Chapitre 22 - Thé noir et marmelade d’oranges amères

10 minutes de lecture

Abigaël allait enfin pouvoir se coucher, elle tenait à peine debout.

Derrière elle, Maureen se raclait la gorge. Maintenant qu’elles étaient seules, elle pourrait causer, lui dire, ce qu’elle avait sur le cœur. Elle savait qu’elle allait faire mal, mais elle n’avait plus le choix. Elle prit une grande goulée d’air et se lança !

— Ma tante ! Je ne te remercierai jamais assez de ce que tu as fait pour moi ! Avec Murray, vous avez été des parents de substitution formidables. Que serais-je devenue sans vous ? Je serais probablement morte, à l’heure qu’il est.

Elle se déroba quand cette dernière essayât de la serrer dans ses bras, elle n’avait pas fini de parler et avait besoin de tout son courage pour continuer

— Mais même si tu m’as toujours considérée comme ta fille, tu n’as jamais été ma mère. Il est temps pour moi désormais d’aller retrouver mes compatriotes irlandais, je suis désolée, je ne suis pas une Anglaise, je ne l’ai jamais été. J’ai réfléchi dans la montagne ; avec ou sans ton accord, j’irais bientôt à Gêne, embarquer pour l’Amérique. Mes parents sont-ils encore de ce monde-là ? Pourquoi, avez-vous tenté de me dissimuler la vérité ? J’avais le droit de savoir pour ce naufrage ! Si Murray avait caché cette lettre dans ce livre, c’est qu’il espérait que je l’apprenne, il me connaissait, j’avais constamment le nez dans ses bouquins. Il ne devait pas avoir le courage de t’affronter. Il fuyait toujours Murray, la maladie, la vérité, il louvoyait, mais s’il n’avait voulu que je sache, il n’aurait pas déposé ce papier à cet endroit. Il avait tant peur de toi ?

Abigaël accusait le coup. Elle s’affaissa plus qu’elle ne s’assit sur le sofa le plus proche, le visage baigné de larmes. Que croyait-elle ? Elle s’était bercée de tant d’illusions. Maureen n’avait pas tort ! Courageusement elle s’appuya sur l’accoudoir du canapé et se redressa un peu. Elle se moucha, bruyamment, et répondit, enfin !

— Oui, Maureen, tu as raison ! Jamais je ne pourrais te retenir contre ton gré. Je faisais taire Murray autrefois quand il disait qu’un jour tu partirais, Murray, mon ange, tu me manques ! Je pleure ma très chère Maureen, car c’est dur pour moi. Il aurait fallu que je t’annonce la vérité, je le sais bien, j’avais peur de te perdre. La nature m’a donné un mari aimant. Elle n’a pas voulu que j’aie des enfants. Excuse-moi encore, tu es arrivé par ce bateau, je t’ai vue, chétive, malade, j’ai prié nuit et jour pour que tu vives. Quand ta fièvre est tombée, nous avons cru que le seigneur dans sa grande mansuétude nous avait enfin envoyé la fille que nous avions tant désirée.

— Mais, je ne suis pas ton enfant, je ne l’ai jamais été.

— Je comprends que tu sois furieuse. J’attends toujours le rapport du cabinet de détective privé que Murray avait dépêché en Amérique. L’armateur ne nous a jamais communiqué la liste des disparus. Je ne voulais pas te donner de faux espoir !

