Chapitre 12 - Le Cavalier Rouge
Cela faisait plusieurs heures qu'il marchait, et ses pieds commençaient à lui faire mal. Il poursuivait un chemin que lui seul voyait : Yannis déambulait entre les arbres, alignés de telle manière qu'on aurait dit qu'ils dessinaient les rues d’une ville sauvage et menaçante. Soudain, il trébucha sur une branche et s'étala par terre. Il ne pouvait pas se relever, ses jambes ne voulaient plus obéir, préférant le repos passager dû à sa chute. Lui sentait les odeurs de la terre, des feuilles mouillées et de tout ce qu'abritait la forêt. Il se laissa bercer par les vibrations du sol provoquées par les habitants de cette cité aux vertes toitures, par le son du vent dans les feuilles et la respiration de l'humus. Ce fut à cet instant qu’il n’entendit plus le chant qui l’avait attiré dans la brume.
Il finit par se redresser et s'assit sur la mousse, la fraîcheur humide de l'air commençait à imprégner ses vêtements. Il gratta le sol de ses ongles, observa les marques terreuses qu'il avait creusées, et finit par se demander s'il n'était pas en train de rêver. Il se pinça l'avant-bras, ressentit la douleur. Il soupira, quand quelque chose attira son attention : dans la brume, une lumière étrange étincelait timidement. Il s'avança vers sa source, et arriva devant une pierre levée, comme un menhir. Des formes y étaient sculptées, et elles brillaient d'une lueur bleu-glace. Il toucha la pierre : de la chaleur émanait de celle-ci, comme si un puits de lave sommeillait à l'intérieur, un foyer réconfortant dans le froid de la forêt. Tout à coup, sa main glissa à l'intérieur d'un trou creusé dans la pierre, manifestement dissimulé par un jeu d'ombres, si bien qu'on ne pouvait le découvrir qu'après l'avoir touché.
Il enfonça sa main, jusqu'à faire disparaître tout son avant-bras. À l'intérieur, il sentit un objet lisse, sphérique et assez petit pour tenir dans une main et l'attrapa. Immédiatement, la terre commença à trembler violemment, comme lors d'un séisme. Les aiguilles des pins tombaient comme des mouches, terrassées par la colère de la terre. Yannis, qui ne s'était pas attendu à un tel débordement de puissance, tomba à la renverse, serrant tout de même fermement l'objet dans sa main. Puis, tout s'arrêta brusquement de vibrer. Il se releva, et vit l'impossible : la brume était levée, et le soleil, non, deux soleils, dont les rayons perçaient la frondaison, illuminant et réchauffant le sous-bois.
Curieusement, cela ne le gênait pas qu'il y ait deux soleils dans le ciel, il avait l'impression qu'il se sentait chez lui. Il respira un bon coup, et regarda dans sa main : l'objet qu'il avait arraché à sa gangue de pierre était une perle translucide remplie d'une matière à l'état physique étrange : du vent liquide ou solide ? Elle tourbillonnait sans cesse, et les jeux de lumière qu'elle provoquait étaient fascinants. Il cessa de contempler la perle, la rangea dans sa poche, et retourna retrouver ses camarades de classe.
Quelle ne fut sa stupéfaction lorsqu'il découvrit Jean-Batiste, Joao, Robin, Enzo, Jules et Ali qui dansaient la polka sous le regard amusé de certains et sous le rire des autres. Il haussa les épaules, et alla voir Maty pour lui annoncer sa découverte :
— Ouais, euh, pourquoi JB et les autres dansent la polka ? il fit un signe de tête en direction des amuseurs de galerie.
— La brume a disparu ! Maty regardait les danseurs d'un œil brillant, puis se tourna vers Yannis et sursauta. YANNIS ? LES AUTRES ! YANNIS EST VIVANT ! cria-t-elle aux autres.
Ils se rassemblèrent tous autour de lui, certains étaient même en train de pleurer. Yannis était heureux de voir que, malgré les différents du quotidien, tout le monde tenait à lui. Il commença son récit, avec tous les détails qui lui venaient à l'esprit, mais et d'évoquer la perle ; il n'avait pas envie d'en parler, ne voulant pas inquiéter davantage. Ils ne lui posèrent aucune question, comme d'habitude. Margarita et Maty décidèrent de diriger les opérations pour sortir de la forêt qui, désormais, ne semblait plus aussi dangereuse qu'avant. Ils s'avancèrent prudemment sous les arbres, d'autant qu'une lourde chaleur les étouffait presque. Il leur sembla marcher une trentaine de minutes quand ils sortirent de la forêt pour se retrouver face à une immense plaine, écrasée par un soleil de plomb. Derrière eux la forêt, devant eux la plaine, au loin une chaîne de montagnes enneigées. La plaine semblait un peu surélevée, et…
Une plaine ? Voyons, Yannis, c'est un plateau ! On se trouve sur un plateau et… Eh, mais c'est quoi ça, là-bas ?
