1.3 La Résidence Abelam (part 2)
Le bureau du père de Ravik occupait l'extrémité du hall d'honneur, dans le quartier des invités. Outre un mobilier dans le pur style impérial, on trouvait dans le couloir qui y menait des tapisseries ornées du blason des Abelam — deux cimeterres croisés sous une tête de lion sur fond rouge —, des mannequins pourvus d'armures de cérémonie antiques, ainsi que diverses œuvres d'art qui avaient les faveurs du patriarche. Ces seuls objets auraient suffi à acquérir un quartier entier de Del'Ashaan.
Deux gardes aux aguets veillaient sur la porte dorée, la pointe de leurs hallebardes croisées. Dès qu’ils virent paraître l'héritier, ils dégagèrent le passage en se touchant le front en signe de respect. Tous les subalternes de la Maison connaissaient Ravik. Le jeune homme s'immobilisa un instant, prit une longue inspiration, puis le dos bien droit il poussa les lourds battants et entra sur un pas martial.
— Bonjour, Père, vous m'avez fait mander ?
En fait de bureau, l'office du patriarche de la Maison Abelam avait tout d'une salle du trône. La pièce circulaire — un prodige dans un bâtiment où la rectitude s'affirmait comme la règle — était surmontée par un dôme garni d'ouvertures qui couronnaient le siège du dirigeant d'un halo de lumière. Dans une parfaite continuité du faste du hall, chaque meuble pouvait aisément être qualifié d'œuvre d'art, de la plus reculée des bibliothèques jusqu'aux tabourets, en passant par ce fameux bureau massif et ouvragé d'un bois si sombre qu'il confinait au noir. Une seule exception dénotait dans l'espace : le siège sur lequel reposait Soman Abelam, ancien Grand Vizir de l'Empire.
Le père de Ravik répétait à l'envie qu'un siège inconfortable rappelait ses devoirs aux grands dirigeants. Et il se soumettait lui-même à ce crédo. Ce trône constituait probablement le premier ouvrage de son artisan, un ouvrier auquel il eut mieux valu couper les mains dès l'enfance. L'une des résolutions de l'héritier consistait à envoyer cette chaise sur le tas à ordures où était sa place dès qu'il prendrait la tête de sa famille.
— Avance, souffla Soman.
Le jeune homme frissonna légèrement lorsque le cœur d'or des yeux du patriarche se posa sur lui. Le poids des ans avait prélevé son dû sur les épaules du Duc Abelam. Son visage parcheminé trahissait le nombre de décennies traversées au service de l'Empire. Sur la barbe qui avait toujours fait sa fierté, le blanc avait complètement remplacé le noir aux côtés de l'argent.
Si l'âge privait Soman d'une partie de ses forces, son esprit demeurait vif et il ne laissait rien paraitre de ses souffrances dans sa tenue ou sa voix. Chacun des mots du dirigeant contenaient le tranchant de l'acier, sauf à l'occasion de rares entretiens privés. Ils n'étaient pas seuls, ce jour-là.
— Dois-je te présenter sa Sainteté Abendal ? continua le seigneur des lieux.
Ravik consentit à la révérence rituelle exigée en présence de l'un des plus hauts représentants de l'Ordre de la Vérité. Si les Ducs occupaient le sommet de la noblesse impériale, les Saints culminaient pareillement dans l'Ordre. La différence capitale se situait dans l'obtention du titre : on devenait Duc par le sang, tandis qu'on gagnait sa place dans l'Ordre. Des hommes du peuple pouvaient se hisser à des postes d'influence et de pouvoir dans le second, ce qui dépassait totalement le jeune homme. Un va-nu-pieds resterait toujours un va-nu-pieds, même dans une robe d'un blanc immaculé. Certaines choses ne s'apprenaient pas.
Chassant ces pensées, l'héritier afficha le grand sourire de rigueur. Il savait parfaitement dissimuler son mépris lorsque cela s'imposait ! Cela étant dit, le visage de cet homme ne lui était pas inconnu. Le cache-œil écarlate arboré par le dignitaire lui semblait familier.
— Nous avons eu le plaisir de nous croiser il y a peu, susurra le seigneur Abendal en répondant au sourire du jeune homme.
La voix du Saint, trop sirupeuse pour être agréable, éveilla les souvenirs de Ravik : il avait croisé ce personnage une semaine plus tôt, au cours de festivités données par le père de l'un de ses condisciples. Le déroulement exact de la soirée était quant à lui plutôt flou. D'après Haqim, il s'était donné en spectacle.
— Fort bien, fort bien, nous pouvons donc passer au sujet qui nous intéresse, éluda Soman. Prends place, mon fils.
Le seul siège disponible plaçait Ravik une marche au-dessous de ses vis-à-vis. Le jeune homme s'installa en chérissant l'espoir de ne plus être rabaissé de la sorte bien longtemps.
— Que puis-je faire pour votre service ? demanda humblement l'héritier.
— Tu sais très bien pourquoi tu es là, gronda Soman. Mais avant toute chose, tu dois savoir que le talent de ton frère a été reconnu à sa juste valeur. Il compte désormais parmi les Prêcheurs de la Vérité et a été nommé pour exercer ici, à Del'Ashaan.
Ravik manqua de s'étrangler. Un Prêcheur était l'équivalent d'un Baron, un rang très inhabituel à cet âge, peut-être même jamais vu ! D'ordinaire, ceux qui arpentaient le chemin de la Vérité faisaient leurs preuves durant plusieurs décennies parmi les Dévots avant de prétendre à un poste à responsabilité. Comment cet imbécile de Danyk s'y était-il pris ?
