Chapitre 21 – Le Plan B

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*Ugo

Cela faisait déjà plusieurs semaines que la clique des cinq garçons apprenait à vivre dans ce nouveau monde : savoir s'habituer aux nouveaux horaires ; parfaire leur prononciation de la langue d'ici, sans comprendre comment ils avaient fait pour l'apprendre et la parler correctement ; apprendre les manières et coutumes du monde des Mages, comme savoir combien faillait-il de coups frappés à une porte pour annoncer qui et comment on venait. Et surtout, surtout, ces putains de formules de politesse interminables, ces trucs de l'étiquette tellement lourds que même les japonais en auraient blêmi d'effroi. Sauf que, contrairement à ses camarades, l’insolence incarnée nommée Ugo s’était fait muselé avec une laisse magique, sous la forme d’un bracelet en forme de lézard.

Pour explication : chaque fois qu'il croisait quelqu'un, Ugo devait obligatoirement dire tel ou tel mot de peur de se prendre une décharge ; à chaque fois qu'il commettait une bévue, la menotte l'électrocutait violemment avant de le sermonner dans son esprit en lui donnant des conseils aussi utiles qu'un lamantin, du genre : « N'oublie pas de saluer de la tête trois fois avant de parler à des Mages de Cycle supérieur ! » ou encore « Ne frappe pas les portes si elles sont en hombregral. L'Arbre ressentirait la douleur immédiatement ! ». Cette histoire d'Arbre l'agaçait plus que tout : tout le monde jurait sur lui, le prenait pour un dieu. Alors que c'était qu'un putain de végétal ! Ils auraient au moins pu le considérer comme de la décoration ou un truc symbolique, mais l'arbre en lui-même était carrément vénéré… Ugo but une longue rasade d'alcool et ses soucis s'envolèrent « comme par magie ». La barbe, se plaint-il face au comble.

Il observa avec morosité la salle autour de lui, relevant chaque détail, du plus ténu au plus énervant. Il se trouvait actuellement en compagnie d'Archibald, sa seule lueur d'intelligence dans ce monde d'abrutis. Il parlait avec lui de plus en plus souvent, délaissant ses amis parce que ceux-ci étaient trop occupés à apprendre tous ces nouveaux trucs. Mais Ugo savait déjà beaucoup trop de choses pour être intéressé par tout ce qui se trouvait sur cette nouvelle planète appelée Mourn. À peine eut-il envie de bailler d'ennui que le bracelet commença à le picoter, l'annonçant de sa punition possible s'il continuait à enfreindre les règles. Il grommela encore et Archibald s'arrêta de parler sur la réciprocité des fonctions polymorphiques et le questionna du regard :

— Tout va bien ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette… Le sujet dont je te parle n'est il pas intéressant ?

— Si, si… Je me demandais juste si la primitive de ce genre de fonction n'avait pas de réciproque, non ?

— C'est tout à fait ça, de plus, le coefficient binomial d'unijonction permettrait évidemment de trouver une réciproque probable de la fonction unitaire, mais là n'est pas le problème… Dis moi ce qui te tracasse.

— …

— Tu peux me le dire, je ne le révélerais pas aux autorités.

— …

Archibald resta interdit quelques instants, puis soupira et parla dans une voix rauque et gutturale. Le bracelet d'Ugo s'illumina, puis s'éteignit comme s'il était tombé en panne. Ugo le regarda avec méfiance, puis lâcha :

— Putain, oui ! Ça fait du bien ! Merci, Archi.

— Pas de quoi, l'ami, c'est voulu : je n'aime pas ce genre de traitement, c'est complètement inhumain…

— Parce que toi, rétorqua brutalement Ugo, t'es humain peut être ?

— Non, mais je me sens comme tel : je ne pense pas que les humains sont des êtres inférieurs, seulement différents. Et, c'est comme chez nous : il y a des bons et des mauvais mages, et des bons et mauvais humains.

— Et moi, je suis quoi ?

— Je n'ai pas encore décidé, sourit Archibald avec malice.

Ugo décida alors de lui révéler ce qu'il avait derrière la tête. Il se pencha vers son allié potentiellement favorable, ce qui lui arracha un air intrigué. Il chuchota :

— Saurais-tu, mon ami, où se trouvent les autres adolescents qui nous accompagnaient, moi et les autres ?

