XXIII
Mes deux premières comparutions devant la justice américaine, au Tribunal Pénal, puis au Grand Jury m’avaient fait découvrir un monde dont la complexité n’avait d’égale que son inhumanité.
Aussi, durant les longs mois d’attente de mon procès, avais-je demandé à mon avocate de me fournir quelques ouvrages simples sur le système judiciaire des États-Unis. Un membre de la Legal Aid Society était venu me rendre visite et m’avait apporté toute une documentation, rédigée spécialement à l’intention des justiciables.
J’avais néanmoins eu beaucoup de mal à la comprendre ; tout m’y était inconnu, le vocabulaire comme la syntaxe, mais à force de la lire et relire, avec l’aide d’un dictionnaire, j’avais fini par me forger une idée à peu près correcte de ce qui allait se passer pour moi.
Et ce n’était pas très rassurant. Si la préméditation avait été retenue contre moi, j’encourais une peine qui, en théorie, pouvait aller jusqu’à la mort ! En pratique, il y avait pas eu de peine capitale dans l’état de New York depuis 2007. Ouf !
Une journée après l’autre, entre routine, désespoir et regain d’espérance, le grand jour était arrivé, près de six mois après mon emprisonnement.
La veille de ce jour aussi espéré que redouté, Lia, qui avait enfin obtenu visa et permis de visite, était venue me voir et nous avions pu passer quarante minutes ensemble.
Garin, lui, en tant que personne impliquée dans les faits qui m’étaient reprochés, ne pouvait pas y prétendre.
Lia m’apparut changée ; j’avais quitté une adolescente encore irascible et provocatrice ; je retrouvai une jeune femme bien dans sa peau et responsable, lors de cette première conversation en tête-à-tête depuis si longtemps.
Elle croyait à mon innocence, bien entendu, mais me pensait quand même capable d’avoir cherché à attirer l’attention de Garin, consciemment ou pas.
Nous avions beaucoup pleuré aussi. Et puis, je l’avais longuement questionnée sur le restaurant, la clientèle, la cuisine, les approvisionnements… Elle m’avait donné des nouvelles rassurantes de l’établissement, laissé sous la responsabilité de ma mère et du cuisinier qu’elles avaient embauché toutes les deux ; je ne sais pourquoi, je ne l’avais crue qu’à moitié.
À ma demande, elle m’avait aussi apporté un tailleur bleu marine, élégant, mais strict, que j’avais décidé de mettre le lendemain. Et une paire de chaussures noires, à semelle compensée, ce qui me permettait de gagner quelques centimètres sans compromettre mon équilibre ; je n’ai pas été habituée à marcher avec des hauts talons.
Je n’étais pas allée chez le coiffeur depuis mon arrivée au RMSC et mes cheveux mi-longs avaient pas mal poussé. Lia me conseilla de les attacher en une simple queue de cheval. Je trouvais que cela me donnait un air de gamine, mais elle me dit que cela faisait surtout sérieux, ce qui était le but recherché, non ?, acheva-t-elle.
J’ai acquiescé en silence. »
En relisant les lignes que je viens d’écrire, je me rends compte de l’évolution de mon langage depuis que j’ai commencé à tenir ce « journal d’avant ». J’ai beaucoup lu et beaucoup appris au cours de ces mois, je m’en rends compte à présent et j’avoue que j’en tire une certaine satisfaction.
Mais revenons au procès.
Le Procureur avait fait son exposé préliminaire, un exposé long, détaillé, fastidieux même, des faits, de leurs tenants et aboutissants, essayant de couper par avance les pistes que mes avocats auraient pu emprunter ensuite.
Puis ce fut au tour des témoins d’être soumis à la question, après avoir prêté serment eux aussi. Tous rabâchèrent le discours qu’ils avaient déjà tenu.
Ce n’est qu’ensuite que mes défenseurs purent commencer leur contre-interrogatoire.
Ils essayèrent d’abord de coincer les policiers qui avaient procédé à mon arrestation sur un point formel : m’avaient-ils lu les fameux « Miranda rights (1) » au moment de me passer les menottes ou seulement lors de mon arrivée dans les locaux du Commissariat ? Personnellement, j’étais dans un tel état de choc à ce moment que je suis incapable de le préciser.
Une réponse non conforme aurait pu annuler toute la procédure qui avait suivi, mais le Juge rappela que la loi ne stipulait pas que cette lecture devait avoir lieu sur la scène de crime, que la parole sous serment des policiers suffisait au Tribunal et rejeta l’argument de la défense.
