3.1 Jaem (part 2)
La pièce était baignée de lumière. On avait aligné là tant de lampes à huile qu'on se serait cru en plein jour ! Le jeune Abelam n'eut cependant pas le temps de faire le tour des lieux du regard qu'une fragrance exotique le frappait au visage, vite suivie par des bras fins qui se jetèrent autour de son cou.
— Ravik ! Enfin !
Le jeune homme reconnu tout de suite la voix suave de Jamila et céda à l'appel des lèvres pulpeuses de la belle. Cette dernière ne consentit à le laisser respirer qu'au terme d'un long échange. S'écartant à peine, Jamila passa sa main sur la cicatrice qui ornait désormais le visage du jeune homme. Elle fronça ses longs sourcils.
— Au nom de Gaelak, qu'est-ce que ces sauvages ont fait à ton visage ?
— Ce n'était pas les sanmajs mais Belark, laissa échapper Ravik. Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?
— Belark ?
Jamila consentit enfin à s'écarter, révélant Soman Abelam debout devant lui. Son père faisait déjà vieux dans son souvenir, mais il semblait avoir pris dix ans de plus en moins d'un mois. Son visage était empli de rides et ses yeux et sa posture trahissaient une profonde fatigue, pourtant, après un court instant, son regard s'illumina. Il avança droit vers son fils.
— Te revoilà enfin ! salua le patriarche de la Maison Abelam.
— Oui, je suis sauf, Père.
Se redressant de son mieux, Ravik affronta le regard scrutateur de Soman. Il n'y eut nulle étreinte, mais son père finit par hocher la tête d'un air satisfait.
— Que t'est-il arrivé ? reprit précipitamment Jamila. J'ai cru comprendre que c'est l'Ordre qui t’a sauvé...
— Une escadre de l'Ordre, oui, acquiesça Ravik. Le capitaine Orban les accompagnait.
Soman Abelam les interrompit en s'éclaircissant la voix, obligeant les deux jeunes gens à se tourner vers lui.
— Dame Leande, maintenant que vous l'avez vu, peut-être pourriez-vous vous retirer ? Vous aurez tout le temps pour les effusions plus tard, j'en suis sûr.
Si le patriarche ne fit aucun effort pour dissimuler l'agacement qui perçait dans sa voix, Jamila fit preuve d'une retenue admirable. Elle sourit royalement, comme à la réception d'un compliment sur sa tenue - une robe d'un vert très clair particulièrement transparente, soit dit en passant -, puis répondit par une révérence pleine d'élégance.
— Nous nous reverrons très vite, promit-elle à Ravik.
Elle fila ensuite vers la sortie et les gardes refermèrent la porte derrière elle. Soman soupira et regarda derrière Ravik. En se retournant, celui-ci fut étonné de découvrir la présence d'Orban. D'ordinaire, aucun homme en arme n'était autorisé dans cette salle.
— Comment a-t-elle su ? questionna le patriarche Abelam.
— Les gardes à l'entrée de la ville sont les seuls qui puissent avoir informé les Leande, affirma le capitaine. Je me charge d'eux.
— Très bien.
Soman prit alors la direction de son siège, laissant Ravik s'intéresser à un autre individu qui n'avait rien à faire là. Posté à côté du trône, affublé d'une robe d'un blanc éclatant, cet homme sec au regard d'aigle portait un bandeau écarlate sur l'œil droit. Le jeune Abelam le reconnu facilement.
— Votre Sainteté Abendal, c'est bien cela ? C'est... un plaisir de vous revoir, parvint-il à saluer. Je m'étonne que vous soyez encore des nôtres, je croyais...
— Les évènements ont obligé sa Sainteté à repousser son départ pour Al'Qian, expliqua Soman.
Le haut responsable de l'Ordre de la Vérité hocha lentement la tête, adressant à un Ravik un sourire froid.
— J'en suis éminemment navré, mais j'ai le devoir de repousser les effusions pour quelques instants encore, annonça Abendal de sa voix traînante. Vous comprenez, l'affaire est de la plus haute importance. Sa Sainteté Kal Ytyr a été lâchement assassinée et vous êtes un témoin de premier ordre, jeune homme.
— Kal Ytyr ?
Les évènements de la villa Fel lui revinrent lentement à l'esprit. Il avait complètement laissé de côté le fait qu'un Saint ait été tué, ce soir-là.
— Oui, bien sûr. Mais je crains de ne pas pouvoir vous être d'une grande aide. J'ai été assommé avant le début de l'attaque.
— Oui, nos agents nous ont transmis ce témoignage, confirma Abendal. Mais peut-être avez-vous appris quelque chose par après ? Vous avez passé trois semaines dans le désert avec ces hérétiques.
— Le désert ?
Ravik hésita, que pouvait-il dire en présence de cet homme ? Il tourna son regard vers son père dans l'espoir d'y trouver un indice, une marche à suivre, mais Soman se contenta de hocher la tête d'un air absent.
— Votre Sainteté, les sanmajs nous ont mené au travers d'une galerie inconnue, jusqu'à une cité antique qu'ils prétendaient être...
— Le Mausolée de Gaelak, oui, acheva Abendal.
Ravik faillit perdre l'équilibre sous l'effet de la surprise.
— Vous voulez dire qu'ils disaient vrai ?
