Le renard et le corbeau

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— Je vois que tu t’es appliquée à dissimuler le moindre de tes tatouages.

— Nous sommes invitées à un bal masqué, Thélie. Ce serait dommage qu’on sache tout de suite qui je suis.

Mel esquissa un sourire malicieux qui souligna la courbure raffinée de son masque. Maquillées d’un rouge pourpre et profond, ses lèvres étaient peut-être la seule chose qui pouvait trahir son identité ; le reste de son visage était élégamment dissimulé derrière le velours noir et le plumage sombre d’un corbeau. Ses cheveux bouclés, dans les mêmes teintes, encadraient la tête du volatile et tournoyaient jusqu’à ses épaules avec une grâce remarquable. Thélie elle-même s’était retrouvée sans voix lorsqu’elle avait découvert son amie ainsi apprêtée : comme à son habitude, Mel rayonnait comme nulle autre personne.

— Toi, en revanche, tu n’as pas fait beaucoup d’efforts… regretta la Gargouille.

— Pourquoi cacher mes tatouages quand toutes les filles de bonne famille en raffolent ?

— Vraiment ? s’esclaffa Mel.

— L’interdit les grise, que veux-tu ?

Thélie réajusta son masque de louve qui mettait en valeur les deux crocs à l’encre noire sur son menton. Quel autre animal aurait pu mieux la représenter ?

— Une duchesse en vue ? glissa Mel à sa camarade. Les filles de bonne famille sont ta spécialité, après tout.

— L’une d’entre elles rougit à chaque fois qu’elle me regarde, avoua la Garache, mais je vais tenter de rester sage. Rappelle-toi que sire Yerri nous a simplement invitées car nous avons tué ce houéran. Nous devons faire bonne figure.

— Au diable les convenances ! s’exclama Mel. Je suis venue ici pour m’amuser, moi. Je refuse d’avoir passé tout ce temps à me préparer pour ne pas envoûter un ou deux nobles.

— Tâche au moins de ne pas séduire le roi, l’avertit Thélie.

— Tu ne crois pas en mes chances ?

— J’aimerais autant éviter un scandale d’État.

— Ce serait mal me connaître, ma belle.

Sur ce, Mel attrapa le bras de son amie avec une sensualité exagérée et lui susurra :

— Bonne chasse, Thélie.

— Arrête donc tes bêtises, stupide gargouille, s’amusa l’intéressée.

La femme-corbeau émit un petit rire puis, après un clin d’œil, prit congé de sa camarade pour se glisser dans l’obscurité tamisée des jardins royaux.

Moque-toi bien, vilaine garache, pensa-t-elle. Nous savons très bien laquelle de nous deux sera la plus sage ce soir…

Par esprit de contradiction, Mel aurait adoré charmer le roi en personne, mais aucune occasion ne lui avait encore permis de faire sa connaissance. Pour fréquenter sire Yerri depuis des années, Thélie lui avait néanmoins vanté sa beauté et son charisme – assez pour attiser sa curiosité, en tout cas. Si seulement elle connaissait ne serait-ce que sa voix ! Quelle tête ferait alors sa camarade, en la découvrant au bras du souverain…

La Gargouille ne se laissa pas longtemps bercer par ses rêves. Avec un surprenant pragmatisme, elle décida de suivre la musique de la fête, certaine de trouver au cœur des réjouissances quelques hommes assez raffinés pour être à son goût. Les cris et les rires qu’elle entendait de toutes parts lui prouvaient que la soirée avait déjà bien débuté – et l’alcool bien coulé. Dans une fontaine, elle trouva un convive à moitié nu, titubant, ahanant, aussi hilare que ses camarades tout autour de l’eau ; derrière les buissons de l’allée principale se déroulaient des choses dont elle préférait ne pas avoir connaissance…

Les Lorthaniens savent faire la fête, ma parole.

