38. Dernière danse
Arthur
- Mamma mia ! Quelle danse ! Caliente ! La lieutenant t’a bluffée, hein Tutur ?
J’ai toujours du mal à m’en remettre d’ailleurs alors qu’elle vient de me quitter pour aller sur la petite scène improvisée, Lorena à sa suite pour assurer la traduction, même si de plus en plus de Silvaniens se sont mis au Français. C’était déjà la langue des élites, avec notre présence ici, c’est devenue la lingua franca du camp et c’est fou à quelle allure tout le monde progresse. Par contre, la maîtrise du Silvanien par les troupes est quasi nulle. C’est ça de vivre en vase clos dans le camp.
- Concentre-toi, Arthur ! Ce n’est pas le moment de t’évader dans tes pensées linguistiques et culturelles, Julia va parler et tu dois lui remettre le présent préparé par ta mère ! Reviens sur Terre, Rêveur !
Je reporte mon attention sur ce qu’il se passe devant moi et je vois Julia bien embarrassée. Elle n’avait sûrement pas prévu de parler et a l’air un peu mal à l’aise. Je me rapproche et je constate avec plaisir qu’elle pose son regard sur moi. J’ai l’impression qu’elle y puise de la confiance et de la force car elle m’adresse un sourire resplendissant.
- Ok, je vous préviens, les discours et moi ne sommes pas vraiment amis, rit-elle doucement. Bon, si je dois commencer par quelque chose, c’est tous vous remercier. Pour l’accueil, même si certains n’ont pas été ravis de nous voir débarquer, pour votre coopération, et pour cette petite fiesta, évidemment. Je crois qu’elle ne devrait pas être dédiée simplement à l’armée française et aux troupes dont vous réussissez à vous débarrasser, puisque nous travaillons depuis maintenant six mois main dans la main avec Food Crisis. Monsieur Zrinkak, je vous fais une petite place ? Ça me semble plus juste que de récolter tous les lauriers.
Je la regarde sans comprendre tout de suite ce qu’elle veut. Moi ? Monter sur scène ? Mais pourquoi ? Je ne pars pas, moi. Par contre, les Silvaniens, dès que Lorena termine de traduire, se mettent à scander mon prénom et à applaudir en rythme pour me motiver à rejoindre Julia sur la scène. Gêné, je m’exécute en faisant signe à la foule présente de se calmer. Je m’installe en silence sur la scène à côté de la Lieutenant qui me sourit, me prend la main et continue son discours.
- Vous savez, quand je suis arrivée ici et que j’ai constaté l’organisation de ce camp, je me suis dit que c’était inhumain de vous traiter comme ça. Avec le sergent Snow et tous les autres, nous avons fait tout notre possible pour améliorer vos conditions de vie, et j’ai conscience que ce n’est toujours pas assez, j’en suis désolée. D’autant plus qu’une certaine ONG, ou son responsable, je ne sais plus comment il s’appelle, s’est amusé à m’enquiquiner sévèrement très rapidement. Un vrai têtu, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, sourit-elle en me jetant un coup d'œil alors que beaucoup rient dans la foule. Bref, ce gars m’a dit que je manquais d’humanité. Tu souhaites rebondir là-dessus, Arthur ? Ou je continue ?
Je ne peux m’empêcher de rougir au souvenir des accusations que j’avais portées ce jour-là contre elle. J’y étais allé un peu fort. N’ayant pas de micro, je ne prends pas la parole, mais j’écarte les bras de mon corps dans un geste théâtral, les mains dressées vers le ciel et je hausse les épaules sous les rires des personnes présentes. L’avantage avec les mimiques, c’est que tout le monde comprend en même temps.
- Bref, qui aurait cru que finalement nous réussirions à travailler ensemble ? Parce que pour être honnête, j’avais envie de l’étriper, ce responsable. Au final, je crois que nous avons fait tout notre possible, avec les moyens que nous avions, avec les bâtons dans les roues et les imprévus. Je ne vais pas m’attarder à discourir, je vous assure que je préfère crier sur mes hommes et leur faire faire tout ce que je veux plutôt que de me mettre en avant comme ça, rit-elle. Je vous souhaite à tous le meilleur. J’espère que bientôt vous n’aurez plus besoin de nous, que vous retrouverez une vie normale et que ce pays vous permettra à nouveau de vous épanouir. En attendant, je peux vous assurer que vous êtes entre de bonnes mains. Le Lieutenant Snow est formidable. Arthur est formidable. Je suis certaine qu’ils feront du bon travail ensemble. Je regrette simplement que la parité ne soit plus de mise, parce qu’une femme au pouvoir, ça en jette quand même. Et pour être honnête avec vous, je serais bien restée quelques mois de plus, et pas seulement pour le beau gosse à mes côtés. Vous allez tous me manquer, vraiment.
Emu, je me joins à tout le monde dans des applaudissements qui sont spontanés et sincères. J’ai horreur de ces discours d’adieux, ils me prennent aux tripes, me donnent la larme à l'œil, mais Julia a su trouver les mots justes. Je fais un signe à Lila qui vient nous rejoindre sur scène avec la petite boite que je dois offrir à la Lieutenant. Une fois l’agitation un peu calmée, je récupère le micro et prends une grande inspiration avant de prendre la parole, en espérant que je ferai aussi bien qu’elle et que je ne vais pas me mettre à pleurer avant la fin de mon petit discours improvisé.
- Lieutenant Vidal, Julia pour les intimes dont j’ai la chance de faire partie, pour te remercier de ce que tu as fait pour le peuple silvanien, ma mère, la Gitane comme les gens l’appellent ici, a souhaité te mettre à l’honneur. Au-delà de ta personne, c’est toute l’armée française qui est remerciée par ce petit présent que va te donner Lila.