Archibald le regarda intensément, observa autour de lui si personne ne les entendait, puis se tourna vers Ugo et lui dit :

— Ils sont retournés sur Terre… Et le Gris sembla troublé.

— Archi… Ugo le lorgna. Tu sais pas mentir.

— Je te le dirais bien, mais qu'est-ce que j'y gagne ?

— Ma reconnaissance éternelle ?

— Pas grand-chose, en somme…

— Hé !

Archibald s'adossa à sa chaise et croisa ses bras, un regard de rapace collé sur sa face. Il tapota son bras distraitement, puis sourit de toutes ses dents.

— J'ai besoin d'informations, dit-il en se levant et en se dirigeant vers la fenêtre donnant sur le lac. Un certain rapport a été écrit, mais on m'en a refusé la lecture. Je souhaite donc que tu t'introduises dans la bibliothèque supérieure et que tu dérobes le rapport. Si tu y parviens, rapporte-le moi et je te donnerais ce que je sais à propos de l'emplacement de tous tes autres amis.

— Tu veux donc que je voles un truc important dans un endroit interdit ?

Archibald ne se retourna pas, mais il rétorqua d'un ton sec :

— Si tu ne te sens pas assez compétent, je peux confier cette tâche à…

— J'accepte, mais à une condition…

Archibald se raidit, mais acquiesça à contrecœur. Ugo fit claquer sa langue.

— Je veux que Yannis, Edward, Ludwig et Hadrian m'accompagnent. On est une équipe de choc, on compense nos faiblesses.

— Qui sont ? s'amusa Archibald en regardant son interlocuteur.

Ugo se leva et se positionna devant lui, qui le dominait largement de toute sa taille. Mais, face à lui, Ugo n'avait pas l'air d'un nain. Vraiment pas.

Surtout lorsqu'il prit ce ton très sérieux, caractéristique de sa détermination.

— Edward est très intelligent pour tromper, discutailler et faire tous les trucs nécessaires afin de manipuler les autres. Malheureusement, il est trop sérieux et n'arrive pas à avoir de l'humour. Viens donc Yannis qui compense son second degré. Ce dernier est très doué pour comprendre les choses tournées bizarrement. Il est fort en énigmes et en raisonnements absurdes. Mais il est terriblement fonceur, ce qui est autant une qualité qu'un défaut. Viens alors Ludwig avec son sang froid légendaire et ses bons sentiments, qui est capable de refréner Yannis là où il peut se planter , et sait quoi dire pour ne pas qu'il parte en avant pour rien. Par contre, Ludwig est assez peu sûr de lui. C'est là que j'interviens : je sais le motiver pour plein de trucs parce qu'il aime beaucoup apprendre, et moi je sais vraiment pas mal de choses.

— Et donc, quel est ton défaut ?

— Mon ego est aussi titanesque que mon savoir. Personne n'arrive à m'arrêter quand je commence à ressentir mon complexe de supériorité. Ainsi, Hadrian me donne ce dont j'ai besoin : je ne sais pas pourquoi, mais à côté de lui, je l'insulte copieusement et il s'énerve. Ça me fait rire, mais en vrai, je me sens plus humain à côté de lui. Finalement, Hadrian a le seul défaut de ne pas pouvoir dire des trucs intéressants. Edward referme le cercle en donnant à Hadrian la passion qui lui manque. Retire un des 5 lascars, et le groupe ne fonctionne plus. Bien sûr, il faut qu'il parte de luimême, parce que sinon on ferait tout pour le récupérer.

Archibald hocha la tête pour confirmer qu'il comprenait parfaitement : lui, Léna, Heinrich, Karmeni et… Synnaï avaient monté leur équipe Red Sight lors de leurs études à l'Académie du Typhus. D'autres personnes, comme Lao-Kaï et Phaeri avaient rejoint plus tard leur groupe ; ça revenait au même, chacun se supportaient tour à tour, et aucun membre n'était délaissé ou abandonné en situation difficile. Archibald aurait même donné sa vie pour sauver la leur. Mais ce temps était désormais révolu : il avait une mission, servir l'Empire, et c'était tout. Malgré tout, il avait envie de croire en Ugo et ses idéaux. Il lui tendit la main, et Ugo la serra pour sceller leur accord.

