Chapitre 5 - Avant la bataille
Bien avant le chant du coq, le village de Sillans se réveilla. Après une nuit trop courte et un petit déjeuner plus que frugal, la petite troupe des Martinérois, se préparaient à une autre journée de marche : moins longue que la veille, puisque la préfecture était à cinq lieux environ. Le chef du groupe qui était aussi le doyen ne pouvait pas se lever ce matin, il était cloué au sol par une jambe enflée et douloureuse. Victorin prit naturellement la tête du détachement, il était inquiet de l’état de son père, mais ne voulait pas le montrer. Il finit par dégotter une mule et un charreton, il n’était pas question de laisser Jean-Baptiste derrière eux. Finalement alors qu’ils se mettaient enfin en route, l’ordre du jour fut changé. Ce n’était plus à Draguignan qu’ils devaient se rendre, mais à Salernes, un gros bourg à une lieue de là, Duteil et ses légions y avaient passé la nuit. La petite ville devait son opulence à ses carrières d’argile de qualité supérieure. L’industrieuse capitale de la tomette affinait également une huile d’olive au goût incomparable. Salernes s’étalait dans sa cuvette, véritable fourmilière, tout un peuple en armes y avait campé. Quel joyeux capharnaüm c’était ! bruyant et coloré comme un jour de marché. Une sentinelle arrêta l’équipée à l’entrée de la rue principale. Seul le chef pouvait passer. Un gradé, un instituteur probablement, accompagna Victorin chez le citoyen Cotte, un riche salernois. Dans cette demeure cossue, le général Camille Duteil trônait au milieu de son état-major : Arrambide, Campdoras, Giraud, Constant, Alter, Guichard… La moustache gauloise, le sabre à la ceinture, il pérorait tel un conquérant, devant un parterre de beaux messieurs, un verre de liqueur dans son poing ganté de soie. Il devait avoir les mains fines et douces, des doigts d’intellectuel qui n’avaient jamais touché d’outil. Son oncle et son père adoraient ce personnage. Victorin s’en méfiait ! D’emblée, il n’aima pas ses airs hautains de gandin pédant. Pour lui, cet homme n’était qu’un journaliste qui parlait bien, rien de plus. Il en était certain. Un jour, les ouvriers et les paysans se réveilleront. Ce jour-là, le peuple se passera de l’avis des notables. Que de beaux messieurs en habit leur montrent quel chemin ils devraient prendre, cela sera facile tant que les masses laborieuses n’auront aucune instruction. Mais pour l’heure, il devait respecter les choix et les idées de ses ainés. C’est Pierre Arrambide finalement qui le reçut. Victorin avait du mal à comprendre l’accent rocailleux du Pyrénéen. Il s’avança, essaya un garde-à-vous et se présenta. — Citoyen Victorin Icart de Saint-Martin. — Bien, Icart, attendons le départ du général Camille Duteil. Ensuite nous nous dirigerons vers Tourtour. Répondit Arrambides. Je suis responsable de l’arrière-garde. Nous protégerons les flancs de notre belle armée. Repos Icart ! L’ordre de se rendre à Tourtour plaisait à Victorin, le lieu, étant peu éloigné, ils pourraient prendre le temps d’y aller. Ainsi ils ménageraient les forces du père qu’il n’avait jamais vu alité. Même le dimanche, il était debout avant tout le monde. Il était vrai que la veille, ils avaient beaucoup marché. Jean-Baptiste n’étant plus tout jeune, cela l’avait sûrement fatigué. Il en était certain, demain, leur chef sera rétabli. Salerne se vidait enfin. La ville redevenait la bourgade endormie ou jamais rien ne se passait. La grande armée des paysans varois, telle une nuée de criquets, s’abattant sur les récoltes laissait la terre nue et les réserves pillées. Mais elle avait eu sa gloire, le temps d’une nuit ou deux, elle avait été la capitale éphémère des Montagnards varois. Duteil général de fortune, adorait les parades, flanqué de Spahi, son aide de camp improvisé il jouait les stratèges. Il était fier de sa légion, de cet immense troupeau. Tous ces braves défilaient au pas, comme de vrais militaires. Ils étaient tous là, les bouchonniers de Collobriéres, les marins de Saint-Tropez, les ouvriers de l’arsenal de Toulon, les maraîchers de Solliés, les vignerons de Gonfaron… Ils partaient au combat la fleur au fusil, mal armés, pauvrement chaussés, mais pleins de courage d’entrain et d’espérance. Ils n’allaient pas changer le monde, ils ne voyaient pas aussi loin, ils étaient juste maitres de leur destin. Seuls dans leur coin, Campdoras était à leur tête, quelques chefs doutaient de la stratégie de ce Caesar de pacotille. Draguignan était à portée de main, a l’est. À midi, on pourrait y être. Alors pourquoi prenait-on la direction d’Aups, au nord du département ? Il avait pourtant été dit qu’on fusillerait le préfet du Var avant de rejoindre les amis bas-alpins. Duteil avait-il changé d’avis une nouvelle fois ? Campdoras, lui ne pouvait que se taire, à Brignoles déjà on lui avait proposé le commandement, il l’avait refusé. Il espérait ne pas le regretter par la suite. * À Tourtour, le moral était au beau fixe malgré le froid mordant et la bataille imminente. JeanThomas, assis par terre et adossé à un muret de pierres sèches, avait relu pour la énième fois la lettre d’Auguste-César. Il la connaissait déjà presque par cœur et imaginait les lieux que son frère énumérait. La Californie, l’océan Pacifique, les Indiens et les rivières charriant des