— Mais c’était à moi de choisir, c’est ma vie. Tu n’avais pas à décider à ma place ! — Écoute, la nuit est foutue ! Je vais nous faire du thé, bien noir, on va en avoir besoin. Une chose est sûre, j’ai des torts, mais je t’aime comme ma fille ! Maureen fougueuse et rebelle la coupa : — Mais tu ne l’es pas ? Combien de fois devrais-je te le dire, tu ne le seras jamais ! Si toi et Murray vous n’avez jamais pu avoir d’enfant, ce n’est pas mon problème. J’en avais, des parents, ou j’en ai : ils se prénomment Padraig et Alaina. Je ne laperai pas ton British tea, servi dans des tasses Wedgwood du Staffordshire comme le yorkshisre des Johnson. Je préférerai du chocolat chaud. Je le boirai dans les mêmes tasses que les paysans d’ici. Je suis encore une Irlandaise moi, je ne l’ai pas oublié. Abigaël acceptait la colère de Maureen. Mieux, elle la comprenait. Mais elle n’allait pas endurer tous ses écarts de langage Ad Vitam Aeternam. Il fallait qu’elle le lui dise, calmement, sans jeter de l’huile sur le feu. — Bon, ma nièce, j’ai saisi que je n’étais que ta tante, mais je dois te rappeler deux ou trois faits, au cas où tu les aurais perdus de vue. Nous t’avons soigné, nourris comme si tu étais notre fille pendant des années. J’accepte tes provocations, car j’ai bien compris que tu étais toujours en colère, mais sache que je ne les tolérerais pas longtemps. Je consomme du thé comme une Anglaise et je n’ai pas oublié que je suis Irlandaise de naissance. Elle se radoucit et continua : — Bientôt nous irons en Amérique toi et moi, je vais corriger mes erreurs, je te le promets. Mais avant cela, avant même d’aller préparer les boissons, j’ai une autre missive à te faire lire. — Quoi ? Mais ça ne s’arrêtera donc jamais ! Que me caches-tu encore ? Tu voudrais que je te respecte, que je te pardonne. — Il s’agit d’une lettre de ton frère Sean, je l’ai reçue quelque temps après la découverte du naufrage du King William III, elle contient des compléments d’information. Nous allons nous rafraichir les idées et le gosier, ensuite nous la lirons ensemble. — Ce n’est pas la peine d’insister, je désire être seule. De toute façon tu dois déjà la connaître par cœur. Je verrais si je pourrais oublier tout ça un jour. Je vais dans le petit jardin. On y respire mieux à l’air libre, presque aussi bien que sur le mont Calvo. * Maureen avait déplacé sa chaise en osier à l’extérieur. Là, entre les bigaradiers et les cédratiers, elle était à son aise ! Les odeurs d’agrumes provenant du verger l’enivraient ! Dire ! Qu’elle voulait quitter ce paradis, quelle tristesse ! Avec les oranges amères, les mandarines du jardin, et les citrons de Menton, sa tante confectionnait une marmelade divine. L’âcre et le sucré étaient délicatement dosés, c’était vraiment un régal. Généralement, la généreuse coupelle, posée nonchalamment sur la table du petit déjeuner, ne durait pas bien longtemps. Maureen s’ébroua, s’enroula dans une couverture, fit le vide autour d’elle et à la lueur d’une lampe à huile, entreprit la lecture de la lettre de son frère. « Très chère petite sœur, je ne sais si tu te souviens de moi, tu étais si jeune quand le paternel m’a banni, chassé. J’ai connu de forts chagrins et de cruelles désillusions. J’étais à Boston le jour où Le Pedro Suarez, le bateau qui avait secouru le King William III venait d’accoster. Malheureusement je n’ai pas pu m’approcher du quai où le vaisseau était amarré, je n’ai qu’aperçu de loin une myriade d’émigrants se déversant dans les rues de la ville. Je n’ai pas pu voir si mère père et le reste de la famille étaient là ou si les flots amers et glacials de l’océan les avaient emportés. Les autorités portuaires n’ont pas l’information, l’armateur a simplement refusé de me recevoir. Je pense que tous les passagers n’étaient pas enregistrés correctement et que le bateau était surchargé. Il a menacé, devant mes insistantes questions, de m’envoyer la police. Ces gens-là ont tous les pouvoirs. Ici, comme à Londres ou à Galway, Un Irlandais n’est rien ! Il y a des dockers qui en crânant te jettent à la figure : un papiste à la mer, c’est une bouche inutile de moins à nourrir. Crois-moi, il y a des jours ou l’envie de trouer des ventres me taraude. J’avais reçu, juste avant le naufrage, une missive, dictée probablement par Mother à un prêtre. Le paternel ne doit toujours pas savoir écrire. Il n’a pas eu ma chance. Son analphabétisme est sûrement la cause de son obscurantisme, il m’a interdit, lui l’homme fort fier et droit, de m’approcher d’eux, quand ils seront dans le Nouveau Monde. Plaise à Dieu ! Enfin s’il existe, qu’ils y soient arrivés. Il me défend, tu m’entends, à moi le perverti, de polluer sa famille. Moi qui n’en fais plus partie, puisqu’il m’en a banni, comme un vieux patriarche d’autrefois. Tu dois me trouver bien amer. Je ne t’ennuie plus avec ces histoires qui ne te concernent pas. S’ils sont en Amérique, ils y seront soutenus. Les catholiques d’Erin sont si nombreux et si bien organisés maintenant. Tant que nous n’avons aucune certitude sur leur sort, nous avons le devoir de les considérer comme encore vivants. S’ils sont en Amérique, ils seront sûrement accueillis par des amis. New York, Boston, Baltimore, Philadelphie la Diaspora est très soudée, cadenassée par des prêtres fidèles à Rome. Elle fait peur aux gens du cru qui sont restés protestants. L’ostracisme anti-catholique est très présent dans cet État, presque autant qu’à Londres ou Liverpool. Même si j’ai été chassé de ma communauté