XIII
Le tournage au Vietnam, en dépit des contretemps matériels dus à la météorologie, s’était plutôt bien passé pour moi.
J’appréhendais les prises de vues avec mon père, dont le rôle était tenu par un acteur qui lui ressemblait beaucoup ; sa disparition, toute récente, me causait encore une peine immense. Lors de la première, la scène finale du pardon m’émut aux larmes sans que je l’aie cherché et, à ma grande surprise, j’entendis Garin ordonner le clap de fin avec ce commentaire : « C’est parfait. On la garde. Scène suivante, s’il vous plaît. »
C’était la première fois que je réussissais un tel exploit. Mais je n’étais pas dupe. Ces émotions recréées sur demande n’étaient pas dues à ma capacité à « entrer » dans un personnage, puisque « j’étais » déjà ce personnage et que cette scène je l’avais vécue. Tout au plus étais-je capable de convoquer un souvenir pour m’en servir.
J’apprenais cependant. Je savais à présent « accrocher » la lumière, poser mes pas et mes gestes, moduler les intonations de ma voix. Et cela me plaisait. Je découvrais comment créer de toutes pièces, par ces intermédiaires, des émotions que jusqu’alors, stupidement, je croyais innées chez les acteurs.
Dans les films que j’avais pu voir, surtout à la télévision, mais aussi au cinéma le dimanche avec mes collègues maids à Singapour, souvent je trouvais le jeu forcé, les émotions fausses.
À présent, je comprenais toute la difficulté d’être « juste » et je m’appliquais, sans toujours y parvenir, hélas.
J’étais de plus confrontée à un autre problème, dû autant à mon inexpérience du métier qu’à mon vécu antérieur : sur le plateau, je n’arrivais pas à assumer mon statut de vedette, auprès de qui tous s’empressent. Si j’acceptais sans déplaisir les services du coiffeur et de la maquilleuse, je refusais, les premiers jours, ceux de l’habilleuse et j’étais sans arrêt tentée d’aller et venir pour apporter les cafés et les rafraîchissements !
J’avais de même beaucoup de mal à supporter la présence continuelle du photographe de plateau et une tendance naturelle à discuter plutôt avec les machinos, menuisiers, électriciens, accessoiristes, costumiers qu’avec les autres acteurs.
Bref, entre les prises, je me sentais mal à l’aise, pas à ma place.
Pourtant tous se montraient gentils avec moi, à l’exception peut-être de la vedette masculine, avec qui j’avais encore moins sympathisé qu’avec les autres et qui commençait à me le rendre bien.
Du coup, les scènes avec ce John d’emprunt furent celles qui demandèrent à Garin le plus de patience, car il nous fallut de multiples prises et une explication entre quatre yeux, avant de réussir la bonne :
— Vous ne m’aimez pas beaucoup, je crois, Miss Ratih, puis-je savoir pourquoi ? me lança-t-il à brûle-pourpoint un matin, alors que nous entrions sur le plateau.
— Détrompez-vous, mentis-je effrontément, c’est que j’ai encore du mal à faire la part des choses entre mon histoire et ce film.
— Mais alors, vous devriez me tomber dans les bras !
Présomptueux, pensais-je, mais je m’entendis néanmoins répondre :
— Si je parviens à présent sans trop de difficulté à entrer dans les situations, j’en ai encore à simuler certains sentiments et, par réaction je crois, pour protéger ceux que je ressens vraiment, mon subconscient en crée de contraires…
— Eh oui, ma chère, ce métier comporte des écueils, vous l’ignoriez ?
— Je m’en doutais, j’y suis confrontée à présent, mais si vous vouliez bien m’aider un peu…
— Vous aider ? Mais je ne fais que ça. C’est vous qui ne m’aidez pas du tout.
Le ton était monté et nos yeux lançaient des éclairs. Par chance, Garin n’était pas arrivé et seuls les techniciens de plateau assistaient à l’algarade.
Soudain, j’entendis sa voix, de derrière un bout de décor :
— Gardez cette sincérité tous les deux, avec des sentiments positifs à présent. On reprend à : « Ratih ! Je n’y croyais plus. Mais vous êtes là, c’est le principal... » Moteur !
Et enfin, nous pûmes jouer la scène correctement, une fois déchargée l’animosité qui nous paralysait jusqu’àlors.
J’ignorais, bien entendu, que les tournages n’ont pas lieu dans l’ordre chronologique final des séquences, qui n’est encore qu’indicatif, mais selon des critères d’opportunité, efficacité, rentabilité… imposés par la production.
On enregistra donc dans la foulée toutes les scènes se déroulant dans un même décor, quand la présence des acteurs le permit. C’est ainsi que celle de ma rencontre avec John au sommet du mont Sundoro, fut tournée sur les contreforts du mont Apo, aux Philippines, bien après celle de notre troisième rendez-vous, dans son restaurant de Temanggung.
Les scènes de nuit en extérieur sont généralement filmées de jour avec des filtres, mais là, les couleurs de l’aube avaient une telle importance que Garin estima qu’il ne fallait pas lésiner et toute l’équipe se transporta donc en 4x4 sur les flancs du sommet.
Comme la scène de ma perte de connaissance fut tournée près de mille mètres plus bas qu’en réalité, je fus artificiellement « refroidie » pour approcher mon hypothermie d’alors : on m’enferma une demi-heure dans un camion frigorifique, d’où je sortis, avec l’onglée et les lèvres bleuâtres.
Le cinéma n’est pas seulement une longue école de patience, c’est aussi une école de douleur parfois !
Quand, du fond de cette cellule newyorkaise, je regarde en perspective ces quatre mois de tournage entre Hong Kong, le delta du Mékong et le mont Apo, j’éprouve un double sentiment d’incrédulité et de fierté : incrédulité d’être passée du statut d’expatriée honteuse à celui de vedette d’un « biopic » et fierté de voir que mon expérience malheureuse à Singapour ait pu servir à éveiller nombre de consciences à la condition difficile et méconnue des « maids » asiatiques.
Aussitôt après, hélas, me revient le souvenir de cette horrible nuit sur Columbus Circle et du funeste enchaînement de circonstances qui m’a amenée ici, clamant une innocence que j’ai grand-peur de voir niée, car tout m’accuse...
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.
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