43. Retrouvailles envahissantes

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Julia

J’ai eu le malheur d’allumer mon téléphone une fois arrivée à la base en France. J’ai l’impression que toute la famille s’était donnée le mot, parce que j’ai reçu bon nombre de messages envoyés durant mon séjour en Silvanie, et je n’ai pas tardé à recevoir des appels. Qui a eu l’idée de créer les accusés de réception, sérieux ?

Evidemment, je suis heureuse de me retrouver garée à quelques mètres de la maison de mes parents, celle qui m’a vue grandir et souffrir au contact de mes frangins, mais j’aurais aussi aimé avoir un ou deux jours de calme supplémentaires avant d’affronter les tornades qui se trouvent déjà à l’intérieur. C’est sans doute pour ça que j’ai dix minutes de retard et que je n’arrive pas à sortir de ma voiture. Ils savent très bien qu’en rentrant de mission, j’ai besoin de temps avant de retrouver la civilisation, mais apparemment ils s’en fichent royalement.

Je sors de ma voiture en soupirant et parcours à petit pas le trajet qu’il me reste jusqu’à la barrière blanche et flambant neuve de mes parents. Un sourire se dessine sur mes lèvres en sentant vibrer mon téléphone dans la poche arrière de mon jean, et je le sors avant de déchanter en constatant qu’il ne s’agit pas d’un mail d’Arthur, mais d’un texto de Sarah qui me dit qu’elle va me raser le crâne façon militaire si je ne rapplique pas dans les deux minutes. Foutue cinglée, cette nana, mais elle m’a manqué.

Je n’ai pas le temps de frapper à la porte qu’elle s’ouvre et que je me retrouve emprisonnée dans les bras de ma mère, qui me serre avec une force quasi surhumaine. Elle peine à me relâcher, et mes frères bougonnent derrière elle, finissant par nous enlacer toutes les deux et nous secouer comme des poiriers. Si d’ordinaire, j’ai à la fois beaucoup de plaisir et beaucoup de mal à supporter une telle étreinte après plusieurs mois de mission, j’avoue que les sentiments positifs sont prégnants, ce midi. Peut-être parce que cette fois, j’en ai eu des câlins pendant cette OPEX.

- Laissez-la entrer voyons ! Et faites attention à ce que Joker ne s’enfuie pas.

Je ris, prisonnière de six bras, en entendant mon père derrière eux, et inspire profondément lorsque je retrouve enfin ma liberté.

- Eh bien, ça c’est de l’accueil. Microbe, où as-tu caché ma meilleure amie ? Et bon sang, le Nain, le mariage te réussit, t’es tout beau !

- Je suis là, la retardataire, sourit Sarah sur le canapé alors qu’elle berce ma nièce.

Le voilà le point faible. Ou “les”, à présent. Ils sont hauts comme trois pommes et me font fondre en un quart de seconde. Sacha descend du canapé et se jette dans mes jambes alors que j’avance, et je le prends dans mes bras pour venir m’asseoir aux côtés de Sarah et enfin voir la jolie Elise, endormie contre sa mère.

- Nom de…

- Hé, pas devant les enfants, me coupe Sarah. Commence pas tes conneries, merde.

Je pouffe, les yeux embués de découvrir cette nouvelle vie, ce nouveau membre de la famille Vidal dont j’ai été privée jusqu’à présent.

- Pleure pas Tata, me dit le petit monstre contre moi en glissant ses bras autour de mon cou pour me faire un bisou esquimau.

- Qu’est-ce que vous m’avez manqué.

Mon père est en retrait, pour changer, et Joker dans ses bras. L’appel pour les retrouvailles beaucoup moins expansives est là. Je dépose Sacha à côté de sa mère et lui fais quelques bisous avant de poser mes lèvres sur le front de la petite Elise, me repaissant de son odeur de bébé, fraichement changé, heureusement. Et puis je me dirige vers mon père et me glisse sous son bras pour profiter d’un câlin simple, mais qui en dit long alors que je caresse mon matou ronronnant.

