XVIII
Après une nuit agitée d’hésitations, John finit par prendre un billet d’avion pour New York, le week-end suivant, sans prévenir Ratih cependant.
Il était rempli d’appréhension. Outre la lourdeur du voyage (plus d’une journée entière de vol en classe économique, ce n’est jamais très agréable) et son coût (plus de mille dollars US), il ne savait pas trop à quoi s’attendre.
Après une escale de quelques heures à Canton, son avion atterrissait à John Fitzgerald Kennedy à cinq heures un quart du matin, le lendemain de son départ.
Une fois accomplies les formalités d’immigration et de douane, comme il n’avait enregistré qu’un bagage à main, il se retrouva bientôt dans la queue des taxis.
À cette heure matinale, le trafic new-yorkais restait encore fluide et il ne lui fallut pas plus d’une demi-heure pour parcourir les seize miles qui le séparaient de l’hôtel où était descendue Ratih, sur Columbus Circle.
John connaissait un peu New York. La « Grosse Pomme » avait constitué une des étapes de son demi-tour du monde, durant son année sabbatique. Il retrouva avec plaisir le poumon vert de Central Park à l’entrée duquel il se fit déposer, sur Grand Army Plaza, à l’angle de la 59e rue et de la 5e Avenue. Il avait décidé de rejoindre à pied l’hôtel de Ratih, situé en face de la station de métro de Columbus Circle, de l’autre côté du parc. Cette promenade matinale lui remettrait les idées en place.
On était fin mai, le printemps s’épanouissait et la nature s’apprêtait à revêtir sa tenue d’été. Une brume légère finissait de se dissiper et sur les pelouses un voile de rosée s’irisait dans le soleil levant. Joggeurs et cyclistes se croisaient, indifférents, isolés dans la bulle sonore de leurs lecteurs MP3 ou de leurs smartphones. Des New-Yorkais matinaux promenaient leur chien, à moins que ce ne soit l’inverse.
John réfléchissait souvent en marchant. Et là, il sentait qu’il avait bien besoin d’un kilomètre le long de The Pond, puis de Central Drive et Central Park Driveway pour mettre au clair ses pensées.
Il aimait Ratih et ne désirait que son bonheur, mais regrettait amèrement de l’avoir incitée à tenter l’aventure du cinéma. Il pressentait qu’elle avait pris goût à ce nouveau métier et il craignait plus pour eux deux le succès et ses conséquences prévisibles que l’échec commercial et une carrière éclair.
Or, pour son malheur, c’était la première option qui se dessinait devant lui. Visiblement, Ratih s’était révélée plus que convaincante dans son premier rôle, puisqu’un jury prestigieux avait distingué le film.
Et il était inquiet : inquiet de cette vie de déplacements, de récompenses, de tentations, qui s’ouvrait à elle, inquiet pour leur projet initial du Sundoro Sunshine, si fragile et modeste au regard de tout cela, inquiet pour leur amour même, dans un milieu où la stabilité et la durée sont des denrées rares, très rares…
Lui, autrefois si enclin aux voyages, rechignait à ces courtes retrouvailles dans des hôtels impersonnels, auxquelles le nouveau statut de Ratih le contraignait.
Il redoutait le rendez-vous de ce week-end et ne s’était pas annoncé. Arrivant par surprise, il voulait constater la réaction de Ratih et celle de Garin aussi. Pour tout dire, il était jaloux ! Hélas, ce sentiment est rarement de bon conseil.
Il hésitait encore sur la conduite à tenir : ravaler sa rancœur, mettre sa jalousie sous l’éteignoir et tenter de passer le meilleur week-end possible aux côtés de Ratih ou crever l’abcès une bonne fois et enjoindre à sa compagne de choisir entre lui et le cinéma, advienne que pourra.
Lorsqu’il posa le pied dans le hall de l’hôtel, il ne savait pas encore quelle position allait l’emporter.
Dans un camaïeu d’ocres et de bruns – murs lambrissés de bois exotiques sombres, sols et desk de marbres bicolores, lustre grand siècle, canapés et fauteuils profonds – la réception donnait dans le luxe chic sans trop de tapage.
Il s’avança vers l’employé de service :
— Bonjour, pouvez-vous me dire si Mme Suharto est descendue ce matin ?
Le réceptionniste se pencha vers ses registres, puis se tourna vers les casiers des clés, avant de répondre :
— Pas encore, monsieur. Qui dois-je annoncer ?
— Son mari. Mais n’en faites rien. Je veux lui faire la surprise. Quel est son numéro de chambre ?
— C’est que… je ne sais pas si…
— Elle m’attend, rassurez-vous !
— Dans ce cas, très bien, monsieur, c’est le 855. Huitième étage, droite.
— Merci, mon vieux, dit John, en accompagnant sa phrase d’une légère tape amicale sur l’épaule de l’homme, un peu estomaqué devant une telle familiarité.
Il avait retrouvé sa spontanéité d’Australien.
Il s’avança d’un pas décidé vers les ascenseurs et repéra celui des étages pairs qu’il appela sans plus attendre.
La cabine arriva et libéra un jeune couple en jogging qui s’en allait, de toute évidence, courir dans le parc en face. Seul à monter, il appuya sur le chiffre 8 et les portes se refermèrent.
Moins d’une minute pour décider de la conduite à tenir !
Le 855 était au milieu du couloir. Il frappa trois coups légers. Lorsqu’au bout de quelques instants, la porte de la chambre s’ouvrit, c’est une Ratih en peignoir aux couleurs de l’hôtel qui apparut.
