La légende des Cygnes Noirs
Une vieille légende disait jadis que les plus belles femmes n’étaient faites que pour être admirées. Condamnées à vivre seules, dans un environnement d’une parfaite simplicité, elles n’avaient accès aux tâches manuelles, le mariage leur était interdit et l’enfantement ne pouvait être plus qu’un rêve inaccessible.
Quelques heures par jour, elles pouvaient se promener dans la ville, faire profiter aux habitants du lustre de leur chevelure, de la fraîcheur de leur teint, de l’éclat envoûtant de leurs sourires et de la grâce sensuelle de leur démarche.
Elles ne goûtaient qu’aux mets les plus raffinés, préparés avec soin par les meilleurs cuisiniers du pays.
Toutes leur vie était concentrée autour de leur apparence, comme des poupées de cire que l’on range parfois le soir sur une étagère, et que l’on ressort le matin pour l’exposer à la vue de tous.
Mais une autre légende disait qu’elles avaient un secret. Un secret connu d’elles seules.
La nuit venue, les poupées aux yeux de diamant perdaient leur bel éclat, la lune dissipait l’illusion qui dirigeait leur vie: leur peau vermeille devenait pâle et fade, des ailes difformes poussaient dans leur dos, le bas de leur corps était pris par l’apparence animale d’un cygne noir rachitique et disgracieux. Ne restait d’elles qu’un visage hideux, vieux et ridé et deux pupilles noires qui ne semblaient rechercher qu’une seule chose: la mort et le tourment.
Alors, sans un bruit, elles sortaient de leurs demeures et, s’envolant dans le ciel, éclairées par la pâle lueur de la lune, plongeaient dans les maisons pour tuer les plus beaux nouveaux nés et dévorer leur coeur encore palpitant.
Qui aurait pu les soupçonner ? Des milliers d’hommes et de femmes -de simples pauvresses pour la plupart- étaient capturés et exécutés, mais les morts continuaient, les crimes se multipliaient dans le pays et chaque matin une nouvelle famille se voyait endeuillée d’un enfant.
Malgré les défenses et les maléfices invoqués autour des maisons, les crimes continuaient. Jusqu’au jour où… ils s’arrêtèrent. Tout simplement.
Des dizaines d’années de terreur réduites à un silence glaçant.
Les belles femmes avaient tout simplement disparu, emportant avec elles les créatures dévastatrices.
Des années passèrent avant que l’on fasse le lien.
Les tueuses n’étaient autre que ces splendides créatures aimées de chacun.
Dès lors, la beauté n’était plus qu’un vice, un symbole de débauche et de perversité. Et la chasse aux sorcières commença…
Les femmes ne se vantaient plus de la grâce de leur nourrisson: elles les enlaidissaient à contrecoeur pour leur éviter une mort certaine; les hommes n’épousaient plus que des créatures disgracieuses. Les laiderons fleurissaient et les cicatrices étaient devenues naturelles chez les jeunes filles.
Elles apprirent ainsi à se cacher, à obéir, à subir les crachats, les insultes, le chantage vicieux de certains hommes qui se promettaient de les dénoncer sans l’assurance de leur soumission totale.
Et puis il arriva un moment où le pays n’en put plus. Lentement, des révoltes éclatèrent. Le roi actuel se fit exécuter par une horde de femme qui ne réclamaient qu’une chose: du sang !
Sans autre famille, c’est sa fille qui accéda au pouvoir. Une nouvelle justice fut construite. Une nouvelle loi fut votée.
Une puissante sorcière jeta, sur ordre de la jeune reine, un puissant enchantement sur le pays tout entier: Personne ne vivrait un jour sans la compagnie d’un familier. Douze heure après la naissance de chaque enfant, l’on découvrait devant sa porte un petit animal, une créature magique qui grandirait avec lui, destinée à équilibrer son âme pour en chasser le mal. Un compagnon que l’on ne quittait jamais, de la naissance à la mort. Ainsi, chaque habitant était par définition bon et charitable, car il ne pouvait en être autrement.
Cette nouveauté marqua l’arrivée d’une nouvelle ère, et grâce à ce sortilège salvateur, chacun vécut dans un bonheur parfait, dans une harmonie sans défaut.
Qu’étaient devenues les monstrueuses chimères qui se délectaient des nouveaux-nés et déchiraient les familles ?
Nul ne le sait.
Mais à présent, tout cela n’a plus aucune importance...
Annotations