Derrière une goutte de sueur descendant de son front, Yannis aperçut au loin un nuage de poussière, qui s'agrandissait de seconde en seconde. Il crut d'abord à une tempête de sable, mais il se dit que celle-ci ne se formait sûrement pas sur un terrain pareil.
— Euh, les gens, y a un truc qui va pas…
— Quoi ? Ludwig prit un air un peu inquiet, déjà exténué par la marche.
— Vous en pensez quoi ? (Yannis montra le nuage de poussière qui s'approchait) On devrait peut-être aller voir ça de plus près, non ?
— C'est pas une bonne idée... Edward plissa les yeux pour voir plus en détail l'objet de la conversation. Imagine que ce soit un troupeau de chevaux ou de buffles…
— N'importe quoi, lança Ugo en faisant la moue. Y pas de régions en France qui laissent autant de bêtes en liberté.
— Qui te dit qu'on est France ? dit une voix placide mais un peu fêlée.
Tout le monde se tourna vers Hadrian, qui mettait sa main en visière pour observer le ciel. Apparemment, les soleils le perturbaient, parce qu'il ne cessait d'y jeter un œil. Les autres lui lancèrent des regards interrogateurs.
— Bah, c'est logique, expliqua-t-il en montrant du doigt le ciel comme pour appuyer ses dires. Même si on trouve dans le Sud de la France, il fait trop chaud alors qu'on est en automne. En plus, il y a deux soleils.
— Comment ça, deux soleils ? Sammy le regarda avec des yeux ronds. Tu t'es pas cogné la tête au moins ? Parce qu'on est toujours sur Terre !
— Mais il a raison !
Tout le monde tourna la tête vers Yannis.
— Moi aussi, j'ai vu deux soleils quand j'étais dans la forêt. Au début, je pensais que j'avais la berlue, mais, maintenant, c'est vrai et c'est devant nous. Soit on rêve, soit on est quelque part sur Terre où la lumière est diffractée !
— Ou on est sur autre planète, hypothétisa Ludwig, le regard dans le vague. Ça expliquerait la brume, Seaf et…
Il s'arrêta de parler, et une chape de silence s'abattit sur le groupe. Mais pour Yannis, l'évidence était là : ils étaient autre part que sur Terre. Une illusion d’optique ? C'était trop complexe à installer sur tout le territoire qu'ils venaient de parcourir. Et les possibles vortex de la forêt apportaient eux aussi leur grain de sel à cette hypothèse... Mais comment croire qu'on était sur une autre planète, sans comprendre comment on y était arrivé ? C'était inconcevable ! Et surtout plein d'inconvénients terrifiants : l'absence de connexion, la température presque insoutenable, la présence d'humains... d'humains ? Il se retint de toutes ses forces pour ne pas vomir, et surtout pour éviter de saloper ses chaussures.
Mais, c'est moi ou… Il y a quelque chose devant ce nuage ? Oh !
Une dizaine de cavaliers sur des chevaux, (au moins, ça c'est commun !) vêtus de tuniques identiques couleur bleu-mer, sauf le cavalier central qui portait un vêtement rouge sang (ah, moins commun…). De là où il était, Yannis ne distinguait pas leurs visages.
Les cavaliers ne mirent que quelques minutes à arriver, et cerclèrent minutieusement Yannis et le reste de la classe, annihilant tout espoir de fuite. Puis le Cavalier Rouge descendit de son cheval. Il avait un visage buriné et plein de cicatrices. Il était borgne, son unique œil droit luisait d'un vert intelligent. Il était chauve, mais cela ne le rendait pas ridicule, juste plus effrayant. La seule chose qui aurait pu le rendre moins menaçant était sa taille : il faisait une tête de moins que Yannis. Mais cela n'enlevait rien à son aura de férocité ; pire, ça l'amplifiait. Il épousseta ses épaules, puis se tourna vers ses hommes pour leur parler dans une langue gutturale, sur un ton laconique. Sans descendre de leurs chevaux, ceux-ci tirèrent leurs armes mais ne les levèrent pas. Puis le Cavalier Rouge se tourna vers la Terminale SB et cria d'un ton clair :
— Inquisition de L'empire ! Au nom du Dogme d'Abaraxas, je vous déclare suspect de cacher des sorciers ! Livrez-les nous sur le champ, où vous serez punis de mort !