Puis, il sortit de la salle pour informer et galvaniser les troupes.

* * *

[ ??? ]

— Un vol risqué dans un endroit interdit ? s'exclama Yannis en faisant des yeux ronds au jeune barbu devant lui. Mais c'est de la folie ! Nos bracelets ne nous le permettrons pas !

Les cinq garçons étaient assis autour d'un feu, dehors en pleine nuit. Il faisait assez froid mais Yannis appréciait beaucoup de prendre une pose dehors comme s'ils étaient en camping, même si ce n'était pas le cas. L'entraînement intensif en combat et en magie l'avait transformé : on lui avait tout d'abord apposé une attelle spéciale qui avait compensé son handicap à sa jambe. De plus, il portait constamment une tunique de cuir souple agrémentée d'un pantalon en tissu spécial, qui ressemblait à un collant de sport mais en plus ample. Une épée en bois blanc était constamment cinglée à son dos, montrant son statut à chaque personne qu'il croisait. Mais le changement de son corps était plus que stupéfiant : en un mois et demi, il avait la constitution de quelqu'un de très sportif, bien que des bleus et des cicatrices tatouaient discrètement sa peau…

Yannis se sentait bien pour le première fois de sa vie : pas de devoirs à rendre ou très peu, des instructions précises pour des entraînement certes compliqués, mais vu qu'il n'avait rien d'autre à faire, c'était autant un passe-temps qu'un travail. Il adorait affronter les autres novices de la Garde en combat rapproché, et même s'il ne connaissait que le Déphasage comme sortilège, celui-ci se révélait plus qu'utile : lui conférant des capacités physiques et d'acuité surnaturelles, cela lui permettait de dépasser et vaincre facilement ses adversaires. Ce sort, qui plus est, était classé Cycle 3 ! Cela lui donnait une certaine notoriété qu'il appréciait tout particulièrement, en particulier auprès des jeunes étudiantes de son âge qui avaient l'habitude de lui parler en « jouant des mèches ».

Mais là, Yannis n'en croyait pas ses oreilles : alors que lui se trouvait dans une situation trop plaisante pour être vraie, se rappeler qu'il ne faisait pas partie de ce monde le faisait revenir à la réalité. Il voyait bien les regards dégoûtés de certaines personnes, les chuchotements sur son passage, et l'absence de la plupart des gens de la classe qu'il avait odieusement oublié. Plus, sa mère et ses sœurs lui manquaient terriblement par moments. C'est alors qu'il fut coupé dans ses pensées quand Ugo rétorqua d'un ton un peu ironique :

— Respecter le règlement est la dernière chose insensée qui devrait nous venir à l'esprit. On n'a pas besoin de se penser comme de bons petits moutons... À moins que tu ne veuilles que je te prête une tondeuse !?

— Un mouton, moi ? Je m’adapte ! répliqua le nouveau magicien. Je suis pas un crétin qui passe son temps à jouer au funambule juste pour se faire plaisir… alors qu’on est tous dans la même galère ?

— Dans la même galère ? pouffa Ugo. Je te retourne le compliment mais sans t’inclure, bouffon. Moi, j’ai pas de magie. Vous autres ? s’adressa-t-il à leurs amis.

— J’ai plus d’acné, commenta Hadrian. Ça compte ?

Ugo roula des yeux puis se tourna vers Edward et Ludwig, lesquels nièrent d’éventuels signes de pouvoir. Yannis grinça des dents et lâcha :

— Ça ne prouve rien.

— Ça prouve que tu es un crétin qui pense qu’à lui-même. Accepte la réalité et arrête de faire le nombriliste.

— Ugo…, tenta de désamorcer Ludwig ; il fut coupé par Yannis :

— Je pense à vous ! Je pense à tout le monde !

— Menteur. T’as déjà oublié Maty, Eikorna et les autres – par-delà les flammes, il vit un visage tranché d’un rictus – Ça t’arrange bien, de plus voir la gueule de Margarita ou celle de Sarah, hein ? Pour pas avoir à affronter le fait que malgré tes pouvoirs, t’as protégé personne.

Yannis en resta bouchée bée, puis :

— Je ne te le permets pas ! cria-t-il presque, d'une voix plus aiguë que d'habitude.