- Tu m’as manqué, dis-je sans l’adresser clairement à l’un ou à l’autre.

- Papy, il fait un câlin à Tata ! rit Sacha. Papa et Tonton, ils vont être jaloux.

La famille rit joyeusement et je me dis que, peut-être, les retrouver si vite était finalement une bonne idée. Mon père, cet homme si pudique, me serre contre lui et pose ses lèvres sur mon front dans un geste qui m’émeut plus que de raison.

- Allez, apéro ! lance joyeusement ma mère. J’ai préparé un délicieux cocktail sans alcool, vous m’en direz des nouvelles.

L’habituel cocktail sans alcool du retour de mission, youpi. Je ne sais pas où ma mère est allée pêcher que je bois comme un trou en mission, mais elle cherche à me sevrer dès mon retour, comme toujours. Bon, Mathias en a un peu trop dit lorsqu’il a rencontré mes parents, mais quand même.

- J’ai laissé la bouteille de Rhum sur le bar, me chuchote mon père, le sourire aux lèvres. Si des fois tu veux lui donner du goût, à son cocktail.

- Bravo Papa, ris-je. Tu vas améliorer le tien aussi ?

- Evidemment. On trinque à ton retour, Julia, ça vaut plus que du jus de fruits.

Effectivement, une fois servis, nous papotons tous les deux en nous dirigeant vers le bar. Avec une discrétion d’éléphant dans un magasin de porcelaine, mon père nous verse du Rhum alors que ma mère ronchonne. Tant pis, j’ai besoin d’endormir les sentiments négatifs liés à mon retour.

Je passe l’apéritif à éviter de parler de la Silvanie. Entre le mariage d’Antoine, aka le Nain, la naissance d’Elise et son premier Noël, les travaux de la maison, et les retrouvailles avec la petite Emma qui a bien grandi, j’arrive à esquiver facilement. Pourtant, je manque d’attention, merci le Rhum, et lance moi-même le sujet à table en voyant tous les plats que ma mère dépose en souriant.

- Maman, je me suis nourrie en Silvanie, tu sais, je ne mourais pas de faim, je t’assure !

- Tu parles, tu as vécu d’amour et d’eau fraîche apparemment, tu as perdu du poids. Ça ne suffit pas l’amour, Julia, pour garder la forme, me lance ma mère, me laissant sur le cul alors que tous les yeux se tournent vers moi.

Tous, sauf ceux de Sarah qui, elle, évite mon regard, mal à l’aise. Cette foutue dinde a balancé, j’hallucine !

- Tu t’es trouvé un mec là-bas ?

- Rassure-moi, tu t’es pas remise avec cet abruti d’Elliott ?

- Il s’appelle comment ? Encore un militaire ?

- Tu as trouvé le temps pour autre chose que bosser alors que tu nous appelais une fois par mois parce que tu étais soi-disant débordée ?

- Il te traite bien ?

- Quand est-ce qu’on le rencontre ?

- Ouais, je veux le voir moi.

- Tata a un amoureux ! Trop bien, on va avoir un nouveau Tonton !

- Eh, stop là ! tenté-je en ébouriffant les cheveux de Sacha.

C’est l’anarchie à table et j’ai presque envie de rire de ce grand brouhaha. Enfin, comme d’habitude, l’instinct de protection des Vidal n’est plus à prouver et je n’ai aucune envie de m’attarder sur le sujet, au risque d’avoir besoin d’un nouveau cocktail amélioré. Le silence s’est fait malgré tout, et seul mon père intervient alors que j’allais parler.

- Est-ce qu’il te traite bien ? Si c’est un nouveau Elliott en puissance, je te préviens que je m’occupe de lui personnellement.

- Pas besoin de sortir le fusil que tu n’as pas, Papa. Il s’appelle Arthur, il bosse pour l’ONG dont on assurait la protection, et il me traite bien.

- Arthur ? Comme le roi ? J’espère que son épée est à la hauteur, intervient Antoine, goguenard.

