Peau d'ours
Tout de vert vêtu, l'inconnu se balance avec malice d'avant en arrière, planté devant la fille.
« Allons, allons... Tu es bien misérable, ma foi. Pourquoi dirais-tu non à un peu d'aide ? »
« N'allez pas croire que je ne vous ai pas reconnu, démon ! Vous n'aurez pas mon âme, même pour tout l'or du monde. »
Le diable rit.
« Laisse-moi te proposer un jeu. Veux-tu ? Je vais te permettre de ne jamais manquer d'argent jusqu'à la fin de ta vie. Mais pour le mériter, tu devras pendant sept ans porter la tenue que je vais te donner, ainsi que ne jamais te laver, te coiffer ou faire une quelconque autre action pour prendre soin de ton apparence durant ce laps de temps. Si tu réussis : tant mieux tu auras gagné ! Mais si tu meurs ou ne respectes pas ces conditions : je t'emporte. Qu'en penses-tu ? »
La fille hésite.
Elle doute.
Elle pèse le pour et le contre.
Une vie loin de la misère, en échange de sept années sans prendre soin d'elle ?
« J'accepte. »
Le malicieux sourit, se sachant d'avance gagnant pour sa part.
Il ôte sa veste verte et la tend à son interlocutrice.
« Dans les poches, tu trouveras toujours des pièces sonnantes et trébuchantes ! »
Puis, il sort des épaisses broussailles une cape à l'odeur forte... une fourrure d'ours, fraîchement dépecée et dont on a oublié de nettoyer les restes de chair.
« Je suis curieux de voir comment les gens t'accueilleront, en te voyant parée de cette peau. »
Les yeux de l'aubergiste font des aller-retour entre les pièces et l'individu.
D'un côté, l'étranger lui présente le prix d'une chambre, ce qui fait de facto un client.
D'un autre côté, il se refuse à laisser entrer chez lui... ça.
Ses pieds nus écorchés tout comme ses doigts griffés se terminent par des ongles longs et noirs.
Sa silhouette est voûtée par le poids d'une vie d'errance et par la puante peau d'ours qui pèse sur son dos.
Ses traits sont cachés par sa capuche en tête d'animal et par un rideau gras de cheveux blonds comme de la paille boueuse.
Sa voix est si éraillée par le manque d'utilisation, que l'aubergiste ne parvient pas à déterminer s'il a affaire à un homme, une femme, ou une bête dotée du verbe par une quelconque sorcière.
Par contre, la veste vert feuillage que porte ce repoussant personnage traduit une aisance que dément tout le reste... outre bien sûr les pièces dans sa paume crasseuse.
« ...Si vous posez un pied dans mon établissement, vous allez faire fuir tous mes clients. Et un simple contact entre vous et un de mes lits le rendrait sale pour la vie. En revanche... je peux vous proposer un coin de ma grange, dans l'arrière-cour. Je vous demande uniquement de ne pas vous montrer aux résidents. »
L'autre croasse son assentiment.
Ainsi dit, ainsi fait.
Voilà le visiteur qui se roule pour dormir dans la paille sèche, sous le regard méfiant des chevaux qui se tiennent à distance.
Cela fait désormais quatre ans que la fille a quitté son logis, chassée par des sœurs cruelles.
Quatre ans depuis qu'elle a débuté son pari avec le Cornu.
La première année n'a pas été dure, loin de là. Elle a profité allègrement de la vie, se faisant du bien ou faisant du mal à sa richesse qui ne s'épuisait jamais.
Et dès qu'elle en avait l'occasion, elle distribuait de pleines poignées aux plus nécessiteux.
La seconde année en revanche, la situation a commencé à de plus en plus se gâter.
L'odeur se renforçant, ses cheveux s'effilochant, la terre s'amoncelant sur sa peau, ses ongles poussant...
Elle ressemblait de jour en jour plus à une bête.
Le nom de Peau-d'ours n'a pas tardé à suivre ses pas et parfois à les précéder.
Il est même arrivé un stade où les églises elles-mêmes, censées pourtant être des temples de tolérance, ont commencé à lui refuser l'entrée si elle n'arrangeait pas son allure !
Lui restait heureusement les plus démunis, qui acceptaient bien volontiers de prier pour elle tant la fille était généreuse avec eux.
Mais elle tient bon.
Malgré les ans, malgré les tentations, malgré les difficultés, elle n'a toujours pas cédé.
Un sanglot parvient à ses oreilles.
