Quand l'amour embrasse la mort
Une semaine passe ainsi, reclus dans mon appart et entouré par les immondices éparpillées sur le sol. Dire que j’étais limite un maniaque du rangement et de la propreté. Je ris nerveusement. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Je jette un œil à mon mobile. Quatre appels en absence.
— Marc, c’est Vanessa. On ne peut pas se quitter comme ça. Pas après ce qu’on a vécu. Tu t’ouvrais de plus en plus, tu oubliais ton divorce douloureux. On avait des projets. Marc… j’ai besoin d’une explication… Me laisse pas comme…Un sanglot étouffé l’interrompt.
Je me doutais qu’elle ne m’abandonnerait pas si facilement. Elle ne l’a jamais fait. J’enclenche le second message :
— Marc, je suis vraiment très inquiète. Ta mère aussi. Elle m’a dit qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de toi non plus. Nous sommes là pour toi.
J’appuis sur le bouton « suivant » avec irritation. Message trois :
— Bonjour, c’est Gloria. Annie m’a parlé de votre maladie. J’espère que ce n’est pas trop grave, ici on croule sous la paperasse et…
Je supprime le message sans même le terminer. Ils survivront. Au pire, la boîte coulera. J’en ai plus rien à faire, même si j’ai consacré toute ma vie à construire ce projet. Le dernier message s’enclenche.
— J’arrive demain après-midi récupérer mes affaires. J’ai mes clés, alors si tu ne veux pas me voir, tu n’as qu’à sortir.
Vanessa. Je réagis au quart de tour. Cet après-midi ? Je vérifie de quand date son appel. Hier soir. Je regarde ma montre : il est quatorze heures. Merde ! Je balaye des yeux l’innommable bordel de l’appart. Des cannettes de bière vides trônent sur la table basse. Une bouteille de whisky jonche le sol près de la télévision dont l’écran est fissuré. Un flash-back remonte à ma mémoire. Ah oui c’est vrai, j’ai balancé la bouteille dessus en regardant un reportage sur les conneries d’après-vie. C’est bon qu’à donner de l’espoir ces foutus émissions. Et l’espoir n’est pas pour moi.
Aucune envie de ranger, je vais dans la salle de bain et me regarde dans le miroir. Quelle sale gueule ! Ma barbe noire hirsute, un regard éteint, gris comme un nuage de pluie et cerné, des joues creuses. Depuis quand j’ai pas bouffé ? J’enfile un survêtement qui traîne sur une pile de linge sale. C’est Vanessa qui s’occupait de la lessive… et de plein d’autres choses d’ailleurs. Comme m’encourager chaque fois qu’un coup de déprime m’accaparait. Sa présence me manque, mais je refuse d’y penser. Je ne veux pas être là quand elle débarquera.
J’ai à peine le temps d’enfiler une veste que j’entends le cliquetis de la serrure de l’entrée. Fais chier ! Je pense une seconde à me cacher dans les toilettes, mais j’ai passé l’âge de jouer à cache-cache. Alors je me prépare à l’affronter. Elle a mis son trench rouge, celui qui met tant ses yeux verts en valeur. Elle se tourne vers moi en sursaut. Elle ne m’a pas entendu arriver dans son dos. Je lutte contre mon réflexe qui voudraitl’embrasser. L’éloigner, il faut que je l’éloigne. Elle a le visage grave et inquiet.
— Bon dieu, Marc. Je ne te reconnais plus ! Regarde dans quel état tu es ! Et l’appartement ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Et me raconte pas tes salades. Tu ne te laisserais jamais allé ainsi si tu flirtais avec une autre femme.
Elle marque un point. J’ai négligé les détails. Elle se saisit de mes mains, refusant de les lâcher.
— Pourquoi tu ne me laisses pas ? m’écrié-je en baissant ma tête.
Je n’arrive pas à la regarder.
— Parce que je n’ai aucune raison de le faire. Je suis là pour toi.
— Je ne peux pas te rendre heureuse.
— Mon amour, mon bonheur je le crée seule et je le partage avec toi. Tu n’es pas l’objet de mon bonheur, mais son prolongement.
Je sens ma carapace sur le point de se fendiller. Si je la laisse toucher mon cœur, un chagrincolossal me submergera. Un tremblement agite mes mains, puis se répand dans mes jambes qui cèdent sous mon poids. Vanessa effleure mon menton et plonge son regard émeraude dans le mien. Tous les souvenirs, depuis que je la fréquente, remontent à la surface. Notre rencontre quelques mois à peine après un divorce difficile dont je peinais à me remettre. Sa lumière et son sourire. Mes mots parfois durs, ma froideur pendant des moments de doute. Elle est restée. Toujours. J’ai cru qu’elle n’était qu’un pansement sur ma plaie à vif. Mais je me trompais. Cet amour est différent de celui que j’éprouvais pour mon ex-femme, mais bien présent. Il m’emplit de chaleur et tout devient sombre quand elle n’est pas là. Et c’est au moment où je m’apprête à passer l’arme à gauche que je le réalise. N’est-ce pas toujours le cas, d’ailleurs, de se rendre compte de ce que l’on perd quand tout est déjà trop tard ?
Un tsunami d’émotions refoulées m’emporte. Je m’effondre dans les bras de Vanessa et la serre contre moi, avec une rare intensité, puis je vide mon sac. Alors, elle m’accompagne dans un duo de larmes en écho à mon tourment.
Un rayon de lumière me réveille. Je cligne les yeux en étouffant un juron : la clarté éblouissante me met de fort mauvaise humeur dès mon réveil. Je me tourne vers Vanessa, mais ne rencontre que le vide dans le lit. Ma montre indique treize heures. Déjà ? L’angoisse me tenaille. Je me redresse un peu trop vite, la douleur me vrille les os. Je prends une nouvelle dose d’antalgiques et pars à la recherche de ma compagne. Personne. Sur la table basse, rangée et nettoyée pendant mon sommeil, un petit mot est posé, accompagné d’une tasse de café refroidi depuis longtemps. « Cet après-midi, je t’emmène voir un ami qui pourra peut-être t’aider. Et ce n’est pas négociable ! ». J’arrive à décrocher un sourire mi-figue mi-raisin. Telle que je connais Vanessa, elle va déplacer des montagnes pour me sauver. Malheureusement, sa foi n’est pas la mienne ; je ne partage pas ses croyances spirituelles. M’enfin, soit, je peux bien lui accorder ce dernier plaisir. « Accord toltèque numéro quatre : toujours faire de son mieux », me dirait-elle.
— Je crains le pire, soupiré-je avant d'aller me préparer à cette rencontre.
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