Lila sort alors de la boite un petit coffret qu’elle vient remettre à Julia. Elle est vraiment toute mignonne dans sa petite robe rouge et le sourire qu’elle arbore est magnifique. Julia s’accroupit et attire la jeune fille dans ses bras pour lui faire un gros bisou sous le regard attendri des présents. Elle se redresse et ouvre le coffret. Ses yeux s’écarquillent et elle en sort une broche dorée en forme de colombe.
- Julia, la colombe est le symbole de la paix, certes, mais c’est aussi l’oiseau national de la Silvanie. Te voilà donc membre de l’ordre des défenseurs de la Silvanie. Félicitations ! Et merci pour tout ce que tu as fait ! Tu vas beaucoup nous manquer.
J’ai failli dire “me manquer”, mais je me suis retenu à temps. J’essaie de garder contenance, mais je n’ai qu’une envie, c’est de m’enfuir avec elle, de l’empêcher de partir, d’oublier toutes nos obligations et de ne vivre qu’une chose : notre amour loin de toute la barbarie de ce monde. Julia passe la broche sur la chemise qu’elle porte puis s’approche de moi et m’enlace pour me rouler une pelle magistrale sous les sifflets, cris et applaudissements des soldats et Silvaniens présents.
Lorsque nous redescendons sur Terre, enfin de la scène surtout, nous sommes assaillis par cette foule de personnes qui veulent nous remercier personnellement, qui viennent nous donner une accolade ou nous dire un mot gentil. Beaucoup ramènent aussi des petits cadeaux à Julia pour son départ. Elle essaie de les refuser mais finit par les accepter devant leur insistance. Il s’agit souvent de nourriture, de petits bijoux de pacotille faits avec les moyens du bord, de petits dessins. Je ne sais pas où elle va mettre tout ça dans ses valises, mais elle a clairement l’air dépassé et bouleversé par tous ces témoignages d’affection. Je fends donc la foule pour me retrouver à ses côtés, passe mon bras autour de ses épaules afin de créer une barrière naturelle avec les autres, et l’entraîne en dehors de la tente alors que la musique et la danse reprennent.
- Ouf ! Nous voilà un peu tranquilles quelques instants, dis-je alors qu’elle se blottit dans mes bras. Tu survis ?
- C’est presque plus compliqué que le repas de famille d’au revoir des Vidal, rit-elle tristement.
- Oui, mais ça fait plaisir de voir que tout ce que tu as fait, ils l’ont remarqué et qu’ils te remercient pour ça. Tu as bien fait ton travail, ta mission est un succès, c’est ce qui compte, non ?
- Oui, mais j’aurais aimé pouvoir faire plus encore. Difficile de se satisfaire quand les gens sont toujours parqués sous des tentes dans un champ.
- Avec un peu de chance, cette guerre est bientôt terminée, les vaches pourront retourner dans leur ferme et les personnes dans leurs villages. Et moi, je pourrai te retrouver en France !
- Espérons, oui… Mais il faudra des années pour tout reconstruire.
- Après plus de trente ans de guerre, la mort de Lichtin redonne de l’espoir. Si le Général Ankhov tient sa promesse d’élections démocratiques, c’est un nouveau départ pour le pays. Il faut y croire, Madame la défenseure de la Silvanie.
- C’est beaucoup trop, tout ça, je ne mérite pas tant. Et pour Ankhov, il a plutôt intérêt, parce que je viendrai lui botter le derrière moi-même s’il le faut, rit-elle. Sans hésitation.
- Si, tu le mérites. Et puis, ça te donnera une excuse pour revenir plus vite que prévu, non ? Tu pourras dire à l’armée que tu as des responsabilités maintenant. Tu crois que ça pourrait marcher ? dis-je en souriant et en lui caressant tendrement le dos.
- J’en doute, mais ça ne m’empêchera pas d’essayer, Monsieur Zrinkak.
- Allez, viens, retournons un peu à la fête. On ne restera pas jusqu’au bout, mais il faut quand même qu’on fasse acte de présence encore un peu. Je t’aime, Julia et j’ai pas envie que tu partes demain, soupiré-je avant de l’embrasser.
- Je t’aime, sourit-elle en nouant ses bras autour de mon cou. Ne l’oublie pas, et n’en doute pas, même quand ce sera long et compliqué.
Je préfère ne pas répondre et arrêter de penser à cet après qui va être vraiment difficile à vivre. Comme à mon habitude, je reste optimiste et me dis que les choses vont finir par s’arranger, qu’une solution tombera du ciel, comme à chaque fois. Je l’entraine avec moi et nous revenons dans la tente. Lila est là et se jette dans nos bras. Le DJ passe alors un slow et j’en profite pour serrer contre moi les deux femmes de ma vie. Lila s’accroche à mon cou et à celui de Julia, et tendrement, tous les trois, nous évoluons au milieu des couples qui dansent. Je ne peux m’empêcher de remarquer les regards que me porte Nathalie alors qu’elle est dans un slow plus que sensuel avec Collins. Alors que ses mains sont occupées à peloter son compagnon de danse, c’est moi qu’elle ne quitte pas des yeux. Je me demande ce que cela signifie mais préfère tourner et regarder ailleurs. Je me concentre sur Julia qui s’abandonne totalement à l’instant et à Lila qui sourit, ravie de ce moment d’intimité avec les deux adultes qui prennent de plus en plus la place de parents pour elle. Parents qui malheureusement vont être séparés dès demain.
- Tutur, demain est un autre jour, n’y pense pas et sois heureux ce soir. Profite de cette dernière danse, qui sait quand tu pourras recommencer ?
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