C'est comme un signal pour elle !
Elle a certes promis de ne pas se montrer aux clients, l'appel d'une personne dans le besoin est plus puissant.
Ses pieds ne produisent aucun bruit, fort de l'expérience de quatre années à arpenter les routes autant que les forêts hostiles.
Ses pas l'emportent à une chambre.
La Peau-d'ours n'hésite pas quand vient le moment de repousser doucement le chambranle.
La pièce est rustique, bas de gamme, assurément la moins coûteuse de l'établissement.
Sur le lit, un homme roux pleure.
« Monsieur ? Que vous arrive-t-il ? »
Sa voix rauque qui brise le silence fait sursauter l'affligé, qui lève ses yeux rougis vers sa visiteuse...
Bien évidemment, il prend peur face à cette chose à l'allure si peu humaine que l'on pourrait la croire sortie de l'enfer !
Mais à force de formules rassurantes et de gestes d'apaisement, la fille obtient un retour au calme.
Quelques mots doux supplémentaires et le voilà qui se livre enfin.
Cet homme est un commerçant ruiné.
Un père de famille qui a tout perdu, et qui n'a même pas de quoi payer cette chambre qu'il loue pourtant pour une misère !
C'est la prison qui l'attend, sans le moindre doute.
Ni une ni deux, la fille plonge les mains dans les poches de son manteau vert, pour en sortir de pleines poignées de pièces !
« Voilà pour vous. Tout ce que je vous demande en retour est de prier pour moi. »
L'homme, dans un premier temps sonné, explose finalement en sanglots reconnaissants, où se perdent mille remerciements tout juste compréhensibles.
Mais au milieu de tous ces mots, se détache une promesse qui sort de l'ordinaire : « acceptez que je vous offre en mariage l'un de mes enfants, je vous en conjure, en guise de remerciement pour nos vies que vous sauvez ! »
« ...monsieur... s'il vous plaît, regardez-moi... Qui voudrait d'une bête comme moi ? Priez pour mon âme, cela me suffit... »
« J'insiste... ! Au moins... au moins, accompagnez-moi sur la route du retour, jusque chez moi, pour les rencontrer. Faites-moi cette faveur, avant de refuser. »
Ses suppliques sincères et pures ont raison des résistances de la Peau-d'ours.
Le lendemain ils partent donc ensemble.
L'homme est bavard, jovial, et l'affection qu'il témoigne à l'égard de ses enfants transparaît clairement dans tous les mots qu'il prononce à leur sujet.
Deux jours de marche plus tard, ils arrivent à la maison modeste du commerçant.
Il a forcé le pas à sa vue et la fille l'a encouragé à partir devant.
Elle fait ça autant pour lui offrir l'intimité des retrouvailles, que pour lui donner le temps d'expliquer en compagnie de qui il revient... ou de quoi.
La Peau d'ours est tristement réaliste vis-à-vis de l'image qu'elle renvoie.
C'est pourquoi elle n'est pas surprise quand elle rencontre les enfants de l'homme sur les visages desquels elle voit l'horreur se peindre en la découvrant, les nez se froncer, les sourcils s'arquer...
Elle a l'habitude.
« Qu'êtes-vous ? » gronde l'un des plus grands, la méfiance dans sa voix, presque comme s'il s'adressait à un démon.
Son père le réprimande vivement, mais la fille l'interrompt d'un geste apaisant.
« On me nomme Peau-d'ours. Mais je ne vais pas vous importuner plus longtemps, ce fut un plaisir de faire votre connaissance. »
Elle va pour se détourner, mais le commerçant l'arrête d'une main sur son épaule crasseuse.
« S'il vous plaît, ne partez pas ainsi... je m'excuse pour mon fils... »
Elle est troublée.
Cet homme l'a touché sans peur ni répulsion. À quand remonte pour elle un contact physique dépourvu de crainte ou de dégoût... ?
« ...Je vous remercie encore une fois pour votre sollicitude, mais aucun de vos enfants ne voudrait de moi et je les comprends. Ce n'est pas à moi ou à vous de leur forcer la main... »
« Moi je veux bien. »
Le marchand et Peau-d'ours tourne à l'unisson leur regard surpris vers la voix qui vient de s'élever !
Un brin de fille, aussi rousse que le reste de sa famille, mais dans les yeux de laquelle brille la résolution.
« Vous avez sauvé mon père. Je veux bien rembourser sa dette auprès de vous. »
C'est ainés sifflent, l'incitant avec reproche et crainte à se taire, mais la cadette est inflexible, plongeant ses prunelles dans ceux partiellement cachés de la repoussante fille.
