Chapitre 31 – Médine
Le sable fouettait leurs visages secs et meurtris. La tempête faisait rage depuis déjà trois heures, et gênait leur progression, les empêchant de se repérer à l'horizon. Aucun d'entre eux ne maîtrisaient de sortilèges météorologiques, et aucun bouclier ne fonctionnerait contre ce sable d'après La Théorie des Mouvements Vectoriels sur l'Ensemble d'un Espace Libre : un sortilège capable de stopper net l'ensemble des grains de sable en mouvement, prendre en compte tous ses paramatère serait bourré . Seul l'instinct leur permettait de se repérer dans ce violent chaos.
Ugo avait déjà fait l'expérience du sable dans sa bouche ou même dans ses yeux à la plage, et ce n'était déjà pas facile de se retenir de cracher, en plus de se frotter les yeux. Après tout, c'était plus simple à la plage puisque la mer y était présente. Mais là, sa bouche était tellement sèche qu'il se demandait si elle ne s'était pas transformée en pierre. La sensation de soif était omniprésente dans chacune des particules de son corps, vibrant à l'unisson pour réclamer un peu d'eau. Soudain, Archibald cria dans le bruit du vent :
— Il nous faut sortir de cette tempête, ou on y sera encore demain. Que tout le monde se remue les méninges et trouve une solution, et vite !
— Pas de problème, répondit Ugo en sortant sa flasque de sa besace. Je vais vous trouver votre porte de sortie !
Il but quelques gouttes de l'étrange liquide, et ressentit la sensation étrange de froid-chaud, puis les idées explosèrent dans sa tête. Une tempête de sable… D'après son intensité, sa direction et son sens, elle ne devait que s'étendre sur des kilomètres mais… Seulement en longueur, assurément, mais en largeur ? On ne saurait douter que ce vent n'était pas naturel, même si son origine était inconnue à la liqueur de Vérité. Le vent était trop droit, trop parfait : la tempête ne devait donc s'étendre que sur une certaine zone, sûrement par cause de mesure de sécurité, comme un bouclier assez original servant en même temps de camouflage. Il fit signe à tout le monde de le suivre, ce qu'ils firent sans discuter, terrassés par la colère du désert. Ils marchèrent sur ses pas qui semblaient hasardeux, tracèrent des sillons profonds dans le sable.
Après de longs moments interminables, le vent s'apaisa subitement, passant de rafales, à brises, puis à un air frais et immobile qui surplombait la vallée ; celle-ci abritait une ville lumineuse dans la nuit, à l'aspect oriental. Les tours s'élevant au dessus des murailles, leurs sommets ressemblant à des pêches pointues, les maisons construites en grès, les fenêtres stylisées… Barakav était une ville assez sympathique, cachée dans les recoins du désert derrière les fabuleuses tempêtes de sables. Mais l'effet était un peu gâché par un volcan fulminant, juste quelques kilomètres derrière la ville, laissant ses cendres retomber sur les habitants.
Ils s'approchèrent des lourdes portes de la ville, qui s'ouvrirent à leur arrivée. Derrière elles se trouvait un petit homme en costume de khalife, avec des oreilles pointues et la peau aussi pâle qu'un norvégien. Les gardes qui l'accompagnaient, en revanche, avait la peau adaptée au climat, et leurs armures et leurs armes montraient bien qu'ils ne rigoleraient pas.
— Chers amis et invités, annonça le petit homme bien dodu, l'air tout à fait heureux. Bienvenue à Barakav !
L'odeur de cendres annonçait bien la suite.
* * *
*Edward
Le skaldnjol regarda d’un œil ennuyé le petit couple rire et pénétrer dans leur chambre. Dès qu’ils étaient partis de Dal’Agard, Kara et Yannis s’étaient tout de suite collés l’un à l’autre pendant la traversée du désert pour se protéger mutuellement. Un geste innocent en l’apparence, mais le skaldnjol en avait vu des tas de tourtereaux pour constater ce qui était en train de se passer. Il savait bien sûr Ugo au courant du crush de leur ami commun sur la mournienne, mais de là à ce que ce soit réciproque ? Il secoua la tête en entrant dans ses propres appartements.