Horrifiés, les élèves restèrent pétrifiés. Yannis, lui, ressentait un terrible malaise, et, plus profondément, un sentiment de peur insondable. En plus, il était estomaqué : cet homme, qu'il nomma le Cavalier Rouge, les accusait d'un crime qu'ils n'avaient pas commis !?
Décidément, les ennuis arrivaient les uns après les autres.
Mais au moins, Yannis était sûr que lui et les autres élèves étaient sur un autre endroit que sur Terre : personne ne pouvait parler français et dire de telles inepties à la suite. Il se décala vers la gauche pour se démarquer du groupe : il devait attirer l'attention, et lui seul ne semblait pas trop apeuré pour réagir, surtout avec les cavaliers qui les entouraient, l'air impassible et prêts à charger. Il se doutait bien que le Cavalier Rouge n'était pas un chef amateur, car, immédiatement après s'être écarté, il le remarqua.
— Toi, là ! Tu as décidé de délier ta langue ? Bien, dis-moi ce que tu sais !
— Et vous, vous êtes qui pour nous parler comme ça ? Vous nous prenez pour des abrutis ? Ou alors c'est parce que vous êtes trop con pour nous dire où on est ?
Tous ses camarades se raidirent, et Yannis sentit que c'était lui, le con. Les hommes du Cavalier Rouge chuchotèrent entre eux dans la langue étrange, mais leur chef leva sa main pour les faire taire.
— Ah oui… Le Cavalier Rouge lâcha un sourire nauséabond, qui glissa rapidement sur sa face. Il semblerait que tu ne sois pas totalement en état de parler. Une petite correction s'impose !
Il claqua des mains, et un cavalier se détacha du cercle pour s'avancer vers lui. Yannis le vit lui tendre deux épées dont les lames devaient mesurer son avant-bras et demi. Le Cavalier Rouge fit un signe de tête à son soldat, qui s'empressa de retourner dans le cercle. Puis, il examina les lames avec attention, comme pour déceler des imperfections qui y seraient gravées. Enfin, il grogna d'un air satisfait et se tourna vers Yannis. Celui-ci se figea, prêt à affronter le pire, et ce qui suivit faillit lui faire faire dans son pantalon : le Cavalier Rouge lança l'épée vers Yannis, si parfaitement que la lame ne siffla pas et se planta dans le sol, à ses pieds, avec un bruit mat, sans vibrer. Yannis regarda l'arme avec un air interdit, et leva son regard vers le Cavalier Rouge qui souriait. C'est alors que ce dernier enleva ses gantelets et prit l'autre arme plantée devant lui, et se mit en garde :
— Je te défie en duel… (Le Rouge dansait désormais sur ses deux pieds, ne lâchant pas Yannis du regard) Et je te conseille d'accepter : tu as l'air d'être la tête de ce groupe, tu n'aimerais donc pas qu'il arrive du mal à tes sous-fifres, hum ?
— En fait... (Margarita se détacha du groupe lentement pour s'adresser au Rouge) C'est, pour ainsi dire, moi la tête du…
Margarita, qui s'était avancée, s'arrêta subitement : elle semblait foudroyée, l'air tellement choquée que cela aurait pu être comique si la situation n'était pas aussi grave. Puis, en quelques instants, ses traits se déformèrent et elle hurla de douleur, s'effondrant sur le sol telle une poupée de chiffon. Elle semblait se débattre avec un ennemi invisible, qui la faisait tellement souffrir, que, malgré l'animosité que Yannis avait pour elle, l'entendre crier était aussi douloureux qu'entendre Sarah pleurer : c'était une humaine, comme lui, il ressentait profondément sa souffrance qui le percutait violemment. Il remarqua que tout le monde était affecté, mais personne n'osait bouger. Même les hommes du Cavalier semblaient gênés, mais seul leur chef regardait Margarita avec une joie sauvage, sa main, semblable à une griffe, tendue vers elle. Il la baissa, et la déléguée s'arrêta de crier. Ses amis se précipitèrent pour l'aider à se relever. De son côté, le Rouge semblait fatigué, mais la lueur dans son regard montrait qu'il en avait à revendre, surtout quand il ajouta :
— Il ne me semble pas que j'ai autorisé les insectes de faire du bruit…
Il s'approcha d'elle, et les élèves qui tentaient de l'aider s'écartèrent précipitamment, de peur de subir le même sort. En réaction, le guerrier aboya quelque chose avec un rire, qui se répercuta dans ses rangs puis s’apprêta à dire quelque chose mais…
— J'accepte le défi, dit Yannis d'un ton résigné.
