XI
Après la décision, difficile pour moi, que nous avions prise avec John et les enfants, pendant plusieurs semaines, j’avais très mal dormi. Toutes les nuits, je me tournais et retournais sans cesse, à tel point qu’un matin, au réveil, j’eus la mauvaise surprise de ne pas voir John à mon côté. Sautant hors du lit, je le trouvai couché en chien de fusil par terre sur une natte !
— Tu m’as fait peur. Je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu. Il est quelle heure ?
Se redressant sur un coude, il lorgna d’un œil encore ensommeillé vers le radio-réveil :
— Cinq heures et des poussières.
Je m’étais assise en tailleur sur le lit et me frottais les yeux.
— C’est moi qui t’ai poussé en bas du lit ? Pardon.
Il nia de la tête, en allongeant un bras vers moi.
— Tu bougeais trop hier soir et je n’arrivais pas à m’endormir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se lève ou tu reviens te coucher un peu avec moi ?
Il sourit, se redressa et ouvrit les draps pour nous deux, de son côté. La journée commençait mieux que la nuit n’avait fini…
Il était temps que le tournage débute. L’attente s’avérait pénible pour tous. Depuis un mois, chaque jour j’étudiais le scénario et j’approchais de l’overdose.
Mes bagages étaient prêts, à l’exception de ma trousse de toilette et de maquillage, dont le futur contenu s’étalait encore sur les étagères de la salle de bain.
En cuisine, j’avais « briefé » de mon mieux le remplaçant fourni par Garin. C’était un bon professionnel qui n’eut pas trop de difficulté à s’adapter aux spécificités de la carte du Sundoro Sunshine. Tout juste manquait-il un peu de sens artistique dans la présentation des assiettes. C’est le point que je le fis travailler en priorité au cours de ses deux semaines d’essai.
En famille, les choses étaient claires, me semblait-il. Lia et Bagus, qui vivaient ensemble à présent, donneraient un coup de main à John au restaurant durant les week-ends. Et mon chéri viendrait me retrouver pour quelques jours à chacune des trois étapes du tournage, prévu pour durer quatre mois.
Enfin, je reçus le fax qui me demandait de me trouver à l’aéroport de Jakarta le surlendemain pour midi. John voulait m’y conduire, mais je le dissuadai et je repris, dans l’autre sens, le bus BSM Citra qui m’avait ramenée à la maison un an auparavant.
J’étais rentrée chez moi abattue, découragée, marquée d’un sceau d’infamie, remplie d’un sentiment d’échec insondable et voilà qu’un an après, je reprenais la route pour tenir le rôle-titre d’un film racontant mon histoire. C’était proprement incroyable !
Le lendemain, nous nous envolions pour Hong Kong, dans un vieil avion-cargo spécialement affrété pour la circonstance.
Partis de Jakarta par beau temps, nous arrivâmes à destination dans une brume épaisse et nauséabonde. Il fallut nous équiper de lourds masques respiratoires.
Je ressentis cela comme un mauvais présage.
Notre hôtel était cossu et deux étages nous étaient réservés. Le premier soir, au restaurant, tous les Indonésiens de l’équipe, nous célébrâmes quelques rites propitiatoires, que le personnel de l’établissement applaudit avec chaleur.
Il me sembla que j’étais prête.
J’allais très vite m’apercevoir que c’était loin de la vérité.
Je n’étais pas prête à rester des heures assise en attendant que l’on dise « moteur ! ».
Je n’étais pas prête à reprendre cinq fois, dix fois, quinze fois la même scène, le même dialogue, la même phrase pour corriger une intonation, une attitude, un geste.
Je n’étais pas prête non plus à supporter tous les aléas d’un tournage en extérieur et décors naturels : un nuage inopportun, des bruits de rue trop importants, une pluie soudaine, une mèche déplacée par le vent, une couture qui lâche…
Les premiers jours furent donc très difficiles.
Habituée à ne pas rester en place, à travailler du lever du jour jusque tard le soir, cette immobilité forcée m’ankylosait à tel point que cela compromettait mes mouvements dans les scènes suivantes.
J’appris qu’une équipe opérationnelle ne tournait qu’une dizaine de plans par jour !
Je tombai de l’armoire, si je puis dire, lorsqu’à l’issue de la première semaine, Garin me dit qu’il était content, car il pensait disposer de cinq minutes utiles dans les rushes que nous avions tournés au cours de ces six jours de travail !
Pour tout dire, ce métier m’apparut infiniment ingrat, du moins dans sa phase initiale.
La première scène se déroulait sur un ferry ; c’était celle de mon arrivée à Tanah Merah, un des points d’entrée pour les bateaux en provenance des îles et pays voisins.
Tournage matinal, par temps maussade, sur un rafiot repeint pour la circonstance aux frais de la production, sur lequel il fallut installer tout le matériel – caméras, cables, projecteurs, micros... –, pour filmer quelques plans. Profil droit, profil gauche, on garderait le meilleur. Je reproduisis mes gestes de ce jour-là, tels que je les avais racontés à Karin.
Ce mélange d’angoisse et d’espoir ne fut pas trop difficile à retrouver. La fébrilité des mouvements, le regard qui scrute l’horizon, l’estomac qui se noue… revinrent d’un coup, à ma grande surprise.
Bien plus ardu fut de les reproduire le nombre de fois nécessaire pour que la lumière, la prise de son et mon jeu s’avèrent optimums pour le réalisateur.
Difficile apprentissage d’un métier dont on ne voit souvent que l’éclat des projecteurs et les paillettes !
Garin se déclarait satisfait de mes débuts ; moi, je l’étais beaucoup moins.
Les acteurs engagés pour tenir les rôles de M. et Mme Chang m’impressionnèrent presque davantage que les vrais et je jouai la scène dans les bureaux de M. Wu, à l’agence de recrutement, au bord de la panique.
C’était tellement mauvais que Garin dut stopper le tournage, et ce n’est qu’après avoir déjeuné tous ensemble, dépouillés de nos oripeaux d’artistes, que je retrouvai un semblant d’assurance et de naturel.
J’avais encore tellement à apprendre !
Au bout de quinze jours, je demandai à John s’il pouvait me rejoindre le week-end suivant. Il aurait préféré venir durant la semaine, car il y avait moins d’affluence au restaurant, mais nous tournions six jours sur sept et, pour que je puisse passer un peu de temps avec lui, dès son arrivée, je dus demander à Garin de resserrer davantage les séances de prises de vue.
Ce fut un week-end en demi-teinte.
J’étais loin d’être enthousiaste sur mon travail ; John tenta de me rassurer sur la conduite du restaurant. Nous fîmes semblant d’oublier tout cela pour nous concentrer sur le bonheur d’être ensemble.
Cela ne fonctionna qu’à moitié. Nos soucis restaient présents en arrière-plan et détournaient notre attention à la moindre occasion. Bref, nous étions un peu « dans la lune », comme on dit, mais pas ensemble, hélas !
Trois semaines de tournage s’étaient écoulées. Il en restait encore une bonne douzaine !
Pour la seconde fois de ma vie, j’expérimentais que sortir de sa condition est toujours un chemin semé d’embûches.
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, 2017.
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