Il leur fut plus facile de fragiliser le témoignage du plus proche voisin de chambre qui avait entendu notre altercation, à John et moi.
Ce témoin cité par l’accusation se nommait Stephens ; c’était un homme d’affaires de Caroline du Sud, à l’embonpoint certain et au teint rubicond. C’est en partie là-dessus qu’ils misèrent :
— Monsieur Stephens, quelle chambre occupiez-vous dans la nuit du 1er au 2 juin ?
— La suite 854.
— Que faisiez-vous au moment où vous avez entendu du bruit ?
— Je regardais la télévision, dans mon lit.
— Avec le son ?
— Oui.
— Réglé comment ?
— Normalement, je crois.
— Que regardiez-vous ?
— « La Mort aux Trousses » d’Alfred Hitchcock.
— Vous étiez seul ?
— Tout à fait. Je suis en voyage d’affaires. Je regardais donc un film avant de dormir.
— En sirotant un verre ?
— C’est bien possible. Je ne vois pas le rapport.
— Ce n’est pas « possible », c’est certain, car au matin, on a retrouvé toutes les bouteilles du minibar vides !
— Après les événements, je n’arrivais plus à m’endormir…
— Quelle était la disposition de votre suite ?
— Euh… Un vestibule, sur la gauche un petit salon, la salle de bains, la chambre et sur l’avant un espace bureau.
— Donc, vous étiez au lit, dans une pièce qui ne jouxte pas la chambre voisine, avec le son de la télévision, vous aviez bu et vous affirmez avoir entendu ma cliente proférer des menaces à l’encontre de son compagnon ?
— Parfaitement.
— Dites-moi, vous avez une excellente audition, Monsieur Stephens ! N’êtes-vous pas appareillé, cependant ?
— De l’oreille gauche, seulement.
— Et vous n’aviez pas ôté votre appareil au moment de passer dans la salle de bains ?
— Noon, je ne crois pas !
— Bien. Nous n’avons plus de questions à poser au témoin, Votre Honneur.
Quelques jurés affichaient une moue dubitative, preuve que les questions insidieuses de l’avocate avaient produit leur effet.
Ensuite, le Procureur procéda à son exposé et présenta ses éléments de preuve. Toujours les mêmes. Puis, il commença son réquisitoire final.
Le Procureur Howard, c’était son nom, est un homme sec, au cheveu rare et lunettes rondes cerclées de métal, posées sur un nez fin et allongé. Avec une voix étonnament grave dans un corps fluet.
Je me souviens qu’il insista sur mon manque de reconnaissance envers John, sur mon caractère instable, puisque j’avais été incapable de dominer un sentiment de colère, au demeurant injustifié. Et sur mon insensibilité. Bref, il essaya de me faire passer pour une femme dépourvue d’humanité, aigrie par son échec de Singapour et obnubilée par sa promotion sociale. Il m’accusa d’avoir lâché la proie pour l’ombre : la sécurité d’un nouveau foyer et la réussite d’une affaire en devenir pour le mirage d’une carrière cinématographique après un premier succès inespéré !
Après avoir rapporté ses soi-disant éléments de preuve, il requit contre moi une peine de cinq ans d’emprisonnement pour « blessures volontaires par instrument contondant ayant entraîné la mort sans intention de la donner », crime de catégorie A, qui échappait de peu à la peine de mort.
Ce fut alors au tour de mon avocate de prononcer sa plaidoirie.
Celle-là, je m’en souviens assez bien, car c’est un résumé de ma vie ; elle disait à peu près :
« Mesdames et Messieurs les jurés, vous avez aujourd’hui la lourde tâche de juger le crime commis, le 1er juin de l’an passé, dans un hôtel de Central Park, par la femme qui est devant vous, à l’encontre de M. John Cochran, citoyen australien, résidant à Temanggung, dans la province de Central Java, en Indonésie.
Monsieur le Procureur vous a fait de Ratih Suharto un portrait peu flatteur que je voudrais d’abord essayer de rectifier. Nul n’est jamais ni tout blanc ni tout noir, vous le savez bien.
Je ne reviendrai pas sur l’enfance pauvre, mais heureuse, dans le contexte d’un pays, l’Indonésie, aux conditions de vie difficiles pour les classes populaires de la société.
Permettez-moi de m’attarder un peu plus sur un mariage arrangé malheureux, qui s’est rapidement soldé par un divorce, car son ex-mari battait ma cliente, des certificats médicaux sont là pour le prouver.
