Épilogue
** Version modifiée **
Tic-Tac, Tic-Tac, Tic… Appuyé contre le cadre métallique du lit, les mains croisées derrière ma nuque, j’observai avec attention la trotteuse se déplacer, entrainant à chaque rotation l’aiguille des minutes qui entrainait à son tour celle des heures. Le temps n’était plus mon ennemi, j’avais appris à l’apprivoiser, à écouter ses percussions me conter mes regrets dans son hésitation permanente. Le monde m’apparaissait aujourd’hui plus mesuré, à l’image de ces battements, vifs ou sourds, qui rythmaient une existence faite de noir et de blanc.
— Guillot, ça va être l’heure, t’es prêt ?
J’avisai le maigre sac posé sur la table. Lui était prêt. Quant à moi…
— Je passe te chercher dans cinq minutes !
Je replongeai mon regard sur l’horloge qui décomptaient les dernières secondes me séparant de ma libération. Je n’avais pas fait appel de la décision énoncée lors de mon procès. J’étais coupable, c’est vrai, d’avoir voulu ôter la vie d’autrui, aussi fugace et impromptu qu’avait été mon geste. Une remise de peine avait été formulée pour bonne conduite. Mes dix années d’emprisonnement avaient donc été réduits de vingt-et-un mois. Aujourd’hui, sonnait la fin de mes huit longues années et quelques mois, passées, enfermé entre les quatre murs de cette pièce.
Je me redressai et retirai les cartes postales scotchées au-dessus de mon lit. Rome, Tunis, Prague, Le Caire, Brasilia, Mexico : les plus beaux trésors de ces dernières années. Je tournai la dernière que j’avais reçue, sur laquelle un caribou contemplait l’horizon carminé. « Oslo ou Stockholm ? » Je souris. C’était devenu un petit jeu. Olympe m’adressait les deux destinations qu’elle envisageait et je faisais le pari pour moi-même de l’une ou de l’autre. Je ne m’étais que très peu trompé jusqu’à maintenant. Je me réjouissais de savoir qu’elle continuait sa vie loin de tout et d’ici. Partir et oublier : c’était ça l’idée de départ.
L’année de ses vingt ans, elle était venue au parloir pour m’apprendre la mort de Pierre Lefreux. Sa femme, séparée de lui depuis le procès, l’avait retrouvé, pendu à un arbre de son jardin. Il avait laissé deux lettres, l’une pour Caroline, l’autre pour Oly. Elle hésitait à la lire.
« Tu veux bien le faire pour moi ? » m’avait-elle demandé. Je lui avais alors lu les lignes qu’il lui avait adressées. Ne supportant plus l’idée qu’il ait pu, un jour, être le monstre qu’on lui avait conté, il exprimait ses plus profonds regrets et lui demandait pardon pour l’horreur dont il était accusé. Conscient du fardeau qu’était pour elle ce lien de parenté qui l’étouffait, il voulait que sa mort lui redonne un nouveau souffle de vie.
«— Que vas-tu faire maintenant ? lui avais-je demandé.
— Je ne sais pas.
— Tu vas partir et réaliser tes rêves. Tu peux devenir qui tu veux Olympe.
— Et toi ?
— Moi ? Je t’attendrai. »
— Allez mon gars, on y va !
J’enfouis les cartes postales dans la poche de mon sac et avisai une dernière fois le cadran face à moi. Partir et oublier : c’était mon nouveau projet.
Le soleil de juin me frappa de ses rayons cuisants. La main placée en visière, je scrutai le vide autour de moi. Est-ce que j’avais espéré une présence de l’autre côté des barbelés ? Mon esprit niait mais les battements de mon cœur, eux, scandaient une déception mal assumée. Je me mis en marche jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche.
Je descendis à quelques kilomètres de ce qui avait été chez moi et poursuivis à pied. J’arpentai les rues, mon sac sur le dos comme un baroudeur qui suit le souffle du vent. Mes pensées tournées vers mon passé, je fus surpris de voir la maison de mon grand-père se dresser soudainement devant moi. Un petit garçon allait et venait par delà la haie, propulsé par le mouvement d’une balançoire accrochée à la branche du vieux chêne.
J’avais proposé à ma mère de vendre la maison, bien des années plus tôt, pour payer les études d’Olympe, son appart, sa voiture… Lui assurer le même avenir que les autres.
Mes yeux continuèrent de suivre un moment le mouvement de l’enfance qui redonnait vie à cette propriété si longtemps glacée par l’écho du silence. Mon grand-père en serait sûrement fier.
Je me remis en route et fis un détour par le cimetière. Ma mère était partie rejoindre mon père il y a de ça pas quatre ans. Suite à mon incarcération, elle s’était montrée aussi digne et forte qu’elle pouvait l’être et s’était efforcée de rester présente pour Olympe le temps qu’il fallait. Et puis, elle s’en était allée sans faire de bruit, un matin de mai. Le juge m’avait donné l’autorisation d’assister à l’enterrement et c’est escorté de deux policiers que j’étais venu dire adieu à ma mère. Quel triste tableau !
Agenouillé devant le marbre gris, je lui renouvelai les excuses qu’elle n’avait pas voulu acceptées. « Je n’ai aucune raison de t’en vouloir. Il y a plus de lumière en ton cœur que tu ne veux bien le croire. » m’avait-elle dit au parloir.
Je me dirigeai ensuite vers le caveau de Rave. J’avais passé ces dernières années à tenter de me pardonner cette promesse que je n’avais pas su tenir. L’âme grignotée par une culpabilité à présent tarie, je formulai des excuses silencieuses à cette femme courageuse qui, au seuil de la mort, m’avait confié son plus intime secret dans l’espoir qu’il ne tombe jamais entre les mains de sa fille. J’avais lamentablement échoué.
