À un battement prés...
— Il revient à lui, s’écrie une voix familière percée par l’inquiétude.
L’odeur âcre me prend à la gorge et je me redresse d’un seul coup. Des milliers de lames me poignardent alors le squelette. La douleur est telle que je m’évanouis de nouveau.
— Vous aviez dit qu’il se libèrerait de son traumatisme…
— Lui seul peut réussir ou échouer. Ne le pressez pas trop, il est déjà bien éprouvé.
— Mais il n’a pas de temps ! crie une voix féminine hystérique.
J’émerge tout à fait et ouvre les yeux sur des corps penchés sur moi. Le ciel au-dessus de nos têtes m’indique que nous ne nous trouvons plus dans la hutte sombre ni dans ce monde chimérique. Je ne suis apparemment pas encore tout à fait mort non plus.
— Pourquoi les femmes braillent-elles si souvent ? grommelai-je à l’attention de ma compagne.
Elle me dévisage, moitié rassurée moitié horrifiée, avant de m’enlacer.
— Oh Marc, j’ai eu si peur !
Je lui tapote le dos pour la rassurer et me redresse lentement sur l’herbe humide. Je foudroie du regard le chaman qui se tient à ses côtés.
— Alors vous, je ne veux plus jamais vous voir ! Je ne sais pas ce que vous m’avez fait, mais mon état a empiré.
— Lorsque vous approchez une vérité terrifiante, le corps a tendance à se protéger en bloquant le processus de libération. Lâchez-prise, la douleur diminuera.
— Je ne comprends absolument rien à votre baratin ! Merci du cadeau, Vanessa !
Et, tant bien que mal, je me lève puis me dirige vers la voiture, prêt à partir loin d’ici. Et surtout empli d’une colère démentielle.
Une dizaine de jours après le fiasco du rite chamanique, mon humeur hargneuse peine à redescendre. Vanessa a, depuis trois jours, cessé depuis de me convaincre de recontacter le chaman. Comme si j’allais m’y risquer ! Ma vie est devenue un enfer ! Des morceaux de verre tranchants déchirent mon corps à chacun de mes pas et je ne cesse de me perdre dans des cauchemars sans fin. Je sens une nouvelle crise d’angoisse se profiler : mon pouls s’accélère, la sueur suinte par mes pores, mes sens deviennent exacerbés ; les rayons du soleil me deviennent intolérables tout comme le brouhaha permanent de la ville. Alors, je m’isole dans ma chambre, volets fermés et musique classique dans les oreilles. Ne penser à rien. Se laisser bercer par les chœurs de Samuel Barber. Son Agnus Deim’apaise et mon imagination s’emballe ; des anges m’entourent et m’invitent à les rejoindre par leurs chants. Un détail, pourtant, me frappe : leurs ailes déployées sont aussi noires que le plumage d’un corbeau. Aussitôt, je repense à mon expérience de transe et tente de sortir de ce songe hypnagogique. Trop tard. Leurs ailes m’enserrent tout entier, des plumes volettent autour de moi dans une ronde spiralée, puis pénètrent ma bouche grande ouverte, étouffant mon cri dans ma gorge.
Un froid glacial me force à ouvrir les yeux. Le tunnel sombre se dresse devant mes yeux sidérés. Je reconnais au loin le galop de la Mort qui rugit dans le vent. Quelques secondes plus tard, la voilà à mon niveau. Elle m’empoigne un bras et, soudain, j’apparais ailleurs. Cette fois, mes pieds s’enfoncent dans un tapis de neige. La femme squelette ne m’accompagne pas, pourtant je la sens tourner autour de moi comme un vautour autour de sa proie. Je réprime un frisson de peur et me concentre sur le paysage recouvert de son manteau d’hiver, tout comme le château de mon précédent voyage qui n’est plus en ruines, mais intact et imposant. Un nœud se forme dans ma poitrine. Pourquoi cette bâtisse provoque-t-elle en moi autant de détresse ? D’ailleurs comment suis-je arrivé ici ? Le temps s’est figé : les flocons semblent suspendus dans l’atmosphère comme un film qu’on aurait mis sur pause. Je me baisse – sans ressentir de douleur – et ramasse une poignée de poudreuse. Tout a l’air si réel. J’arpente le parc, en direction du château, en observant son étrange toiture rouge, quand je me téléporte à l’intérieur d’un grenier poussiéreux et encombré d’objets cassés ou anciens. Passée ma surprise, un rapide œil à la fenêtre me permet de comprendre que je me trouve maintenant à l’intérieur du grenier du manoir. Un éclat scintillant m’éblouit sur ma gauche. Avec lenteur, j’écarte de mon chemin chaises, valises et lampes désuètes jusqu’à atteindre un grand miroir au cadre doré. Mon reflet se fait interrogateur. Il m’adresse un salut de la main, ce qui occasionne un mouvement de recul effrayé de ma part. J’enchaîne les borborygmes. Mon alter égo hausse les épaules et lève les yeux au plafond, puis il colle son index contre ses lèvres. Pourquoi donc me tairais-je ? Je suis en train de rêver, je suis en train de rêver, je répète cette assertion comme un mantra afin de me convaincre que rien de tout ça n’existe. J’approche ma main de la surface du miroir et, à l’instant où mes doigts effleurent la glace froide, un flash intense de lumière inonde la pièce et un courant électrique traverse mon corps. Une seconde plus tard, tout redevient comme avant. Tout ? Pas vraiment… le miroir me reflète à présent un nourrisson d’environ un an qui ne cesse de pleurer. Merde, ça me rappelle une pub pour une marque d’eau. J’hésite à rire de cette situation, mais n’en ai pas le loisir car un cri épouvantable retentit dans le parc. Je me précipite à la lucarne et constate que la neige a cédé la place à un feuillage automnale. Le temps a repris son cours. Des hommes accourent, agités, vers un bosquet. Deux molosses noirs les accompagnent. Je voudrai tant pouvoir les suivre ! Aussitôt cette pensée émise, me voilà à m’élancer derrière eux durant une cinquantaine de mètres, avant de l’apercevoir. Sous un arbre centenaire, une femme gît, dans une longue robe de chambre blanche souillée par des tâches rouges qui se déploient lentement sur le tissu. Du sang. Des larmes coulent sur mes joues tandis qu’un homme se met à hurler en tenant son cadavre. Une mélopée éthérée ondoie autour de moi : cette comptine apaise mes sanglots. Elleme la chantait pour m’endormir. Mes pas deviennent hésitants et instables. Un autre homme, à la chevelure d’argent, me soulève avec une facilité déconcertante et me berce contre son torse.
