire ce qu’elle espérait trouver.
Je fermai les yeux, focalisant mon attention sur mon rythme cardiaque qu’il me fallait contrôler. Les battements de mon coeur s’étaient emballés dès lors que j’avais fermé la porte, envoyant des signaux de détresse au reste de mon corps. Tout en moi hurlait de ne pas m’approcher de ce courrier mais mon instinct me soufflait le contraire.
Sois fort Hector !
Je décachetai l’enveloppe et en tirai le contenu. Il s’agissait, comme attendu, de plusieurs feuillets rédigés par Rave.
Je soufflai un dernier coup et entamai ma lecture.
« Il est des rencontres dans la vie qui changent le cours de notre existence et nous marquent à tout jamais. Ces rencontres, bien souvent inespérées, sont autant de mains tendues qu’on néglige parfois, faute de clairvoyance, ou bien qu’on sacrifie parce que la vie ne nous laisse pas d’autres choix.
Ma mère faisait partie de ceux qui délaissent. C’était une jeune femme naïve qui aurait suivi n’importe qui au bout du monde pour ne plus avoir à souffrir de cette solitude écrasante qu’elle trainait depuis sa naissance.
Elle rencontra mon père un soir de festival. Il lui proposa de l’emmener voir du pays. Elle accepta. Quelques années après – deux, peut-être trois - je naquis. Je me rappelle à peine d’une vie à trois. Je ne me souviens que des cris et des larmes de ma mère et, du regard las de mon père avant qu’il ne quitte la maison. C’était un homme qui, finalement, s’en est allé finir son tour du monde sans s’encombrer de sa femme ni de son enfant. Je lui en ai longtemps voulu de m’avoir abandonnée, mais encore plus d’avoir abandonné ma mère. Elle était trop fragile. S’il était resté, rien de ce qui a suivi ne serait arrivé.
Après lui, se sont succédés d’autres hommes, des femmes parfois aussi. Ma mère acceptait toutes les mains tendues vers elle, pourvu qu’elles cachent en leur creux des sachets d’héroïne. J’ai grandi vite, sans doute trop vite. J’ai encaissé ce que la vie daignait me donner, j’ai joué le jeu et accepté d’inverser les rôles dans la famille, en devenant la mère de ma mère. Et puis, intervention divine ou simple suivi social, je suis redevenue la fille de ma mère, celle qu’il faut protéger. En quittant la maison, je me suis juré de ne jamais toucher à ce qui ressemblerait de près ou de loin à une telle addiction. L’amour, bien entendu, faisait partie des choses à proscrire.
Et puis j’ai croisé la route de Marianne et de Francis. La tienne par la même occasion.
Il est des rencontres qui changent le cours de notre existence…
Auprès de vous, j’ai trouvé un foyer, une sécurité, une sérénité. J’ai appris qu’on pouvait aimer autrement que dans les larmes et les cris. Simplement à travers des sourires et des silences. J’ai aimé ça. Et je t’ai aimé toi. »
Les mots de Rave me serraient le coeur. Elle avait toujours été très discrète sur son passé et sur ses sentiments. Je devinais la vie qu’elle avait laissée derrière elle et savais le lien qui nous unissait mais, ses mots, posés là, à l’encre noire sur fond blanc, me faisaient mal. C’est tout le paradoxe de l’amour. L’amour fait parfois plus de mal que de bien.
Je repris lentement ma lecture, une aiguille imaginaire toujours pointée sur mon coeur.
« Je me suis surprise à rêver d’une vie meilleure, dans laquelle le passé n’existerait plus. J’avais, rappelle-toi une centaine de pages devant moi pour réécrire mon histoire. Je pouvais être qui je voulais. J’avais envie d’être la femme d’un pêcheur.
Je pense que j’étais finalement aussi naïve que ma mère. La différence c’est que moi, je n’ai pas manqué de clairvoyance.
Je la pensais fragile, victime d’un monstre égoïste qui lui avait promis monts et merveilles avant de l’abandonner comme la pauvre âme esseulée qu’elle était. Jusqu’à ce que je découvre juste avant l’incendie de notre maison que mon père avait toujours été là, à sa façon. Des dizaines de lettres à mon intention occupaient le dernier tiroir de la commode de ma mère. Des lettres dans lesquelles il prenait de mes nouvelles. Des lettres que je n’avais jamais ni vues, ni lues. C’est drôle comme un enfant peut se contenter de la version de l’histoire qu’on lui a toujours contée. J’ai haï ce père de s’en être allé sans me douter un seul instant que c’était ma mère, toxicomane depuis toujours, qui lui avait sommé de partir.
Quand la vie m’a forcé à choisir entre fuir ou rester, c’est ce père que j’ai alors choisi de retrouver. »
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