2.3 Les galeries (part 2)
Ravik tourna sur lui-même, attendant - espérant - un soulèvement général. Les dagues jetées par son ami heurtèrent le sol en teintant, soulevant quelques grains de sable perdus dans la cavité. Ce fut tout. Les soldats auxquels ils avaient fourni des armes ne baissèrent même pas les yeux sur elles. Dans un environnement morne et vide, seuls l'écho des cris d'alerte des sanmajs répondit à son appel.
— Attention, derrière vous ! alerta contre toute attente une voix féminine, dans le dos du jeune Abelam.
Cet avertissement n'était pas nécessaire, cependant. Se ramassant sur lui-même, Ravik pivota souplement pour accompagner son esquive d'une frappe directe contre la lame d'un sanmaj au regard assassin. Penser qu'il était si facile à prendre à revers, lui ?
Le modèle d'exécution de sa contre-attaque promettait un désarmement net de l'adversaire. Il n'en fut rien. Le contact de l'acier contre l'acier se transmit douloureusement dans le bras de Ravik, qui recula tant en raison de la tension inattendue dans son poignet que sous le coup d'une pure surprise. Le sanmaj lui faisant face n'était pas bien épais, il avait pourtant l'impression d'avoir frappé un mur.
Dans la périphérie de son champ de vision, l'héritier Abelam repéra une jeune ashaan qui s'efforçait de se frayer un chemin vers lui. Petite et râblée, avec un teint plus sombre encore que celui des sanmajs, elle portait le plastron matelassé de la garde civile. L'adversaire de Ravik lui cacha vite cette alliée providentielle.
— Chiens d'ashaans, rendez-vous ! ordonna ce dernier.
Rejoint dans l'instant par deux de ses compagnons aussi enragés que lui, le premier agresseur de Ravik fixait tour à tour les révoltés et les corps inertes sur le sol. Grand et sec, il tenait maladroitement le grand cimeterre dont il s'était saisi. Les moulinets effectués par ses compagnons trahissaient en revanche un minimum de métier.
— On va se regarder comme ça toute la journée ? lança Haqim, bravache, prenant place aux côtés de son ami.
Un hasard, j'ai dû faire un faux mouvement... se convainquit Ravik.
Dans un même élan, les deux ashaans bondirent vers ceux qui leur barraient la sortie du tunnel. Haqim accapara les deux plus dangereux, ne laissant à Ravik que son premier opposant, qui maniait toujours aussi gauchement son arme.
Ce combat n'était qu'une farce. Décidé à en finir au plus vite avec cet amateur, le jeune Abelam dévia la tentative adverse pour se placer directement en position d'estocade. Alors que l'acier croisait l'acier, tous les muscles du jeune ashaan se contractèrent et Ravik s'immobilisa net, le souffle court, son visage presque collé à celui du sanmaj aux yeux exorbités.
Ne comprenant sans doute pas pourquoi il vivait encore, le rival de Ravik fit un bond en arrière. Après un court instant, il se décida à tenter une nouvelle attaque. L'ashaan retrouvant le contrôle de son corps juste à temps, il ne put faire mieux qu'un bond en arrière pour se placer hors de portée. Son dos frappa alors un obstacle, il sentit un acier glacial se glisser contre sa gorge.
— Plus un geste, susurra une voix étrangement douce à son oreille.
Le tranchant de la lame appuyé délicatement contre sa peau, Ravik lâcha son arme sans hésiter. Son premier opposant s'immobilisa lui aussi, un sourire sur les lèvres. Haqim continuait le combat de son côté. Désormais opposé non pas à deux mais à quatre combattants, le compagnon du jeune Abelam ne parvenait pas moins à donner la réplique. Avec des airs de danseur professionnel, il s'amusait de ses adversaires incapables de le mettre en danger. Chaque coup porté par Haqim déséquilibrait l'un en menaçant l'autre. Dans ces circonstances, que le sang n'ait pas encore coulé tenait du miracle, à moins que ce ne soit délibéré ?
— Ordonne lui d'arrêter, commanda celui qui tenait Ravik à sa merci en pressant davantage l'acier contre la trachée du jeune homme.
— Haqim ! héla Ravik.
Sa voix lui sembla bien trop aigüe, mais elle ne fit pas moins mouche. Un unique coup d'œil suffit à l'escrimeur pour prendre la mesure de la situation. Haqim bondit hors de l'encerclement dans lequel il s'était - assurément - volontairement laissé enfermer, puis laissa la pointe de son épée glisser vers le sol. Ses opposants se jetèrent sur lui, le ceinturant et le désarmant sans délicatesse, mais apparemment sans intention de prendre sa vie. Ravik ne put toutefois s'en réjouir pleinement, car la dague qui menaçait sa vie tardait à se retirer.
— J'ai fait ce que vous vouliez... tenta-t-il.
— Mieux vaudrait te tuer tout de suite, chuchota son agresseur en réponse.
