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Je lève le nez du dossier que je suis en train d’étudier au premier coup sur la vitre. Encore une qui vient se plaindre !
Ils sont tous comme ça quand ils arrivent. Enervés, aigris, excédés. Au début, ils patientent et au bout d’un moment, ils viennent me voir. Je sais ce qu’elle va me dire : et je ne me rends pas compte ! Et elle n’a rien à faire là ! Et c’est inacceptable !
Tous les mêmes...
Non, mais regardez-moi cette folle... Avec ses escarpins à talons et son petit trench, elle devait tout juste sortir du bureau. Son brushing était probablement impeccable, avant... Mais là, elle est toute décoiffée. Une mine cadavérique. Je me demande ce qui lui est arrivé.
Je vais la laisser poireauter un peu devant l’hygiaphone pour qu’elle se calme. Heureusement, mon bureau est protégé contre eux. La vitre jaunâtre est incassable. Si je le veux, je ne les entends pas. C’est mieux. Et en même temps, je m’ennuie à mourir derrière mon guichet.
J’avais demandé à avoir un peu de musique pour passer le temps. Ils m’ont collé une mélodie d’ascenseur, un truc genre « the girl of ipanema », joué au saxo, qui passe en boucle. Très vite, j’ai essayé d’éteindre le poste. Mais quand ils font un truc ici, c’est définitif. Pas d’obsolescence programmée, pas de retour possible... Le moindre crayon de papier est fabriqué pour durer !!! Alors ça fait une éternité que je me paie ce foutu bruit de fond. A force, je ne l’entends plus. Mais c’est mortel...
Bon. La folle commence à pleunicher... Je finis par ouvrir l’hygiaphone.
- Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
- C’est inadmissible ! Vous croyez que je n’ai que ça à faire et que ...
- Oui. Vous n’avez que ça à faire.
- Non, mais vous rigolez ? Je suis attendue à...
- C’est vrai. Vous êtes attendue. Mais pas tout de suite.
- Mais laissez-moi finir mes phrases !! Qu’est-ce que ça signifie ?
Elle se met à cogner sur l’hygiaphone comme une hystérique. Je reste toujours calme, ça les déstabilise. En général, ils ne comprennent rien à ce que je raconte, alors je ne me fatigue pas à leur expliquer. Je me contente de dire :
- Ecoutez. Ce n’est pas compliqué... Tous ces gens que vous voyez assis sont là pour la même chose que vous. Ils attendent tranquillement leur tour. Alors, ma p’tite dame, vous allez vous chercher une place pour patienter. Mais d’abord, vous voyez la borne là-bas... Allez prendre un numéro. On vous appelera.
Comme les autres, elle monte sur ses grands chevaux.
- Je refuse qu’on me traite de cette manière ! Vous vous croyez à l’abri derrière cette vitre... J’attends depuis des heures ! Je vais vous faire virer, vous allez voir ça... J’exige de voir votre supérieur.
Et voilà ! Encore une qui veut voir mon supérieur !!! Ils sont tous les mêmes... Quand ils comprennent, ils se dégonflent vite. Mais en attendant, c’est moi qu’on vient ennuyer.
- Il n’est pas disponible, mon... supérieur. Votre tour viendra. Mais pour voir l’un d’eux...
- Comment ça, l’un d’eux ?
- Oui, j’ai deux patrons. Il y en a un de ce côté...
La bourgeoise se retourne, suivant la direction que j’indique. Ses yeux s’écarquillent quand elle aperçoit la porte noire. C’est vrai qu’elle est impressionnante, en ébène, sculptée de gargouilles grimaçantes tout autour de l’huis comme des gardiens lugubres. On dirait des macaques avec des dents très pointues. Ca me fait froid dans le dos... J’ai toujours l’impression que ces sales bestioles me surveillent. Et je n’ai pas intérêt à déplaire au patron. Ce n’est pas un marrant ! En cas de faux-pas, ce serait l’enfer !