En rejoignant les terrasses du palais, la sentinelle savoura les premiers regards assez sobres pour admirer pleinement sa mise. Elle s’arrêta un instant près d’un buffet, dégusta des raisins, et en profita pour scruter la foule de riches déguisements, sautillant au son d’une vielle à roue, d’un luth et de tambours. Un violoniste valsait également avec son archet, si virtuose que la Gargouille se surprit à le dévorer du regard.

Celui-ci est plutôt mignon, songea-t-elle. Dommage qu’il soit dans l’orchestre…

Interpellés par sa beauté, plusieurs hommes tentèrent bien de lui ravir sa main, mais Mel les repoussa tous avec un élégant tact. Elle avait décidé d’être exigeante ce soir et ses yeux perçants avaient de toute façon déjà repéré une autre cible on ne peut plus séduisante : parmi les danseurs se trémoussait un beau jeune homme au masque de renard, paré d’un long manteau mandarine et d’une chemise bouffante. Un sourire déjà triomphant sur les lèvres, elle quitta le buffet pour se mêler à la ronde enfiévrée. Mel s’accorda au rythme de la danse et usa de ses charmes pour passer de bras en bras, jusqu’à tomber dans ceux de son galant ; leurs regards se croisèrent alors et elle sut aussitôt qu’elle avait gagné – sans même savoir à quel point, puisqu’elle venait là de faire la rencontre de sire Yerri.

— Maître renard, le salua-t-elle.

— Voilà un bien bel oiseau de nuit. Permettez-moi de retenir votre vol quelques instants.

Le cavalier lança sa partenaire pour suivre la chorégraphie, puis l’attira contre lui ; Mel laissa l’élan l’emporter pour heurter sa poitrine avec plus de vigueur qu’il ne l’eût souhaité, troublant le jeune homme l’espace d’un battement de cœur.

— Vous me gratifiez d’une voix harmonieuse, le complimenta-t-elle quand ils s’écartèrent de nouveau. Sans mentir, si votre visage l’est tout autant, vous êtes assurément le seigneur des goupils de ces bois.

Un sourire flatté échappa à sire Yerri lorsqu’il relança la danseuse au rythme de la musique. Ensorcelé par cette inconnue – et désireux de la sentir plus près – il la fit revenir contre lui avec une ardeur nouvelle. Mel entra dans son jeu : leurs visages se retrouvèrent si près qu’ils sentirent jusqu’au souffle épuisé de l’autre. Au troisième pas de danse, le jeune homme aurait peut-être le bonheur de l’embrasser ? N’y tenant plus, il tira sa partenaire, mais la sentinelle retint cette fois-ci son mouvement, juste assez pour empêcher leurs lèvres de se toucher. Elle lâcha ensuite la main de sire Yerri pour disparaître dans la foule.

Le renard resta un moment abruti, confus, honteux de s’être ainsi fait avoir. Bousculé de toute part, il tenta de suivre la trace de Mel qui riait de son mauvais tour. Il parvint à la retrouver, hagard, sur les marches de la terrasse : elle l’attendait avec malice.

— Dame corneille ! l’appela sire Yerri.

La sentinelle s’enfuit dans les jardins, poursuivie de près par son ancien cavalier. Ce dernier réussit bientôt à lui attraper le poignet et, à l’écart de la fête entre deux hauts buissons, plongea ses yeux dans les siens. Mel se délecta de cette emprise qu’elle avait si rapidement gagnée sur lui.

— Quel comble, se confondit le roi. Le renard qui se fait avoir par le corbeau…

— Monsieur, apprenez que toute flatteuse vit au dépend de celui qui l’écoute.

— Si je connaissais son nom, elle ne m’y prendrait plus, sans doute.

Mel délivra son poignet pour repousser derrière son épaule une mèche de cheveux noirs et tourbillonnants. Elle s’engageait maintenant sur un terrain dangereux…

— Demander cela durant un bal masqué, vous voilà bien peu futé pour un renard.

Sire Yerri explosa d’un rire franc qui plut particulièrement à la Gargouille.