Le gouverneur Bendwill les avaient gracieusement accueillis dans sa cité après les avoir mis au courant qu’il avait bien reçu le message prétextant leur arrivée, leur offrant gîte et couvert en attendant d’organiser un banquet diplomatique. Il avait été assez crû envers Archibald et ça, le skaldnjol n’en avait fait que sourire ; du moins, jusqu’à voir Yannis batifoler. Oh, on l’aurait crû jaloux, mais c’était plus la sécurité de son ami qui lui importait : les mourmons n’étaient pas réputés pour leurs tendresses dans la Valse des Cœurs Mêlés.
Il décida de ne pas s’en soucier et, en jetant ses affaires sur le lit de soie plus que convenable, se tourna vers ses deux colocataires de fortune : son ami Ludwig et l’invocatrice du groupe de Jinn, Pythie Malakar. Le premier lui adressa un sourire contris en évitant de regarder la seconde qui, visiblement, semblait sur le point d’exploser. Ayant épuisé ses réserves de patience du jour, Edward soupira et lâcha d’un ton cassant à la mournienne :
— Va prendre l’air, si tu veux respirer un air non vicié par nos relents humains, hmm ?
Elle parut si surprise de l’auto-flagellation qu’elle n’y discerna même pas la moquerie qui s’y cachait : sans s’excuser ni s’expliquer, elle sortit en trombe de la chambre. La nouvelle génération de mages… Beaucoup trop imbue, cela causera leur perte, se dit le skaldnjol en s’étirant, quand son ami blond s’approcha en regardant la porte ouverte :
— Wow, tu l’as bien gaslighté.
— Elle est chiante, répondit le Edward lycéen et Kor’Al’Tain de concert. Et puis, j’avais envie de passer un peu de temps avec toi.
Ludwig haussa un sourcil et Edward pouffa :
— Putain, quand est-ce que tu vas te rentrer dans le crâne qu’on sortira jamais ensemble ?
— Oh, fit le blond en haussant des épaules. Pas faute d’avoir espoir.
Les deux s’assirent sur le lit et sortirent un paquet de cartes pour jouer au menteur et passer le temps. Si le groupe des cinq loubards étaient soudés, ce duo se considérait comme les papas de la bande. Et, comme tout couple, il y avait une certaine rivalité infantile entre eux.
Ludwig gagna la première manche.
— Je sais vraiment pas ce que tu m’as trouvé. Ce que tu me trouves, lança Edward.
— Tu es cool. Genre, le bon sens du terme.
— Ah ! Et toi, alors ? Masterclass sur masterclass.
— Moi ? Pfff… (Edward prit une carte et grimaça ; mauvaise pioche. Ludwig fit la moue) J’ai pas grand-chose pour moi. Un père violent. Une mère aigrie. Une sœur chiante.
— Toi au moins, ta famille te voit comme t’es.
Ludwig leva les yeux de son jeu, mais Edward préféra éviter son regard. C’était pour ça qu’il aimait bien ce lycéen aux boucles blondes et aux yeux cristal : en sa présence, on ne pouvait s’empêcher d’être honnête… mais pas au point de tout révéler. Dans son univers d’humain où la magie, les monstres et l’étrangeté n’existe pas, Edward était pour Ludwig un ado dans une vieille famille nombreuse qui ne faisait pas tellement attention à lui.
Et la deuxième raison de pourquoi le skaldnjol l’appréciait…
— Au moins t’as le patrimoine de tes parents qui vaut huit mille couvertures sociales. Moi, la seule couverture que j’ai, c’est celle de ma chambre et de ma prochaine maison.
— Oh ? Ta maison ?
— Celle en carton dans la rue St Etienne.
Edward secoua sa tête en lâchant un ricanement sans moquerie.
— Donc… tu m’invites ?
— Où ? s’enquit Ludwig.
Le skaldnjol laissa sa réponse en suspens, prit une carte et sourit.
— Dans la maison en carton.