— Là, là mon tout petit, ne regarde pas cela. Ta pauvre mère…
— Ma… maman ? je balbutie d’une voix fluette.
J’observe ma main sur l’épaule de cet homme : menue et potelée. Moi, à l’âge de dix-huit mois ; témoin du jour où ma mère a été assassinée. Je lève les yeux vers l’arbre, dont les feuilles acajou tombent en silence sur le sol, et j’aperçois un corbeau perché sur une branche qui me fixe avec attention. Un croassement sinistre plus tard, il s’envole au loin, emportant avec lui le souvenir de ce drame. Le décor s’évanouit et la Mort réapparait en me berçant entre ses bras décharnés en rythme sur une tonalité brève et répétitive.
Mes paupières s’entrouvrent avec difficulté et une souffrance infinie se répand dans tout mon squelette. Me revoilà prisonnier dans mon corps de chair, paralysé. Mon cœur s’accélère et une appréhension m’ébranle. Je sens des présences à mes côtés sans pouvoir les voir. Pourquoi mon corps ne m’obéit-il pas ? C’est quoi cette odeur de désinfectant qui flotte dans l’air et ces sons aigus et désagréables ? Je déploie une force surhumaine pour seulement parvenir à balbutier quelques sons gutturaux. Un visage s’approche du mien. Vanessa, inconsolable, les yeux bouffis et rouges.
— Il a repris connaissance ! crie-t-elle à quelqu’un hors de ma vue. (Puis se tournant à nouveau vers moi) Marc, tu m’as fait une belle frayeur. Je t’ai retrouvé sur ton lit, froid comme la glace et les yeux grand ouverts, mais tu ne me répondais pas. (Elle pleure). L’ambulance t’a emmené à l’hôpital.
De nouveau, des borborygmes sortent de mes lèvres desséchées. Soif, j’ai si soif. Comme si elle m’avait compris, ma compagne porte un verre d’eau à mes lèvres. La moitié coule à côté.
— Pourquoi il ne peut pas bouger ? demande-t-elle, hystérique, à un docteur qui m’ausculte.
— Les tumeurs compriment sa moelle épinière.
— Vous ne pouvez rien faire ?
— Je suis navré, madame. Les métastases sont beaucoup trop nombreuses, cela s’avérerait trop risqué. Nous pouvons seulement soulager sa douleur. Préparez-vous, assena-t-il la main posée sur son épaule.
Elle sanglote encore davantage. He ho ! Je suis là, bordel ! J’ai mon mot à dire, non ? On dirait que je n’existe déjà plus… Est-ce cela que ressentent les tétraplégiques, coincés dans leurs corps ? Je me sens impuissant. Quand les antalgiques finiront-ils par agir ?
— Bats-toi, implore Vanessa en caressant mon front. BATS-TOI !
Je tente de lui sourire, en vain. Devant mes yeux, déjà, danse la vision d’un ailleurs. Et je l’aperçois, elle, la Mort qui attend mon trépas. J’étais si bien dans ses bras, pourquoi lutterai-je donc ? Mais mes yeux rencontrent de nouveau ceux de ma bien-aimée. Je n’ai aucune envie de l’abandonner maintenant alors je canalise toute ma maigre force pour bouger ma main et serrer la sienne. Elle me fixe avec espoir et approche ses lèvres des miennes pour un ultime baiser. Mais la Faucheuse est impatiente, elle accourt vers moi pour accomplir son œuvre. Pourquoi le temps semble-t-il s’étirer d’un seul coup ? Mon intérieur s’agite, mon cœur s’emballe. Vite, Vanessa, embrasse-moi une dernière fois pour que tu saches combien tu comptes pour moi…
Les machines se font l’écho de mon chaos intérieur et, alors que sa bouche est sur le point de se mêler à la mienne, la Mort m’emporte sans aucune pitié pour les vivants, ne leur laissant qu’une tonalité sonore continue. Ma main retombe mollement sur le lit d’hôpital. Pardon Vanessa, le destin s’avère à un battement près. Un battement prés.
FIN
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