Cette sensation de légère nitescence s'éclipsant comme le soleil derrière l'astre de la nuit, dérobant les derniers souvenirs des mémoires encore somnolentes... Réveil après un long périple féerique dont le retentissement ne dure que quelques secondes, insaisissables regrettées. Le temps s'échappe et les souvenirs se perdent, instantanés ; ils retournent à leur père, le Néant, où aucune âme ne les rencontrera plus. Ou peut-être que si, qui sait ? Si l'univers possédait une mémoire multidimentionnelle de chaque moment et endroit, plus aucun être au monde n'aurait à cotoyer dame Mélancolie, son passé étant consultable à l'infini depuis son lit de mort. Mieux encore, l'univers et les points de vue étant prétendus sans limite, toutes les formes y existeraient, et ce recueil de visions serait le panthéon de l'Art, où toutes les fresques possibles et imaginables figureraient.

L'âme n'a que faire de ces reflexions. Elle veut retrouver la beauté dont son esprit lui fait écho. Bientôt enfouie au plus profond d'elle-même, dans ses entrailles inaccessibles ou dans cette fameuse dimension gardienne des souvenirs, elle la nargue acrement. La page blanche lui fait face, menaçante, titillante. Elle ne supportera pas l'éternité bien longtemps et devra s'éteindre, si ces traces de souvenirs ne lui reviennent pas à l'esprit.

Des traces... de graphite... L'être pense à cette matière carbonique qu'elle a entrevue dans ses visions. Il la place au centre de son attention. Des lignes courbes, voluptées, évidentes. Ces schémas, dès qu'il les a en tête, se souvient précisément de chaque détail. Comme s'il s'agissait de son film préféré, il parvient à raccorder les formes de base entre elles et retrouve presque sans penser l'amande au cœur noir, la paquerette et, contre toute attente, une ligne d'une lancée nouvelle, d'abord rêche, puis arrondie vers le bas, remontant à la manière d'une canne. Tout ceci prend forme devant l'être, qui se détend et s'installe, admirant sa création.

Mais ce n'est pas assez pour l'artiste. Il ne compte pas se limiter à ces quelques coups de pinceau.

Désirant faire fleurir son œuvre, il ne tarde guère à concevoir une deuxième vague de dessins. Il trace une nouvelle amande, parallèle à l'autre, alignée en ses pointes. Quant aux pétales de fleur, il décide d'en extraire une nouvelle forme, composée d'une ligne courbe et large en bas, puis de deux paraboles deux fois plus petites, en haut, formant une rosas à trois pétales non identiques. Il mire scrupuleusement ces formes distinctes, d'abord insatisfait, avant de remarquer que quelque chose d'étrange émane de cet assemblage.

L'âme a l'impression d'avoir créé son semblable, son image dans un miroir. Il lui semble vivant, alors que les formes devant elle sont statiques. Elles dansent dans son esprit, la hantant comme l'ombre d'une flamme. Décontenancée, elle tente de l'esquiver du regard, mais elle s'en trouve bien incapable, puisque sa vision est panoramique.

Quel est ce démon qu'elle a créé ?