- Ben voyons, tu ne veux pas connaître sa taille au millimètre près non plus, tant qu’on y est ? ris-je. Je t’assure que je ne me plains pas. Autre chose ou on peut passer au sujet suivant ?

- Il est resté là-bas ? Cela veut dire que tu vas retourner en mission en Silvanie dès que tu peux ? me demande ma mère, inquiète.

- Ce n’est pas prévu, Maman. Arthur y est pour encore six mois, soupiré-je. Et moi j’attaque dès la semaine prochaine la formation des recrues à la base. A moins qu’il n’y ait un déploiement supplémentaire parce que le pays repart en live, je n’y serai pas renvoyée…

- Et donc, quand il va rentrer, toi, tu vas repartir en mission ? Ça promet, votre relation, continue ma mère, visiblement pas convaincue par ce que je suis en train de vivre avec Arthur.

- C’est comme ça, on sait dans quoi on s’engage. Je ne repartirai peut-être pas en mission dans six mois, qui sait. Et puis, lui ne part pas aussi souvent. Si tu pouvais éviter de me plomber le moral, ce serait bien aimable, c’est déjà suffisamment éprouvant comme ça.

- Oui, c’est vrai, il faut qu’on s’organise notre prochaine sortie shopping, Julia, intervient Sarah, tu as vu comment tu es habillée ? On dirait que tu sors de la brousse !

Je baisse les yeux sur ma tenue avant de la fusiller du regard. Je doute que mon chemisier supporterait la brousse, et un jean, c’est si terrible que ça ?

- Tu voulais quoi, que j’arrive en robe de soirée, peut-être ? Je viens de passer six mois en treillis, laisse-moi le temps de rentrer quand même, bougonné-je avant de me secouer. Excuse-moi, je suis fatiguée…

- Oui, on ne va pas faire ça ce soir, mais on se trouve une date très vite. D’ailleurs, belle-maman, ce serait peut-être bien que vous veniez avec nous, on pourrait refaire votre garde-robe.

- Oui, ce serait cool Maman, souris-je en espérant reculer au maximum cette date, histoire d’être dans de meilleures dispositions. Bon, on attaque ? Je ne vis plus d’amour et d’eau fraîche, j’ai faim, moi !

Le repas se passe relativement bien, mais mon père lance le sujet de la politique en Silvanie et je me retrouve à leur expliquer les tenants et les aboutissants de cette guerre qui fait rage depuis des décennies. Je ponctue le tout de quelques anecdotes que je ne leur ai pas racontées lors de nos échanges en visio, histoire de détendre l’atmosphère, et leur parle même de mon séjour au Palais, sans évoquer le harcèlement de Lichtin, ni sa mort sous mes yeux. Pourtant, lorsque je croise le regard de mon père, je sais qu’il a compris que sous cette explication légère et joyeuse, se cachent des choses bien moins agréables. Il est trop perspicace, le père Vidal.

Je me retrouve également de corvée de couches, et honnêtement, je ne vais pas m’en plaindre. Après avoir vécu au plus près des vaches, ce n’est pas changer mes nièces qui me fait peur, juste mon manque de douceur et ma maladresse avec les enfants. Je savoure le calme au premier étage en changeant Emma une fois le dessert avalé, puis m’installe sur le fauteuil en la câlinant. Je sors mon portable et nous prends en photo avant d’ouvrir ma boîte mail pour constater que mon Bûcheron doit être bien occupé, puisque je n’ai toujours pas de nouvelles. J’essaie de ne pas stresser en me disant que c’est normal, qu’il n’est pas au club Med et a beaucoup de choses à gérer, mais je ne peux m’empêcher d’être inquiète alors que je rédige mon mail en joignant la photo.

“ Je suis de corvée de repas de famille. Des fois, je me dis que je préfère la corvée de latrines, mais ça fait du bien, quand même. Tu me manques beaucoup. Pas facile de voir tous ces couples à table, heureux et amoureux, quand mon amoureux à moi est à des milliers de kilomètres. Je pense à toi, Beau Bûcheron, je t’aime.”

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