Il s'agissait d'une femme. Une conclusion vite oubliée quand la lame affûtée entama sa chair. Lorsque les premières gouttelettes de liquide chaud perlèrent sur sa gorge, tout le corps de Ravik se raidit et il cessa de respirer. S'il tentait quoi que ce soit, s'il bougeait d'un rien, il précipiterait sa fin.
Une goutte tomba au sol. Avait-il entendu distinctement le son, alors même que des cris résonnaient dans la cavité ? Se retrouver confronté à une mort imminente lui faisait-il perdre la tête ? Il sentait le souffle chaud de son meurtrier contre sa nuque. Allait-il vraiment mourir ainsi, à cet endroit, à cet instant ? Partir sans avoir réalisé d'accomplissement digne des Annales Ashaanides ?
— Assa ! Qu'est-ce qui te prend ? tonna une voix forte.
Lentement, le regard de Ravik obliqua vers un autre groupe de sanmajs qui se frayait un passage au travers des ashaans apathiques. À sa tête venait le guerrier sanmaj, le barbu à la cicatrice.
— Ils nous ont défié, Ferran ! attaqua celle qui tenait la vie de Ravik au bout de son arme. Il faut faire un exemple ! Pour Gaël et Domer !
Le regard du guerrier - Ferran - se porta là où gisaient les sanmajs désarmés au début de l'affrontement. Celui neutralisé par Ravik se redressait déjà, une main sur son front légèrement sanguinolant. L'autre était pris en charge par ses compagnons qui venaient de lui verser de l'eau sur le visage.
— Ils en ont vu d'autres ! balaya le guerrier à la cicatrice. Et ça leur servira de leçon. Ils savaient dans quoi ils s'engageaient avec cette expédition. L'aurais-tu oublié, toi ?
— Ferran, ces chiens doivent payer !
— Ne te laisse pas guider par ta haine, Assa ! Ils ont payé le prix pour apprendre !
— En es-tu certain ? Ces deux-là ne sont pas des sans-âmes !
Avec cette lame glacée plaquée contre sa peau, cet acier sur lequel glissait son fluide vital, Ravik ne pouvait même pas déglutir sans risque. Son cœur battait à tout rompre. Du coin de l'œil, il vit qu'Haqim se débattait, fermement maintenu par deux sanmajs. Un troisième lui asséna finalement un coup brutal dans les omoplates.
— À la prochaine tentative de ce genre je trancherais la gorge du coupable dans l'instant, promis Assa.
La dague s'écarta et Ravik sentit qu'on le projetait en avant. Incapables de le soutenir, ses jambes lâchèrent et le jeune homme s'écroula. Face contre terre, une odeur âcre vint heurter ses sens. Il s'était fait dessus. Il porta une main à sa gorge, la plapa en s'attendant presque à trouver une profonde entaille, au lieu de quoi seul un peu de liquide empoissa ses doigts. Sa tête tournait. Il oscilla un instant entre honte et soulagement, puis quelqu'un le saisit par le menton et le força à redresser le visage. Les prunelles grises d'Haqim s'imposèrent à lui, il n'avait jamais son compagnon si inquiet.
Ravik entendit un bruit de tissu qu'on déchire, puis une main vint tamponner sa gorge, non sans rudesse. Ce n'était pas le travail de son ami, mais celui d'une jeune femme agenouillée à leurs côtés. Elle ne prononça pas un mot, tout à son ouvrage.
Le jeune Abelam fronça les sourcils. Où avait-il vu cette fille à la peau d'ébène, aux traits anguleux et aux cheveux crêpus coupés très courts ? Le plastron de la garde porté la replaça finalement : c'était elle qui l'avait averti de l'attaque du sanmaj, au début de l'affrontement.
Ravik tenta d'ouvrir la bouche pour la remercier, mais la garde ashaan l'en découragea en y plaquant une main ferme.
— Reste tranquille ! Ça n'a pas l'air profond, mais on n’est jamais trop prudents avec ce genre d'estafilades.
Haqim se laissa aller à un sourire moqueur, mais l'ecchymose se développant sur sa propre joue gâchait son effet. Leur nouvelle alliée entreprit de nouer un vulgaire morceau de tissu autour du cou de Ravik. Derrière elle, celle à qui le jeune Abelam devait de se trouver dans cet état continuait de le tenir à l'œil, son expression indéchiffrable. Il la reconnu : la danseuse, celle qu'il avait suivi dans la résidence Fel. Une combinaison noire couvrait désormais Assa des pieds à la tête, épousant parfaitement sa silouhette à la fois élancée et athlétique.
Cette traîtresse avait ouvert la porte à ses complices. Elle l'avait roué de coups jusqu'à lui faire perdre conscience. Et elle venait d'essayer de le tuer.
— Assez perdu de temps ! tonna Ferran. On a encore un long chemin à faire !
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