I
Je ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.
Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.
Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.
Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.
Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.
Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia1 avec un amusant accent australien.
Bref, tout allait bien.
En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.
Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.
J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.
Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.
Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.
Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.
C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :
— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.
C’était la phrase de trop.
— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !
Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite.
Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :
— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.
Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !
Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !
Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocat essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.
Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici !
Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.
Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…
Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.
(1) Langue officielle de l'Indonésie, variété du malais, elle s'écrit avec l'alphabet latin.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2017.
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