tonnes d’or… qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Plongé dans ses pensées, il n’avait pas entendu Victorin arriver. Ce dernier souriait, complice. Il lui ébouriffa les cheveux. Jean-Thomas ne s’était jamais senti proche de lui, il le trouvait un peu trop rugueux et fermé, trop terre à terre. Il était trop semblable à leur père. Il le comprenait maintenant : la disparition d’Augustin avait dû être une terrible blessure. Ce soir, pour la première fois depuis très longtemps, Jean-Thomas était en compagnie d’un Victorin fraternel. Assis dans le thym, les jambes recouvertes d’une vieille veste, ils profitaient des derniers rayons de chaleur et du moment présent, sereins. Ils ne savaient pas ce qui arriverait le lendemain, mais cela n’avait pas d’importance à cet instant. Ils discutaient de tout, et surtout d’Auguste-César. Les deux frères se demandaient où pouvait bien se trouver le troisième en ce moment même. Était-il toujours en mer ? Avait-il accosté sur cette terre qu’il nommait dans sa lettre, Yerba Buena ? Où étaient ces lieux qu’il décrivait, la Californie, le Sierra Nevada ? Jean-Thomas doutait. Pourrait-il honorer la promesse qu’il avait faite à sa mère ? Cette incertitude le taraudait. Son frère lui conseillait de ne pas trop s’inquiéter de cela. Il aurait dans sa vie d’autres soucis bien plus graves à régler ! Petit à petit, la conversation glissa sur l’existence d’Auguste-César avant son départ. Jean-Thomas ouvrit grand ses oreilles, curieux, c’était le moment d’en apprendre plus sur ce frère qu’il croyait connaître. — Tu ne sais pas grand-chose d’Auguste, souffla Victorin. Il n’était pas, il n’est pas plutôt ! Se rattrapa-t-il maladroitement. Il n’est pas qu’un garçon rêveur, c’est aussi un fameux pistachier, toutes les filles étaient amoureuses de lui. Il paraît que son regard en rendait fou plus d’une. Les rumeurs disaient qu’il s’amusait avec des femmes mariées. Cela n’est pas mon affaire, je n’ai jamais voulu savoir, cracha-t-il, il était fiancé à Aurélie ! Sur ces mots, sa voix se brisa légèrement. Jean-Thomas se rappelait qu’Aurélie avait été la promise d’Auguste-César avant d’être la compagne de Victorin. À présent il comprenait mieux l’animosité de son frère envers leur ainé. Pourquoi avait-il abandonné une femme si aimante et gentille ? JeanThomas ne gardait que de beaux souvenirs de sa belle-sœur. Son décès avait profondément marqué leur famille. Elle était morte du choléra l’année dernière comme de nombreuses autres personnes de Saint-Martin. — Aurélie, reprit Victorin, était en miettes. Le départ de cet imbécile l’avait brisée. J’ai dû la consoler. J’ai été content de le faire, même si j’aurais préféré qu’elle ne subisse pas cela. Elle ne méritait pas ça, Auguste-César n’avait pas tous les droits, cracha-t-il. Elle a été bien plus heureuse avec moi. Je n’étais pas son premier choix, mais je suis certain qu’elle m’a aimé. Elle me manque cruellement. Alors, qu’Auguste trouve son bonheur autre part ou qu’il ne le rencontre jamais, cela ne me concerne pas. Ce qu’il n’a pas jugé suffisant m’a comblé au-delà de mes besoins. À ta place, je n’irais pas le chercher. Qu’il y reste en Californie, nous vivons bien mieux sans lui. Le silence remplit l’air après cette tirade. Jean-Thomas se taisait, sous le choc. C’était donc lui, l’Auguste-César dont il gardait de si beaux souvenirs. Cet aventurier jouait avec le cœur des femmes avant de les abandonner au bord de sa route ! Il avait la nausée rien qu’à y penser. Il ne savait plus s’il voulait le retrouver malgré le serment fait à sa mère. Peut-être était-il mieux là-bas ? Loin de sa famille et du village trop exigu pour ses envies de grandeur. Son esprit était partagé entre colère et tristesse, celle de dire adieu à l’image si joyeuse qu’il avait d’Auguste. À l’évidence, ce n’était que chimères, un portrait déformé par la candeur de l’enfance. Victorin vit le désarroi sur le visage de son cadet et lui apporta son soutien à sa façon. — Demain, fait attention à toi mon petit Thomas. J’ai fait une promesse à maman, moi aussi : je lui ai juré qu’on rentrerait tous les trois à Saint-Martin. Elle a besoin de nous, même si Auguste-César a fui, elle sait que nous sommes là et c’est tout ce qui compte. Il était rare que son frère l’appelle Thomas, releva-t-il silencieusement avec joie. Cette soirée les avait vraiment rapprochés, ils n’avaient jamais autant échangé. Le soleil s’était couché, ils se levèrent pour rejoindre leur père, en grande conversation avec Arrambide. Jean-Thomas se sentait heureux. Il avait l’impression d’enfin devenir un adulte et d’être considéré comme un homme. — C’est le bon moment pour lui lire la lettre, tu ne crois pas ? suggéra-t-il. Le visage de Victorin se ferma. — Je pensais avoir été clair hier, pourtant. La marche l’a fatigué, il n’est plus tout jeune. Il avait mal à la jambe ce matin. Nous aurons tout le loisir d’en parler, quand nous serons revenus à la maison. D’abord, le temps du combat, celui des conciliabules vient après. Il ne faut pas tout mélanger. Victorin s’éloigna. Il rejoignit les chefs qui conversaient entre eux. Jean-Thomas en était sûr maintenant : un jour, Victorin serait le patriarche. Il cheminait sur les pas de son père, son héros.
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