— Ugo !

C’était Edward qui avait parlé. Sa voix avait prit une tonalité étrange qui sembla les engouffrer dans le silence, jusqu’à qu’il continue :

— Arrête de t’en prendre à Yannis. Il sait ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait (Yannis se tourna vers lui, mais il gardait ses yeux rivés sur Ugo) C’est clair ?

Chose extraordinaire, le petit nabot au nez rouge la ferma avec un air honteux. Yannis frissonna lorsqu’Edward croisa son regard : froid de nuit de telle sorte que le feu lui sembla disparaître un instant. Mais il ne dit rien ; ce fut Ludwig qui s’en chargea :

— Même si Ugo est loin d’être un chérubin, il a pas tout à fait tort : on a l’impression que tu t’en fiches des autres, mais vu ta réaction… c’est pas vrai, hein ?

Yannis resta silencieux pendant quelques instants, gêné par tant d'assurance de la part de ses amis. Ludwig disait vrai, bien sûr : lui se plaisait tellement ici qu’il finissait par négliger son devoir en tant que membre de la TSB. En soupirant, il répondit :

— Je suis désolé, je me suis montré égoïste… Il passa sa langue sur ses lèvres. Alors, c'est quoi le topo, Ugo ? Ton plan, il consiste en quoi ?

Ce dernier sourit de toutes ses dents, manifestement content que son « crétin magique » ait changé d'avis. Il ne fit miraculeusement aucune remarque et se contenta de fouiller dans un sac qu'on lui avait donné pour en sortir un parchemin. Il le déroula et tous purent voir un plan complexe architectural vu de dessus, avant qu’Ugo ne pointe une espèce de rosace stylisée.

— Ici, c'est la bibliothèque officielle. La section interdite se trouve juste en dessous, c'est pour ça qu'on ne la voit pas. Un champ d'anti-magie y a été apposé récemment, d'après Archibald. Mais ça devrait pas nous poser de problème, à part pour Yannis qui sera un peu nauséeux. Une fois dans la salle publique, on doit ouvrir une trappe qui se trouve sous l'étagère N°5, avec un bouton situé derrière le livre intitulé Arts et Sciences de la Magie Bolivarienne, un ouvrage d'origine terrienne. Une fois la trappe ouverte, il y aura une échelle à faire descendre. Yannis, tu feras le guet avec Edward tandis que Hadrian, Ludwig et moi on déplace l'étagère. Puis j’appuierais sur le bouton, je rentrerais avec Yannis parce qu'il faut la présence d'un être magique pour permettre de ne pas déclencher l'alarme. En descendant, les autres remettront en place l'étagère pour pas qu'on soupçonne quelque chose.

Il remballa le parchemin tout en continuant à énoncer son plan :

— Le document que l'on cherche est un rapport journalier sur les différents déplacements et messages du Ministre des Affaires étrangères, Robert Krrrtn. On doit pas l'ouvrir et lire ce qu'il y a dedans, ça nous concerne pas. On sortira de la salle interdite par une porte dérobée derrière la cheminée, et on sortira dans la cour. Si on commence notre larcin à 17h00, on devrait ressortir en pleine nuit.

— Et pour les bracelets ? s’enquit Yannis, toujours sur ses positions.

Les autres l’approuvèrent avec un grognement, aussi Ugo répondit :

— Insultez Yannis, allez.

— Hein ? Mais t’as pas fini ? s’offusqua l’intéressé.

— Roh là là, on peut plus s’amuser… mais le fait que je l’ai insulté y a genre une minute, ça vous met pas la puce à l’oreille ?

— Attends… (Hadrian eut un éclair de génie) Ton bracelet ne marche plus ?

— Bingo ! Archibald m’a libéré et il fera de même pour chacun de nous, c’est ce qu’il m’a promis. Par contre, une fois que l’enchantement sera brisé, pensez à garder le bracelet autour de votre poignet, sinon ça attirera des soupçons. Alors, vous avez d’autres questions ?

Tous firent non la tête ; Yannis, désormais rassuré, pensait toujours que c'était une mission suicide mais il ne dit rien. Ils restèrent encore un moment à contempler les étoiles avant d'éteindre le feu et partirent se coucher, la mine aussi sombre que la nuit.

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