2.4 La compagnie (part 2)

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Ravik attrapa au vol la petite gourde lancée par son compagnon. Il en dévissa le goulot et laissa couler un liquide épais et très sucré dans sa gorge.

— Jus de goyave ? s'étonna-t-il.

— Goyave et ananas, confirma Haqim. Un cadeau de mes nouveaux amis.

Avec une grimace, le jeune Abelam rendit la flasque à son propriétaire, qui la transmit à son tour à Lina. La danseuse but une grande rasade sans cérémonie. Le manque de respect devenait contagieux.

— Les courbettes ne donnent rien, ils se fichent de nous, affirma Ravik.

— Ce jus prouve le contraire, contra Haqim.

Le jeune Abelam lança un regard noir à son vieux compagnon, le décourageant de continuer. Si Haqim commençait lui aussi à contester son autorité, bientôt les danseuses lui donneraient des ordres. Qu'avait-il vu exactement de sa déroute ?

La nuit tombait vite, seuls quelques filets de lumière traversaient encore la voûte. Haqim s'installa aux côtés de son ami, les six jeunes gens se retrouvant en cercle sans point de fixation précis. Il n'y avait nul besoin d'un feu de camp : la galerie conservait une température agréable nuit et jour. Passée de mains en mains, la gourde d'Haqim fut vite vide. Ellen laissa sa part au gamin.

— Bon, alors, elle donne quoi comme résultats ta "nouvelle approche" ? interrogea brusquement la soldate.

— "Seigneur Abelam", corrigea Ravik avec impatience.

— Bien sûr, mes excuses mon seigneur.

Le repentir de la jeune femme ne se communiqua nullement à ses yeux, ce qui n'améliora pas l'humeur du jeune homme.

— Ils vont soigner le vieux Tarkant. Mais je perds clairement mon temps avec eux.

Ellen allait de nouveau ouvrir sa bouche bien trop disserte, mais Haqim la devança :

— J'ai identifié deux-trois sanmajs à la parlotte facile. Pour le moment, ils se comportent comme des champas dès que j'oriente la conversation sur un sujet intéressant. Mais j'ai bon espoir...

L'image fit sourire Ravik. Reptiles du désert pas plus grands que la paume d'une main, la couardise des champas était proverbiale. Ces créatures mystiques s'enfouissaient à une vitesse stupéfiante.

— Donc on ne sait toujours pas où on va et ce qu'ils nous réservent, soupira-t-il cependant.

— Mon papa ne répond toujours pas, mais il y a un moment où il m'a bien regardé ! affirma subitement Piotr.

Tous les regards convergèrent sur le garçonnet et Mina luit sourit affectueusement en caressant ses cheveux. En revanche, la pitié dans le regard d'Ellen ne trompait pas. Le jeune Abelam se contenta de hausser les épaules. Si cela le rendait moins pénible, le gamin pouvait se bercer d'illusions autant qu'il le voulait. Il lui faudrait pourtant accepter la vérité tôt ou tard : son père n'était plus qu'une loque vide de substance.

— J'ai passé la journée avec les... autres ashaans, annonça Ellen avec un regard oblique vers Piotr. Je n'ai remarqué aucun changement.

— Les sanmajs parlent de "sidération" à leur sujet, précisa Haqim. S'ils ne m'ont rien dit de plus, ils comprennent clairement ce qui leur arrive. Ils savent peut-être comment les soigner ? Ou combien de temps ils mettront à redevenir eux-mêmes ?

Le garçonnet leva des yeux pleins d'espoir. Ravik, lui, soupira de dépit. Il regretta pour la centième fois de ne pas avoir les gardes d'élite de la Maison Abelam sous la main. Il devait se contenter de ceux-là, les seuls ashaans à conserver leurs esprits. Les seuls qui ne soient pas devenus des "sans-âmes". Leur seul point commun étant leur jeunesse.

Le silence retomba. Personne ne questionna Mina ou Lina, incapables de s'approcher d'un sanmaj sans défaillir. Une nouvelle journée de passé et ils n'étaient pas plus avancés. Combien de temps leur restait-il ?

— Si vous n'avez rien de plus intéressant, je vais faire un tour tant qu'on y voit à peu près clair, annonça Ravik.

Haqim fit mine de se lever, mais le jeune Abelam le découragea d'un signe de tête. Il avait grand besoin d'être seul.

Aucun sanmaj n'intervint tandis que Ravik s'éloignait du camp. À quoi bon, puisque les captifs n'avaient nulle part où aller ? Un petit promontoire dominait ce tronçon du tunnel, un bloc énorme séparé de la voûte. Parfois, il songeait aux conséquences d'un éboulement intempestif. Mieux valait repousser cette idée.