Tout à l'heure, dans le hall, il aurait pu me demander de mettre un genou à terre !
Il lui faudrait à tout prix éviter de le croiser à nouveau.
— Je... C'est un grand honneur, Père, souffla le jeune homme.
— Ça l'est, en effet, confirma Soman. Selon sa Sainteté Abendal, l'Ordre a de très grandes attentes le concernant. Certains le voient bien Grand Pontife un jour. Il s'agit d'une chance unique pour notre Maison de s'imposer dans les deux Ordres sur une même génération.
À ce stade et quels que soient ses efforts, nul doute que Ravik était blanc comme un linge.
— J'en suis transporté de joie, Père.
Le seigneur Abendal attira l'attention des deux nobles avec un rire discret, ôtant au jeune homme le poids du regard du patriarche.
— Cette petite confession reste entre nous, bien évidemment, glissa le saint homme.
— Bien évidemment, confirma Soman. Pour en venir à ce qui te concerne, Ravik, tu partiras demain à l'aube pour le Grand Temple d'Al'Qian.
— Demain ? s'étonna Ravik.
— Toi aussi, tu dois faire tes preuves. J'estime qu'il est plus que temps que tu affrontes ta Cérémonie du Lien. Cela te pose un problème ?
— Non, Père.
La Cérémonie du Lien, à la fois l'évènement le plus craint et le plus attendu de la vie de tout Ashaan. Lorsqu'il reviendrait à la capitale, Ravik serait un homme. Il seconderait son père dans les tâches officielles, se préparerait pour de bon à prendre sa place. Plus important encore, il n'aurait plus de compte à rendre à personne excepté son père, le Grand Pontife ou l'Empereur en personne.
Danyk ne réussirait pas à gâcher cet instant qu'il avait attendu toute sa vie !
— Vous devez comprendre, jeune maître Abelam, que cette cérémonie vous changera complètement, intervint Saint Abendal. Vous allez parfaire votre pierre d'âme et obtenir une domination absolue sur votre créature, suivant en cela l'exemple de Gaelak et Fëalan. Votre créature est un tigre bleu à crinière dorée, me semble-t-il ?
Le jeune homme confirma d'un signe de tête.
— C'est une créature particulièrement puissante, continua le Saint. La cérémonie vous offrira de grands bénéfices, mais l'épreuve se révèlera également très pénible et une fois le processus lancé, rien ne pourra l'arrêter. En cas d'échec, vous perdrez bien plus que la vie, vous perdrez votre âme. Il n'y a pas de honte à reculer, à attendre le bon moment, alors je vous pose la question : au plus profond de vous, vous sentez-vous prêt à confronter cette tribulation ?
Ravik évitait son regard, mais sentait l'attention de son père concentrée sur lui. Abhorrant ces discours religieux, il ne devait pas moins se montrer exemplaire, surtout au moment où Danyk se couvrait de gloire.
— Je suis un Abelam ! clama-t-il.
Il s'autorisa un coup d'œil vers Soman, qui rayonnait de fierté.
— Alors c'est entendu. Je viendrai vous chercher demain, jeune seigneur, prit acte Saint Abendal.
— Merci, Votre Sainteté.
— Je vais faire prévenir l'Académie Suprême, enchaîna le patriarche Abelam. De ton côté, tu devrais profiter de la soirée pour faire tes adieux à tes amis. Entre le voyage, les préparatifs et l'épreuve proprement dite, plusieurs mois pourraient s'écouler avant ton retour. Pourquoi ne pas visiter la jeune Leande... Jamila, je crois ?
Ravik leva un sourcil. Son père était assurément familier du nom de sa promise, au terme des longues négociations concernant leur union. Soman entendait donc à cacher cet accord à son invité, ou à l'Ordre ? Il en prit bonne note.
— Je n'y manquerai pas, assura le jeune homme.
— Bien. Tu peux disposer.
Ravik fit quelques pas à reculons, puis tourna le dos aux deux seigneurs pour passer les portes. Le rituel, toujours. S'il avait un goût amer dans sa propre demeure, il devait s'y tenir pour assouvir un jour l'entièreté de ses ambitions.
Sitôt dehors, un long soupir échappa au jeune homme qui évacua ainsi la tension accumulée. On ne sortait jamais indemne d'une visite dans la salle du trône de son père. Un sourire germa enfin sur ses lèvres : cette comédie se révélait tout de même particulièrement savoureuse cette fois !
Pressant le pas, Ravik rejoignit ses quartiers où il déboula comme une tornade. Haqim profitait du confort de son lit, comme à son habitude. Son ami se redressa sans la moindre gêne, mais avec une étrange lenteur.
— J'ai croisé Danyk en bas, avança le squatteur avec prudence. On a un peu parlé.
Bien sûr, Danyk ne pouvait pas manquer une occasion de claironner son incroyable élévation. Quant à Haqim, il s'attendait sans doute à ce que son ami soit plongé dans un océan de noirceur, comme à chaque fois qu'il croisait son demi-frère. Pour parfaitement le contredire, Ravik s'esclaffa.
— Ça n'a aucune importance. Je pars demain.
Haqim fronça les sourcils, perdu, mais rapidement son regard s'illumina.
— Al'Qian ? Ça y est ?
Ravik confirma d'un hochement de tête, puis accueillit avec plaisir la franche accolade de son ami.
— Tu es vraiment incroyable ! Si je suis autorisé à célébrer le lien dans les cinq prochaines années, je pourrai m'estimer heureux ! grinça Haqim. Bon, je suppose qu'on doit revoir notre programme pour la soirée ?
— Pourquoi ça ? Au contraire, cette fête va devoir être vraiment mémorable !
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