— Peu importe ce que sont ou ne sont pas ces ruines, affirma le Saint. Elles sont un sujet tabou, leur existence connue uniquement de rares initiés de l'Ordre de la Vérité et des sièges des grandes Maisons. Le capitaine Orban, ici présent, a reçu une autorisation spéciale pour cette mission, à la demande expresse du Duc Abelam.
Orban hocha gravement la tête à l'évocation de son nom, mais ne bougea pas davantage.
— Je dois donc m'engager à ne pas divulguer son existence ? devina Ravik.
— En effet.
Une fois encore, le jeune Abelam chercha l'appui de son père, mais Soman resta sans réaction.
— Je fais le serment sur les grands héros Gaelak et Faëlan de ne jamais faire mention de ce lieu auprès de profanes, déclara alors Ravik sur un ton sollenel.
— Merci, salua Abendal. Maintenant, pourriez-vous répondre à ma question précédente ?
— Je crains de ne pas pouvoir vous en dire plus, votre Sainteté.
Sa déclaration ne sembla pas satisfaire cet Abendal. Toutefois, avant que ce dernier n'ait pu rouvrir la bouche, Soman se décida à se relever.
— Puisqu'il dit ne rien savoir, je pense que le sujet peut être clos ? déclara le patriarche Abelam.
Grimaçant, Abendal hocha gravement la tête et recula d'un pas. Le regard de Soman revint sur son fils.
— Qu'est-il advenu du jeune Doran ?
Cette question fit à Ravik l'effet d'un coup de poignard.
— Il est mort en me protégeant, déclara-t-il lentement.
Soman hocha la tête.
— Dommage, fort dommage oui, c'était un bon garçon. Et les créatures mystiques emportées par les sanmajs, qu'est-il advenu d'elles ? De Belark ?
— Certaines ont été tuées durant l'affrontement dans le... La cité en ruine. D'autres sont parties avec les sanmajs qui ont réussi à fuir. Belark s'est... laissé capturer.
— Laissé capturer, tu dis ?
— Vous connaissez Belark, Père. S'il avait voulu s'enfuir, aucun dévôts de la Vérité n'aurait pu l'en empêcher. Il s'est laissé faire.
Abendal piétina un instant, mais n'émit aucun commentaire. Soman, quant à lui, hocha tranquillement la tête.
— Voilà un mystère à ajouter à la liste, commenta le chef de la Maison Abelam.
— Vous devez lui demander, intervint Abendal.
— Me demander quoi ? riposta Ravik.
Un peu de colère avait peut-être jaillit dans sa voix cette fois. Il rendit son regard scrutateur à cet homme dont il supportait de moins en moins la présence aux côtés du trône familial.
— Es-tu toujours lié à Belark, Ravik ? questionna soudainement Soman.
Revenant sur son père, le jeune homme baissa les yeux.
— Les sanmajs avaient avec eux des dagues taillées dans un métal, ou peut-être une pierre noire...
— Continue, l'encouragea son père.
— Il s'en sont servis contre les gemmes d'âmes des créatures mystiques présentes à la villa Fel. Ils ont détruit celle de Belark, la mienne...
L'expression de Soman ne changea pas, pourtant Ravik sentit que quelque chose venait de se passer.
— Qu'est-ce que cela signifie ? lança le jeune homme. Les gemmes d'âmes sont prétendues indestructibles, comment est-ce possible ? Que dois-je faire pour m'en créer une nouvelle ?
Cette fois, son regard dériva vers Abendal. L'Ordre de la Vérité gardait jalousement tout le savoir sur les gemmes. Mais le Saint ne répondit pas. Il se contenta de tourner son regard vers le patriarche Abelam, il semblait attendre quelque chose.
— C'est impossible, lâcha Soman d'une voix fatiguée.
— Quoi ?
— Il est impossible de réparer ce qui n'existe plus. En brisant ta gemme d'âme, les sanmajs ont brisé l'étincelle mystique qui brûlait en toi.
Les mots de Soman tombèrent comme une douche froide. Ravik regarda son père, puis le Saint, sans comprendre.
— Cela signifie veut dire que je ne pourrais jamais établir de nouveau lien ?
— Cela signifie que tu n'es plus un ashaan, corrigea Soman.
Cette fois, sa voix semblait vraiment brisée. Pourtant, le patriarche Abelam se reprit vite, ses yeux s'emplirent de sa fermeté coutumière lorsqu'il les reposa sur son fils.
— Gardes ! tonna le maître de la Maison Abelam.
Aussitôt, les gardes restés à l'extérieur de la pièce s'invitèrent, leurs hallebardes brandies à deux mains, leurs yeux scrutant le moindre espace sombre de la pièce à la recherche d'un danger.
— Qu'est-ce que... commença Ravik.
— Arrêtez cet homme ! ordonna Soman en désignant son fils.
— Mais... Père !
Ravik fit un pas en avant, mais Orban fut plus vif. Il lui attrapa le bras et le tordit de manière à le forcer à mettre un genou à terre.
— Père ! insista Ravik.
— Tu n'es pas mon fils, s'exclama Soman Abelam. Mon Ravik a perdu la vie dans le désert. Tu n'es qu'un imposteur qui a tenté de prendre sa place, de tous nous tromper ! Un esclave, un esclave qui répond au nom de Jaem !
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