Avant que je ne reprenne ma route, une plume vint se poser sur la pierre anthracite, aussi doucement qu’une caresse sur un bras. Le signe peut-être, qu’il était temps que je me pardonne enfin.
Au bout de mon pèlerinage se dressait la maison de mes parents, celle qui m’évoquait autrefois tant de mauvais souvenirs. Je restai un moment sur le trottoir à considérer l’allée qui menait droit vers mon passé. Une femme surgit sur le seuil de la maison d’à côté. Ce n’était pas Martha mais une femme d’une quarantaine d’années au visage familier. Elle s’approcha de moi. Des ridules auréolaient le coin de ses yeux, pourtant ils conservaient cet éclat de sincérité qui m’avait marqué.
— Bonjour Hector.
— Caroline ?
Elle m’offrit un sourire timide en réponse à mon étonnement.
— Lorsque votre voisine est décédée, j’ai racheté la maison. Vous devez trouver ça étrange.
— Un peu…
Elle se pinça les lèvres et regarda ses pieds. On aurait dit une jeune enfant prise à faire une bêtise.
— C’est votre mère qui m’a contactée. Même si je ne vivais plus avec Pierre, sa mort brutale a été un tsunami dans ma vie. Éva a eu beaucoup de mal à comprendre le décès de son père et j’étais moi-même un peu dépassée par les évènements. Marianne a été d’une aide précieuse. Elle a veillé sur nous et m’a parlé de cette maison à côté de chez elle. Nous sommes venues nous y installer. Votre maman a tenu le rôle de mamie pour Éva et de mère pour moi… Son départ nous a profondément attristées.
Je reconnaissais bien là Maman ! Veiller sur les autres avait été le sens de toute sa vie. En se rapprochant de Caroline, elle avait sans doute voulu réparer son cœur brisé par ma faute. Elle avait aussi permis à Olympe de garder un lien avec la petite Éva.
— J’espère que ça ne vous dérangera pas trop de vivre à côté de l’ex-femme de votre ennemi juré, reprit-elle en me sondant à travers ses longs cils.
— Et vous que ça ne vous dérangera pas d’habiter la maison voisine du meurtrier de votre mari…
Elle sourit.
— Qu’en pense votre fille ? demandai-je, plutôt mal à l’aise vis à vis de la gosse.
— Elle était jeune quand tout cela s’est produit. Elle ne se souvient pas de cet incident ni du procès. J’avoue ne jamais lui en avoir parlé. Il me faudra sans doute lui expliquer un jour.
— Ce serait bien oui, les secrets peuvent mener à de terribles drames.
— Vous avez raison. Je vais vous laisser rentrer chez vous, vous devez être épuisé. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
— Merci.
Encore sous le coup de la surprise, j’avançai dans l’allée et déverrouillai la porte d’entrée. Une froide odeur de renfermé me piqua le nez. J’ouvris les volets, offrant aux pièces la clarté qui leur avait manquée. Un horrible sentiment de solitude s’empara de moi en repensant aux derniers jours que j’avais passés dans cette maison. Je m’assis à la table de la cuisine, regrettant de ne plus entendre la cuillère de ma mère remuer dans la casserole, le bruit du fusain d’Olympe sur la page granuleuse de son carnet. Je regrettais même l’insupportable jappement de Poppy.
Qu’allai-je faire de ma vie à présent ? Je retournerai bosser avec Simon. Ami fidèle et loyal, il avait préféré se passer des services d’un associé durant toutes ces années pour m’offrir l’opportunité de retrouver ma place auprès de lui, une fois ma peine purgée. Qui était encore capable de ça, de nos jours ? Seulement, il était en vacances avec sa femme au Maroc. En attendant, il me fallait m’occuper.
Je sortis de la maison et m’avançai jusqu’à l’atelier de mon père. Rien n’avait bougé. Mon regard se fixa sur le vestiaire métallique, me replongeant dans une version du passé qui m’avait totalement dépassé. J’avais beaucoup pensé à Papa ces dernières années, me demandant s’il avait bel et bien joué un rôle dans l’accident de Peter. Je n’avais trouvé aucune réponse. Il resterait à jamais cet homme silencieux mais digne de foi. Un père capable de taire son amour le jour et le hurler à la nuit, avoir de l’encre noire au bord du cœur, et une lueur d’espoir en son sein.
Tout en songeant à lui, j’allumai l’un des fours et attendis qu’il fusse bien chaud pour y plonger une pâte de verre comme je l’avais si souvent vu faire. Je la recueillis ensuite à l’aide d’une canne puis roulai la masse fondue sur la table en acier pour lui donner la forme d’un cylindre. Enfin, je soufflai la première bulle comme on souffle sur une bougie, des vœux plein la tête, espérant que l’un d’entre-eux soit suffisamment puissant pour le voir se réaliser un jour.
J’achevai les dernières étapes et laissai le tout refroidir pendant que je rentrais faire chauffer une casserole d’eau. Tout en remuant le sachet d’infusion pendu à ma tasse, je m’installai dans le vieux canapé. Ce n’est qu’à cet instant que j’aperçus le coffret en bois sur la table basse. Je l’ouvris d’une main tremblante, en proie à un tourbillon d’émotions. À l’intérieur de la boite se trouvait une photographie. Cheveux au vent, Olympe tenait la barre d’un voilier. Les yeux fermés, levés vers le ciel, elle souriait. En arrière plan, un dauphin sautait par-dessus le soleil couchant. Ému, je retournai instinctivement le cliché. Quelques mots y étaient rédigés : « Merci PAPA de m’avoir soufflé de si beaux rêves ! »
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