Cette dernière conserve le silence un long moment.
« ...D'accord. Mais pas maintenant. C'est moi qui ne peux pour l'heure accepter. »
Elle lève trois de ses doigts aux noirs ongles crochus.
« Dans trois ans, si je suis toujours en vie, je reviendrais. Si d'ici là tu n'as pas changé d'avis, j'accepterais que tu payes auprès de moi la dette de ton paternel. »
Et sans attendre de réponse, elle part à grands pas.
Trois années. C'est précisément le temps qu'il lui restait avant que ne soit achevé son pari avec le diable.
La fille ne sait pas elle-même comment elle a tenu.
Sur la fin, son esprit commençait à tanguer de plus en plus au bord de la folie, au bord de la maigre limite entre l'humain et la bête.
Pourtant, elle a tenu.
Un visage s'était mis à danser, suggestif, dans ses délires embrumés du sommeil...
Ainsi, un matin au réveil, a-t-elle trouvé le malin accroupi devant elle.
« Des félicitations sont de rigueur. »
Il l'a dépouillé avec neutralité de sa peau d'ours, lui enlevant par la même un poids des épaules, puis l'a assisté pour se décrasser à une rivière voisine, lui a coupé les cheveux, puis lui a offert un costume propre.
Une fois que l'ex-Peau-d'ours a retrouvé figure humaine, le Cornu s'est simplement évaporé, bon perdant.
Sachant son calvaire arriver à son terme, elle s'était rapprochée de la maison du marchand, aussi n'a-t-elle pas longtemps à marcher avant d'être devant chez l'homme
C'est idiot, la fille de l'homme ne l'a évidemment pas attendu si longtemps, elle est assurément passée à autre chose... Pourtant l'hésitation lui ronge l'estomac.
Elle frappe à la porte.
C'est un des fils qui lui ouvre.
Le regard d'abord curieux de celui-ci s'illumine en la découvrant si belle.
Quelques bredouillements troublés du garçon plus tard, elle est à l'intérieur.
Le marchand est là, grisonnant en comparaison d'il y a trois ans, mais il fait honneur au sens de l'hospitalité auprès de cette inconnue...
Car oui, ni lui ni ses enfants ne reconnaissent leur visiteuse !
Plus drôle encore pour celle-ci : plus d'un lui adresse des œillades qui se veulent séductrices !
« ...Vos enfants sont-ils tous ici, monsieur ? » demande-t-elle au bout d'un moment, ne voyant aucune fille.
« Non, ma dernière est dans sa chambre, sûrement à scruter la route... »
« Comment cela ? »
« Eh bien... Elle attend quelqu'un qui est censé venir sous peu... »
La respiration de l'ancienne Peau-d'ours s'accélère légèrement.
« Qui donc ? »
« ...La personne à qui elle s'est promise. »
« Ainsi elle attend encore... »
Le patriarche adresse un regard surpris à son hôtesse.
« Je vous demande pardon ? »
Mais celle-ci s'est levée et se dirige vers la chambre où se trouve la cadette.
Sans prendre la peine de toquer, elle entre.
La fillette a bien grandi... elle a même embelli.
Accoudée à la fenêtre, elle scrutait l'extérieur, mais s'en détourne au son de cette intrusion.
« ...Qui êtes-vous... ? »
Sa voix meurt dans sa gorge quand elle rencontre les yeux de l'inconnue. Des yeux dont elle se souvient.
« Vous... vous avez changé... Peau-d'ours. »
Un concert de glapissements abasourdi résonne en provenance du reste de la famille !
« ...Tu m'as donc bel et bien attendu... »
La belle rousse sourit.
« Oui. Ses trois ans n'ont pas altéré ma décision. Je t'ai voulu il y a trois ans, Peau-d'ours et je te veux toujours maintenant. »
Une semaine plus tard, les noces sont célébrées en grande pompe.
Et plus loin, le Diable sourit.
Il adresse un regard satisfait à l'arbre près duquel il se tient, proche d'un lac.
Un corps est pendu aux branches, un autre flotte pitoyablement dans l'eau, noyé.
Deux des fils qui n'ont pas supporté d'être passés à côté de la beauté sans nom qui se cachait sous la peau-d'ours.
« Je n'ai pas eu son âme, mais j'en ai eu deux autres. Je ne perds jamais réellement un pari. »
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