Apparemment, ça a aussi refroidi l’hystérique. Un peu inquiète, elle se tourne à nouveau vers moi et me demande, en pointant son doigt vers la porte noire :
- Vos deux patrons sont ici ?
- Non, l’autre est là-bas, mais il est nettement moins disponible...
De l’autre côté de la salle d’attente, elle a repéré la porte simple, en marbre blanc, toute lisse, sans fioriture. Je lui explique :
- Tout le monde préfère aller le voir, lui. Alors, ça se bouscule un peu à sa porte. Oh ! C’est très sélectif, vous savez. D’où l’importance d’arriver avec un dossier parfait... Sinon, il faut attendre qu’on vous reçoive. C’est juste une question de patience. Prenez votre numéro, allez vous asseoir. On vous appelera.
La bourgeoise fait une grimace et s’éloigne, les épaules tombantes, découragée. Je la suis des yeux jusqu’à la machine. Elle appuie sans conviction sur le gros bouton rouge, observe le billet avec son numéro qui sort d’une fente et le prend de ses doigts parfaitement manucurés. C’est à ce moment-là que je constate la torsion anormale de son auriculaire. Ca a dû faire mal...
Elle cherche une chaise vide dans la salle d’attente. Je la vois tourner longuement, ses talons raclant le lino beige sale. Il faudrait vraiment qu’ils refassent la déco ! Rien n’a changé depuis une éternité... Les murs nus ont pris une teinte grisâtre. C’est moche.
La bonne femme trouve finalement une place dans un petit recoin, pas très loin de moi. Elle s’installe sur une moitié de fesse, les genoux bien serrés, l’air pincé comme si elle sentait une très mauvaise odeur. C’est vrai, ça sent un peu le chou.
Alors que je venais de valider le dossier suivant sur l’antiquité qui me sert d’ordinateur, on frappe doucement sur la vitre. C’est encore la femme au trench.
- Oui, quoi encore ?
- Dites, votre clim’ est en panne ou quoi ? Il fait une chaleur à crever ici !
Soudain, on entend les notes violentes d’un orgue briser le silence. La p’tite dame sursaute et regarde derrière elle. Un panneau lumineux, de l’autre côté, indique 1708. La musique est assourdissante...Un voyant rouge se met à clignoter au-dessus de la porte noire.
Le n°1708, un gars en collants et culotte bouffante, se lève d’un bond. Les deux vantaux noirs, gigantesques, s’ouvrent simultanément et la température monte d’un seul coup, jusqu’à ce que l’air devienne brûlant comme une forge. Le type avance d’un pas décidé et s’engouffre dans le nuage sombre qui se dégage de l’ouverture. La porte se referme brutalement, dans un bruit sec. Silence. Le patron a toujours adoré le spectaculaire...
De l’autre côté de la vitre, la bourgeoise est pâle comme la mort.
- Excusez-moi. J’aurais besoin de quelques informations... Pourquoi il avait l’air si heureux ?
- Bah, ça fait un moment qu’il attend... Il devait en avoir marre, à force.
- Pourquoi ? Ca faisait longtemps qu’il était là ?
- Attendez, je regarde. J’ai encore le dossier sous les yeux... Alors. Voyons voir... Ah ! Oui... Date d’admission : 30 novembre 1522.
Là, ma bourgeoise se décompose...
- Mais, c’est impossible ! Ca fait des siècles !!!
- Eh bien, si ! C’est possible ! Qu’est-ce que vous imaginez ? Je suis tout seul à faire ce sale boulot. Croyez-vous qu’on pourrait me trouver un collaborateur ? Non ! Réduction budgetaire, coupe des effectifs... C’est partout pareil ! Avant, on était trois dans le service, et de toute façon, tout le monde était pris par la porte noire. Maintenant, je dois étudier seul chaque dossier...
- Mais je dois rester là pendant combien de temps ?
- Je ne sais pas... Je traite les dossiers un par un, dans l’ordre d’arrivée. Vous avez tiré quel numéro ?
- 18779654.
- Ah ! Ça risque d’être un peu long...
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