C’est cette condition de mère divorcée avec un enfant à charge qui allait motiver son départ à l’étranger, après une expérience de quelques années dans une station touristique indonésienne.
Le travail était dur, le salaire médiocre et ses rêves immenses. Les études de sa fille coûtaient de plus en plus cher. C’est ainsi que ma cliente s’est résolue à émigrer à Singapour pour y prendre un emploi de “maid”, ces employées de maison, taillables et corvéables à merci !
Ses employeurs chinois, très exigeants, étaient enchantés de son travail, jusqu’au jour où un différend sur le bris d’un objet de valeur, a entraîné son renvoi séance tenante, comme le permet ce statut mal protégé.
Ma cliente a donc été déclarée “persona non grata” à Singapour et contrainte de prendre un nouveau départ dans un pays où l’étiquette “d’émigrée renvoyée” lui collait à la peau.
C’est lors d’une expédition d’expiation de ses erreurs au Mont Sundoro que Ratih Suharto, en difficulté respiratoire à son arrivée au sommet, allait faire la connaissance de John Cochran qui lui vint en aide avec ses amis.
Ces deux-là allaient se revoir et M. Cochran proposer du travail dans son restaurant à ma cliente ; ils se sont plu ; un amour est né et un bonheur se dessinait avec la prospérité croissante de leur commerce.
La fille de ma cliente fréquentait le fils du cinéaste Garin Nugroho, scolarisé dans le même établissement qu’elle, et celle-ci a donc été amenée à rencontrer le réalisateur.
Mis au courant de l’histoire à valeur exemplaire de Ratih, il y a vu le sujet d’un nouveau film. Et, après des recherches infructueuses, lui a proposé d’y jouer son propre rôle.
Sorti l’an dernier, ce film a obtenu le Grand Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, en France, et c’est ce qui a motivé le voyage de promotion à New York au cours duquel s’est produite la fatale agression.
Ma cliente affirme ne pas avoir frappé M. Cochran et je la crois. Elle reconnaît une altercation qui s’est achevée par sa sortie dans le couloir pour aller chercher secours auprès de son patron, devant l’attitude menaçante de son compagnon.
Nous rappelons aux jurés que, cette nuit-là, d’autres chambres du même hôtel ont été victimes de cambriolages, sans que, à ce jour, la police ait pu identifier le voleur.
Notre hypothèse est que ce même rat d’hôtel ayant vu ma cliente, qu’il croyait seule, sortir de sa chambre s’y est introduit pour la dévaliser. Il est hélas tombé sur M. Cochran, passablement énervé, qu’il a mortellement frappé avec la lampe de chevet la plus proche, devant son attitude menaçante.
Après avoir sommairement fouillé la chambre et devant l’absence de bijoux de valeur, il est reparti en hâte avant l’arrivée de Monsieur Nugroho.
Nous n’avons pas plus de preuves de cette version que Monsieur le Procureur n’en a de la sienne ; les cambrioleurs sont presque toujours gantés et ne laissent pas d’empreintes. Les quelques cheveux retrouvés sur place correspondent aux clients ou au personnel qui est intervenu dans la chambre.
C’est donc sur votre intime conviction, Mesdames et Messieurs les Jurés que va reposer votre verdict ; certes il est plausible, dans le contexte d’une altercation, qu’un coup ait pu être donné par ma cliente à son compagnon ; cependant, réfléchissez encore, il était plus grand qu’elle, comment aurait-elle pu lui porter à l’occiput et avec assez de force le coup unique qui l’a terrassé ?
Si un doute vous habite, vous le savez, vous ne devez pas déclarer ma cliente coupable, car le doute doit toujours profiter à l’accusé… »
C’était du bon travail.
Il fallait à présent que le jury se retire pour délibérer et décide si le Procureur avait prouvé ma culpabilité « au delà de tout doute raisonnable (2)» avant de pouvoir me déclarer coupable.
J’avais encore une petite chance de m’en sortir !
(1) Les « droits Miranda » sont une notion de la procédure pénale des États-Unis dégagée par la Cour suprême en 1966 dans l’affaire Miranda v. Arizona. Ils se manifestent par la prononciation d’un avertissement lors de l’arrestation d’un individu, lui signifiant notamment son droit à garder le silence et le droit de bénéficier d’un avocat.
(2) « beyond a reasonable doubt », dit la loi américaine.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2016.
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