3 - Il y a toujours un fossoyeur
Fini les bourses du travail conquérantes : l'état tient le carnet de chèque et nous offre à nous, les héritiers des révolutionnaires de l'éducation, un collège aux murs blancs, aux salles vides, avec ici et là des affiches périmées de plusieurs années. Le batiment est mort. Adieu les murs rouges, les arts permanents, la grande fierté : dans les couloirs sans vie, rien ne nourri l'âme. Le devoir de révolte ? Disparu. A peine entré dans ce collège, la fougue se dissipe si vite. On sait pourquoi on est là : au mieux une formalité, mais le plus souvent pour quémander le maintient des subventions. Les conquérants sont devenus mendiants.
L'état est à l'initiative dorénavant. Nul besoin d'organisations, de mutualisations. L'origine de notre rencontre n'est pas la politique, elle n'est née d'aucune culture. Elle est là, devant nous, offerte, nous privant de source de fierté. Nous sommes réunis par la paperasse sous les demandes du ministère pour garantir, avec eux, le matient de l'ordre. L'atmosphère et le devoir ont été perdu - tout est à refaire.
On entre dans le collège et on remarque des feuilles A4 indiquant la présence d'autres associations, gérant elles aussi leur lot de misère. On en est tous là. Les associations s'occupent des handicapés, des vieux, des jeunes désintégrés : on maintient en vie les rejets de la société moderne. On ne parle plus de révolte, de capitalisme, non : mais de mixité, d'intégration, de sensibilisation. On n'accueille plus les ouvriers exploités, mais le public le plus faible et léthargique qui soit. L'éducation populaire à vu ses objectif réorientés : on tente seulement de sauver de la misère sociale ceux qui sont définitivement exclus de la société. On est le dernier palliatif capitaliste, le moyen le plus bon marché d'acheter la paix sociale. Rien d'autre.
L'éducation populaire collabore dorénavant, avec un sentiment honteux. Les éducateurs en sont conscients : un tour de table suffit pour le voir. Mais ils sont usés, et sans grande éducation politique. Il ne sont pas là en tant que révolutionnaires, mais en tant qu'agents au grand coeur. On leur a montré qu'il était possible de vivre hors de la constante marchandisation en aidant ceux là qui pensent en avoir besoin. Jeunes, ils voulaient donner sens à leurs actions : aujourd'hui enfermés dans leurs associations, ils sont dorénavant une des briques indispensables pour maintenir socialement des dizaines de personnes. Au piège du chantage, ils ne peuvent abandonner et céder - dans de telles conditions, la contestation ne dure jamais, on abdique, on fatigue, on oublie.
Pourtant, ces éducateurs ont le goût de la justice, ont l'initiative, le sens moral et la pédagogie. Ils sont capable de survivre, d'agir : bref, ils étaient à la base le coeur du public révolutionnaire. C'est eux normalement qui mènent la danse et qu'on retrouvait le soir venu, donner des cours aux assemblées de travailleurs. Mais jeunes, la bien pensance leur a donné un receptacle où projeter leurs sensibilités précoces à l'injustice - il n'y avait plus aucune organisation anarchiste, ni mouvement sociale révolutionnaire pour faire mûrir cette sensibilité, la transformer en contre-culture et entretenir le besoin de révolte rationalisé.
L'état a donc réussi cette incroyable performance d'enfermer dans une même instance les révolutionnaires dans l'inaction concrète et les miséreux improductifs, le tout en maintenant une paix sociale. L'état a réussi le pari de détruire les organisations révolutionnaires et de s'offrir, dans le même temps, l'image d'un état bienveillant. Une belle opération.
Un palliatif à trois sous, des associations au bord de l'éfondrement, car la pénurie est organisée. Autour de nous, dans cette ancienne salle de classe, une quarantaine de représentants d'associations bretonnes sont là sous perfusion de quelques milliers d'euros par an offerts par le ministère. Bien sûr, l'état a parfaitement marchandisé l'économie : le monde associatif ne survit pas à la libéralisation du marché. On manque cruellement d'argent et d'effectif. Comment faire face au désengagement public, à la libre concurrence, au libre façonnage par le capitalisme de la culture populaire ? L'état a volontairement décidé que les flux monétaires doivent être monopolisés par une seule minorité, par l'unique volonté du profit, alors même qu'il y a ici les richesses et les hommes pour une production de l'abondance et du respect.
Les associations meurent, coup par coup, à chaque fois que l'état, poursuivant sa dynamique, retire une à une chacune des protections hier accordées à l'éducation populaire. Le dépérissement, le maintient au chantage affectif, la course aux subventions : voilà qui use et noie la volonté de révolte. Il faut penser à la survie de la structure dans l'année, passer des soirées entières pour répondre à des formulaires idiots. C'est le seul moyen de se conserver, c'est la nouvelle loi de la sélection. L'association la plus adaptée est celle se sacrifiant à la buraucratie. Il n'y a aucune place pour la grève - même quand on détruit le réseau avec le gel des emplois aidés.
La bureaucratie est organisée par la culpabilité. Quand on perd une subvention, c'est notre faute : le dossier n'était pas bon. On veut pérenniser l'association, mais l'état ne fait que proposer des projets apolitiques. Les association se battent, car mises en concurence pour leur survie, elles doivent se montrer les plus méritantes, c'est à dire les plus "gentilles", ne proposant que des actions de mixité, d'intégration, de jeunesses... On remplit un rôle social essentiel, nous sommes la serpillère du capitalisme : mais chaque euro doit tout de même être demandé deux genoux à terre.
De l'éducation populaire révolutionnaire, il ne reste aujourd'hui que de vaillants rampants.
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