Il prit l'épée devant lui et la souleva. Elle était très lourde, in-équilibrée et menaçante.
Le Cavalier eut brièvement un air étonné, puis reprit son flegme. Sans un mot, il leva la sienne et se remit en position de combat. Dans ce genre de situation, Yannis était incapable de comprendre comment s'en sortir : il était moins bon qu'un novice, la lame était lourde et il ne pensait pas pouvoir la manier facilement ; de plus, c'était un vrai combat, un combat à mort où aucune erreur n'était tolérée. Yannis avait peur de la mort : quand il pensait à son avenir, il se projetait si loin qu'il vivait ses derniers instants. Certains penseraient qu'avoir peur de quelque chose qu'on a jamais vécu est bête, mais l'esprit est tortueux et complexe : Yannis avait le sentiment d'avoir déjà vécu la mort, et ressentait, lors de ses derniers instants fictifs, une sensation de vide, de froid et de manque, de faim si grande que tout autre chose autour de lui n'avait plus aucun sens. Dans ces moments-là, il tremblait de peur, pouvait même paniquer voire hurler.
Mais ce n'était pas le cas maintenant : ce n'était pas de la peur, ou même du courage qu'il ressentait, mais une plénitude si intense qu'il ne pensait à rien d'autre qu'à… cette forme ténue et indéfinissable qu'est la vie ; il s'y accrochait comme un parasite, résolu de ne pas la laisser filer.
Survivre en dansant avec la mort.
Il leva son épée, et celle-ci se mit à luire d'une douce lumière bleue. Yannis écarquilla ses yeux, mais ce n'était pas tout : tout autour de lui, les arbres, les animaux, ses camarades et les cavaliers étaient entourés d'une sorte de brume brillante, semblant jaillir d'eux depuis l'intérieur. Chacune d'entre elles avait une teinte différente, parfois si infime que ces halos étaient quasi identiques. Grandes, petites, larges ou fines, aux formes si complexes que Yannis se demandait s'il ne deviendrait pas fou en les regardant.
Une lueur plus forte attira son regard : il tourna la tête vers son adversaire et vit une brume rouge, sanglante, qui saignait de tous les pores de sa peau. Soudain, cette fumée se dilata, puis se condensa autour de son épée, qui rougit comme du fer à chaud. Yannis cligna des yeux, et la vision disparut ; avait-il rêvé, stressé par l'appel du combat ? Mais, en voyant son épée bleuir et celle du Rouge rougir, il sut que sa vision avait bien sa place dans la réalité. L'arme qu'il tenait était plus légère qu'avant, sa garde vibrant comme un téléphone portable. La prise qu'il avait sur elle se raffermit, et Yannis se sentit plus sûr, plus fort. Il se campa sur ses positions, écartant les jambes et essayant de reproduire la pose que prenait le Cavalier.
— Tu sais Déphaser, semblerait-il…
L'autre avait parlé, mais Yannis mit quelques secondes avant de s'en rendre compte, happé dans sa concentration.
— Mais pas assez, continua le Rouge. Il semblerait que tu puisses le faire, mais tu ne le maîtrises pas. C'est triste, mais la tristesse est le sang des accusés…
Il fonça sans prévenir sur Yannis à une vitesse stupéfiante, l'épée en position de percée. Yannis recula instinctivement en se penchant sur la droite, ce qui était exactement ce à quoi s'attendait son ennemi. Ce dernier se reporta subitement sur le même côté, envoya un large coup latéral sur Yannis, qui ne put que parer. Le coup puissant fit trembler son bras, et, déconcentré, l'énergie étrange qui l'habitait le quitta, Yannis ressentit une nouvelle fois le poids de l'épée.
Soudain, un éclair d'acier et il lâcha l'arme, sous l'assaut d'une violente douleur au flan, si forte qu'il s'effondra. Un liquide chaud semblait glisser entre ses mains, et la dernière chose qu'il vit fut ses camarades hurlant de terreur, ainsi que le Cavalier qui souriait de toutes ses dents, et d'un visage cruel et moqueur qui le poursuivra jusqu'à la fin des temps.
Annotations
Versions