pour coutumes déviantes, je suis toujours un sale irlandais. Je suis donc un double paria, je ne me sens plus à ma place dans ce pays trop civilisé, dans cette société aux préjugés d’un autre âge. Malgré leur guerre d’indépendance, les Américains sont demeurés de stupides Anglais. Ils pensent et agissent encore comme des puritains du vieux monde. Il est vrai qu’ils descendent presque tous des premiers colons, du Mayflower’s. Il y a peu, ils brulaient toujours de jeunes vierges pour fait de sorcellerie. Devine ce qu’ils devaient faire à des gens pareil à moi lorsqu’ils en trouvaient, je n’ose pas imaginer. Maureen, tu auras des centaines d’endroits où aller si tu décides de quitter cette vieille Europe qui n’a plus rien à nous offrir. Tu n’y seras pas dépaysée. Dana que j’ai vue et qui a été séparée des parents pendant le naufrage de leur bateau pleure leur disparition, persuadée qu’ils sont allés rejoindre le créateur. Elle t’écrira, elle aussi. Elle est prête à t’accueillir. À nous trois, nous sommes peut-être, sans doute, les seuls survivants de cette grande famille dont je ne voudrais pas citer le nom de peur d’en salir la réputation. Quant à moi, n’essaie pas de me contacter, je pars à l’autre bout de cet immense pays, dans une terre de cocagne aux hautes montagnes et aux forêts giboyeuse, ce doit être le paradis à condition de conserver ses cheveux, car les sauvages locaux adorent arborer les tignasses des blancs à leur ceinture, ils appellent ça des scalps. Celui qui en a le plus est considéré comme un héros. Mais au bord de la Willamette, des champs d’une rare fertilité dorment depuis toujours. Bienheureux sera celui qui les cultivera. Là-bas, j’ose l’espérer, la mentalité des pionniers doit être différente. Nous reverrons-nous ? Je n’ai de toi que des images d’une petite fille courant pieds nus dans les landes fleuries… Malgré le fait que tu dois avoir beaucoup changé, je suis certain de pouvoir te reconnaître le jour où enfin tu seras devant moi ! Je donnerais de mes nouvelles à Dana quand je serai installé. Mais ces contrées sont si lointaines ! Il me faudra presque une année pour m’y rendre ! Je t’embrasse, petite sœur, prend soin de toi. Sean. PS : Voici l’adresse de Dana, Quartier de Five points à New York, Angle Cross Street, Mulburry Street ! Chez la veuve Flaherty ! Je dois tout de même te prévenir, le quartier où habite ta sœur n’est pas le coin le mieux fréquenté de la ville, c’est le Burroughts des pauvres, des Irlandais et des Africains ! » Il avait une belle plume, sans être un érudit, on sentait qu’il avait une éducation. Non, elle avait du mal à se le rappeler ce frère dont personne ne voulait jamais parler dans la famille. Elle ne saisissait pas vraiment ce qu’on lui reprochait. Elle demandera à sa tante, qui devait connaître ce mot, elle ! Maintenant qu’elle s’était calmée, elle comprenait qu’elle avait encore besoin de cette femme. Qu’elle ne pouvait partir au bout du monde sans le pécule de la veuve Murray ! L’Orégon, une contrée que se déchiraient Russes, Anglais et Américains, elle pensait la situer, sur une carte. Elle devinait que c’était loin, très loin des grandes villes de la côte Est, là où devraient être ses parents et Dana. Son oncle fin lettré, lui avait depuis longtemps ouvert sa bibliothèque, les atlas n’avaient pas de secrets pour elle, mais elle pressentait cet Orégon dangereux infesté d’Indiens sanguinaires de fauves et de serpents. Par contre, elle ne savait que penser du naufrage du King William III. Quand elle l’avait vue appareiller de Liverpool, quelques années plus tôt, elle avait été confiante. Elle ne pouvait pas admettre que ce qu’elle avait de plus cher au monde, reposait au fond des océans. Elle en était certaine en fait, si ses proches avaient disparu, Cathy, son ange gardien, le lui aurait signifié dans un rêve. Si elle ne l’avait pas fait, c’est qu’ils étaient en vie quelque part. Il lui fallait vraiment y aller là-bas ! Sa tante sommeillait dans un rocking-chair, celui où Murray avait passé le plus clair de son temps, les derniers mois de son existence. Maureen regarda dormir celle qui se prenait pour sa mère. Elle était encore en colère contre elle, mais elle en avait conscience maintenant qu’elle s’était calmée. Sans elle, sans son oncle, elle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Que serait-elle devenue, si les meilleurs docteurs du Merseyside ne s’étaient pas relayés à son chevet, quand elle avait attrapé cette foutue fièvre quarte ? Elle n’aurait pas étudié, ne saurait ni lire ni écrire, elle regarda, un sourire aux lèvres, cette femme qu’elle aimait au fond de son cœur. Elle remonta le plaid sur ses bras nus. Comme Murray l’avait fait autrefois sur ce quai de Liverpool. Ce simple geste réveilla Abigaïl. Elle avait le sommeil précaire ces derniers temps. C’est une Abigaïl encore pleine de sommeil qui répondit alors que sa nièce s’excusait de l’avoir réveillée — Ça ne fait rien ! Maureen, je ne somnolais que d’un œil, je dors mal en ce moment, cette lettre ! T’a-t-elle éclairée ? Tu veux que j’aille voir si le thé est encore chaud. — Laisse, ma tante, je vais en refaire, j’ai des questions à te poser, sais-tu ce qu’est un déviant ? — Je ne suis pas la plus apte à répondre à cette question. Murray aurait été plus à même de le faire. Assieds-toi près de moi, je pense qu’il me faudrait plutôt un bon scotch.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Etienne Ycart ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0