— Vous avez raison ! Votre compagnie me rend étrangement imprudent. Ou peut-être est-ce la foule ? Une promenade en tête à tête me rendrait assurément toute l’astuce d’un maître goupil.

Mel se laissa attraper par les hanches et mener dans les allées du palais, éclairées par des torches vacillantes. Oh, comme cela faisait longtemps qu’un homme ne l’avait pas tenue contre lui de cette façon ! Un sourire incontrôlable fleurit sur ses lèvres.

J’espère que tu t’amuses autant que moi, Thélie !

Mel n’aurait pourtant pas dû se réjouir si vite : elle remarqua que son partenaire l’admirait intensément, peut-être même un peu trop, et elle put discerner malgré son masque canin quelques rougeurs timides sur son visage.

Le charme semble avoir opéré plus qu’il le fallait, s’inquiéta-t-elle.

— Pardonnez ma franchise, déclara sire Yerri, mais je crains finalement que rien ne pourrait me rendre ma subtilité pour ce soir. J’ai besoin de savoir : venez-vous de Lorthanie ?

Mel chercha les bons mots : elle préférait garder secrète sa nature monstrueuse, goûter encore un moment au plaisir d’être une femme ordinaire.

— Je viens de partout à la fois.

— Une voyageuse ? devina le renard. Risquerais-je donc de ne plus vous revoir à ma cour ?

La sentinelle eut un bref tournis. Interdite, elle dévisagea son voisin, releva bientôt une discrète boucle d’oreille en forme d’alérion lorthanien. Elle vira au rouge en une seconde.

Par le Souffle Ardent, Thélie va me tuer !

Elle venait enfin de découvrir l’identité de son cavalier.

— Les circonstances pourraient me mener à partir très bientôt, en effet, s’empressa-t-elle de répondre.

— Je ne supporterais pas de vous perdre avant même de vous avoir connue, insista le souverain.

— Mais cela ne fait que quelques minutes…

— Il n’en faut pas plus pour tomber sous votre charme.

S’en était trop pour Mel, qui se dégagea à contre-cœur de l’étreinte de sire Yerri. Elle n’aurait pas dit non à une amourette de passage, mais Thélie avait bien raison sur un point : qu’un roi s’éprenne d’une sentinelle était la pire des choses qui puisse arriver.

— Madame ? s’alarma le jeune homme.

— Vous aviez tort, c’est bien le renard qui s’est joué du corbeau. Je regrette, mais je ne peux continuer cette danse avec vous.

À son grand dam, sire Yerri resta déconcerté. Elle s’écarta alors sensiblement, prête à prendre la fuite.

— Laissez-moi une chance de vous reconnaître lorsque le soleil sera levé, bafouilla-t-il.

— Vous révéler mes secrets serait ma plus grande bêtise.

— Je vous attendrai.

— Et ceci sera la vôtre, maître renard.

Mel n’attendit pas sa réaction : aussi rapide qu’une ombre, elle disparut dans les jardins, laissant seul et démuni l’homme qu’elle avait envoûté.

Cette rencontre lui laissa un goût amer, si amer qu’elle refusa de repartir en chasse pour le reste de la soirée. Mélancolique, elle déambula dans les jardins, surprenant parfois quelques scènes cocasses qui eurent le mérite de lui redonner le sourire. La meilleure d’entre elles fut au détour d’une allée, dans un parc entouré d’un petit bassin : là, Mel aperçut sur un banc sa chère Thélie embrasser une jeune fille, visiblement très crispée – nul doute que la Garache remédierait bientôt à cela… Les masques étaient tombés, les doigts emmêlés avec tendresse. Bien que la sentinelle eût la furieuse envie d’embarrasser sa camarade, elle passa son chemin, un sourire encore plus rayonnant sur les lèvres.

Tu vois Thélie ? J’avais raison. C’est bien moi qui ai été la plus sage, ce soir.

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