Pour récompense de sa courte ascension, il s'installa au bord d'un précipice d'une vingtaine de pieds de haut. Les jambes dans le vide, il scruta les ombres mouvantes autour du puits.

Les sans-âmes avaient finis de se restaurer et s'installaient pour la nuit. En ligne parfaitement ordonnée, comme si le terrain était parfaitement régulier. Même perclus de fatigue, lui se tournait et retournait chaque soir dans l'espoir de trouver une position moins inconfortable.

Comment des ashaans pouvaient-ils tomber si bas ? Les sanmajs n'avaient aucun effort à fournir pour les guider. Ils passaient l'essentiel de leur temps à plaisanter entre eux sans prêter attention à leurs captifs.

Au-dessus de lui, il apercevait un bout de lune et un pic solitaire qui perçait un ciel bleu sans éclat. Que n'aurait-il pas donné pour une balade au clair de lune dans le jardin de la Résidence Abelam ? Pour tremper ses pieds dans la fontaine ? Ou même flâner dans la collection d'œuvres d'art de son père ? Les ouvrages les plus assommants de Maître Salvak vendaient du rêve à cet instant. Beaucoup de jeunes de son âge parlaient constamment d'aventure, avec ses peines, ses efforts et toutes ses incertitudes. Lui n'avait jamais aspiré à cela.

Et s'il ne s'était pas rendu à la résidence Fel ? S'il avait plutôt répondu à l'invitation de Jamila ? Le visage délicat de la jeune femme s'invita dans ses pensées. Le parfum enivrant de ses lèvres. Ses courbes délicates, couvertes de chocolat...

— Il y a deux ou trois siècles, il y avait encore de l'eau à la surface, là en bas.

Ravik sursauta, manquant de peu de basculer en avant. Une main se plaqua sur son épaule, le stabilisant.

Il avait commencé à somnoler, avant que cette voix caverneuse ne le prenne pas surprise. Son environnement était encore plus sombre qu'auparavant, il reconnut néanmoins Ferran qui prit place à ses côtés, comme s'il y avait été invité.

Assis, le guerrier conservait une main sur la poignée de son cimeterre. Celui-là restait toujours sur le qui-vive, comme si une menace pouvait surgir instamment dans ce tunnel désert. Cette attitude, quelques vétérans de Del'Ashaan la partageaient. La gestuelle de cet homme rappelait à Ravik celle de Maître Loen. Bien sûr, Ferran n'était qu'un sanmaj.

— Qu'est-ce que tu me veux ? grinça le jeune homme.

— Tu ferais mieux de tenir tes distances.

— De quoi ?

— Ne t'approche pas d'Assa. Crois-moi, ça vaut mieux pour toi.

— Assa ?

Il lui fallut un instant pour se remettre de la surprise.

— Je ne veux rien avoir à faire avec cette Furie ! Tout à l'heure, je ne l'ai pas vu approcher. Sinon...

Ravik ravala ses paroles de justesse, manquant de peu d'avouer la crainte qu'il éprouvait à l'égard de cette étrange jeune femme. Ferran le remarqua, évidemment.

— En tous cas, tu ne manques pas une occasion de la reluquer, fit remarquer le vieux guerrier.

— Certainement pas !

Un sourire s'étira sur les lèvres du sanmaj et Ravik ne put que secouer la tête de dépit. Peut-être regardait-il parfois en direction de la jeune femme, mais qu'y pouvait-il ? Qu'y avait-il d'autre à observer dans cette galerie ? Certes, il ne pouvait nier une beauté certaine à cette démone...

— Tu ne sais rien d'elle, de ce qu'elle a vécu, continua le sanmaj imperturbable. Et je ne serais pas toujours là pour veiller sur toi.

— Veiller sur moi ? cracha Ravik.

Ferran ne bougea pas d'un pouce.

— Tu es combattif, gamin, j'aime ça. Mais il n'y a qu'un pas entre courage et témérité.

Le jeune Abelam se leva, sa sérénité à peine retrouvée déjà envolée. "Gamin" ? Vraiment ?

— C'est tout ? Tu es monté jusqu'ici juste pour me dire ça ?

— Ils sont là, répliqua Ferran imperturbable.

Fronçant les sourcils, Ravik suivit le regard du sanmaj en contrebas et remarqua du mouvement, légèrement à l'écart du camp.

— Qui est-ce ?

— Le groupe avancé, avec les provisions.

Ravik se concentra sur ces ombres qui se détachaient des ténèbres. Deux humains accompagnés par une ou deux créatures mystiques, lui semblait-il.

— Descendons, il est temps de prendre un peu de repos, commenta Ferran en se levant à son tour.

Une créature particulièrement massive avançait avec les nouveaux venus. Finalement, la journée ne serait peut-être pas entièrement perdue.

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