Elle était seule et il constata que l’entrebailleur était mis.
Alors, ses préventions tombèrent et c’est le sourire aux lèvres qu’il dit :
— Hi, honey ! How are you ?
À peine la porte ouverte, Ratih lui avait sauté au cou et l’entourait à présent de ses jambes. Il avait laissé tomber son sac sur le marbre de l’entrée et tentait de refermer, tout en l’embrassant.
Au bout d’un moment, quand même, elle détacha ses lèvres des siennes, pour dire :
— Je suis si contente que tu sois venu. Merci !
La suite serait sans doute délectable, mais votre serviteur n’a pas pour habitude de violer l’intimité des amoureux.
Disons seulement que John et Ratih passèrent une journée délicieuse, la première moitié au lit, la seconde à flaner dans Central Park.
Une partie plus délicate s’engagea lorsque vers 23 h Garin se présenta pour emmener Ratih sur le plateau du Late Show de Stephen Colbert, un des amuseurs-phare de CBS.
L’attachée de presse de la production avait réussi à caler en quatre jours des passages-éclair dans les principaux shows télévisés américains et celui-ci était le premier.
L’émission était enregistrée en direct au Ed Sullivan Theater, une petite salle de quatre cents places, sise aux 1697-1699 Broadway St, entre la 53e et la 54e rue Ouest, à peine à dix minutes de leur hôtel.
Ils auraient aussi vite fait d’y aller à pied qu’en voiture, mais le taxi était commandé.
Encore dans l’euphorie de sa journée de retrouvailles réussies avec Ratih, John avait tenu à accompagner le réalisateur et son égérie à ce rendez-vous.
Il avait aussitôt décelé comme une pointe d’agacement chez Garin et une acceptation un peu contrainte chez Ratih, qui l’énervèrent au plus haut point. Une fois de plus, il se sentait exclu !
Sur place, Garin fut écarté du plateau. Si c’était son film qui avait été récompensé, c’était Ratih le personnage dont le destin singulier pouvait intéresser le téléspectateur américain. Elle seule eut droit à une interview de cinq minutes, illustrée d’un extrait de la bande-annonce du film. C’était, malgré tout, acceptable et c’est pourquoi Garin avait accepté. Mais la prestation de Ratih fut délicate. Dans ces talk-shows qui mêlent humour et information, il faut présenter non seulement un look, si possible, mais aussi de la répartie, du croustillant, de l’inédit, des révélations.
Le présentateur chercha, bien entendu, à déstabiliser Ratih, dès sa troisième question, en abordant sa vie personnelle :
— Miss Ratih, au lendemain de Cannes, la presse people, a fait état de rumeurs concernant votre vie privée. Pouvez-vous nous en dire plus aujourd’hui ?
Ratih ne pouvait se permettre de jouer les indignées et quitter le plateau. Elle répondit donc :
— Je remercie le public américain de son intérêt pour ce film et pour ma petite personne. On a parlé d’un « effet Pygmalion » entre le réalisateur et moi. C’est très exagéré. Disons simplement que les conditions de tournage et cette tournée de promotion ont fait de nous des amis proches. Il est évident que je lui dois ce que je suis aujourd’hui. C’est tout.
Debout dans la coulisse, Garin et John se regardèrent. Le premier lut dans les yeux du second plus qu’une colère et, soudain, les digues de l’urbanité se rompirent et un violent coup de poing partit pour atterrir sur le nez de Garin, qui se mit à pisser le sang.
Le retour à l’hôtel fut calamiteux et, une fois Ratih et John rentrés dans leur chambre, ce fut pire.
Alors qu’ils se déshabillaient, la fureur de John éclata :
— « C’est très exagéré ! » « des amis proches » « il est évident que je lui dois ce que je suis ». Et moi, je suis où dans tout ça ? Tu n’as même pas été capable de démentir catégoriquement qu’il y ait quelque chose entre cet « asshole (1) » et toi ! Merde ! J’en ai marre. « Fucking bastard (2) ! »
Ratih supportait d’autant moins la jalousie de John qu’elle n’avait rien à se reprocher.
— Arrête, s’il te plaît ! Je n’ai fait que mon travail et si tu dois monter sur tes grands chevaux à chaque fois qu’une photo ne te plaira pas, je crois qu’il vaut mieux que nous en restions là, parce que je n’ai pas l’intention d’arrêter le cinéma !
— Eh bien, voilà, c’est dit, les choses sont plus claires maintenant. Méfie-toi, Ratih, tu es en train de lâcher la proie pour l’ombre.
— Peut-être, mais c’est mon choix et maintenant, va-t-en !
— Non, je ne m’en irai pas !
— J’appelle la réception !
— Tu ne vas pas faire ça ?
— Si, je vais le faire.
— Ah, c’est comme ça que tu le prends !
Le ton était monté. Aucun des deux ne se contrôlait plus, à présent :
— Je le prends comme je veux, dégage maintenant ou je vais rejoindre Garin.
— Eh bien, vas-y, vas le rejoindre, traînée ! J’en ai plus rien à foutre. Tu as tout gâché !
...
Quelque temps plus tard, une porte avait claqué.
Ratih, en chemise de nuit, s’enfuyait dans le couloir et John gisait effondré sur le lit.
1 Vulg. : trou du cul, connard.
2 Vulg. : putain de con.
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, 2017.
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