Gagné, cette fois. Ludwig grinça et demanda une revanche. Ils jouèrent ainsi tout le reste de la matinée jusqu’à qu’on leur apporte un repas dans leur chambre. Deux serviteurs qui étaient postés à l’entrée de leur chambre. Apparemment, le gouverneur ne souhaitait pas qu’ils sortent et communiquent entre eux. Soit. De toute manière, le faux lycéen pouvait tendre l’oreille et savoir qui respirait encore. En ce moment, Yannis respirait et Kara s’étouffaient et engouffraient des quantités d’air comme s’ils étaient en train de nager. Hadrian, Jinn et Solis se trouvaient dans la pièce voisine. Seuls Ugo, Archibald et Eléanora étaient absents de son champ d’audition ; le premier sûrement dans la première échoppe rencontrée et les deux autres en train de comploter et fomenter, comme le font tous les mages. On ne vainc pas facilement sa nature…
— J’ai envie de rentrer à la maison, pourtant, lança tout à coup son ami avec une voix nouée.
Edward tourna la tête et son cœur se serra : les yeux de Ludwig, embués, se perdaient dans son assiette avec la profondeur d’un philosophe ivre. Toujours avec cet esprit de camaraderie, le lycéen posa sa main sur l’épaule de son voisin qui croisa son regard endolori.
— C’est pour ça qu’on est là. On rend service à Isabella, on gagne le tournoi et on rentre.
— Mais… et s’ils ne nous laissent pas rentrer ?
— Je crois plutôt qu’ils voudraient nous voir partir !
Plaisanterie mis à part, Edward avait à moitié raison : dans tous les cas, les mages finiraient tôt ou tard par savoir qu’il n’était pas un humain, même s’il le cachait très bien. Dès lors, aucun d’entre eux ne se risquerait à se mettre en travers de sa route quand il s’agirait de trafic d’humains. Récupérer la classe n’était qu’une question de temps, surtout avec l’aide d’Ugo et sa potion étrange.
Mais pour Yannis ? Et Ugo même ? L’un était un mage et, par la loi mournienne, un citoyen de l’Empire qui devait allégeance à l’Hakessar. Jamais ils ne le laisseraient s’en aller, surtout qu’il était le premier humain à manier la magie ! Quant à Ugo, eh bien… C’était lui ou eux, selon Edward : les mages traqueraient le jeune mathématicien qui, à l’aide de sa flasque, aurait tous les moyens de les repousser voire de les vaincre.
Toute cette histoire était décidément très compliquée. Aussi se contenta-t-il d’ajouter :
— On partira. Tous ensemble. On laissera cette histoire derrière nous comme si rien ne s’était passé.
—…ou on devra aller voir un psy.
— Ludwig, rétorqua Edward très sérieusement. On devra aller voir un psy dans tous les cas.
Le skaldnjol n’avait jamais aimé Freud, pour plein de raisons qui ne regardaient que lui. En revanche, il était d’accord avec lui sur un point : tout le monde a des problèmes enracinés dans sa tête, qu’il faut moins arracher que laisser respirer et voir la lumière.
* * *
*Hadrian
— Mince !
Il le cherchait depuis une heure mais il ne le trouvait pas ! Jinn, dans la chambre en train d’enfiler un costume élégant, se tourna vers lui.
— Tout va bien ?
— Non ! (Hadrian rajusta ses lunettes ; elles étaient fissurées et sales) J’ai perdu ma sphère communicante.
— L’Académie t’en fournira une autre. C’est si important que ça ?
— J’ai demandé des infos à pas mal de gens… et j’avais leurs contacts sur ma sphère ! Fais chier !
Le lunetteux donna un violent coup de pied dans une chaise longue et, comble, s’en prit plein sur le gros doigt de pied. Il ouvrit sa bouche et lâcha un cri étouffé en sautillant sur place, tout en entendant Solis Junior glousser. Jinn calma le jeu :
— Sol, arrête de te moquer, et Hadrian, quel genre d’informations ?
Avouer aurait été la chose la plus naturelle qu’il aurait fait auparavant. Mais face à la question du mournien, l’adolescent opta pour quelque chose de très insolite :
— Par rapport à la magie et comment s’en servir.
Les deux têtes qui accueillirent cette fausse révélation lui parurent à l’image de celle qu’il avait souvent récolté au bahut Joël Sanclade : de la pitié comme face à un petit chien blessé. Jinn commençait déjà avec un « Peut-être qu’avec un peu de temps, tu pourrais… » mais Hadrian n’écoutait plus, ayant enlevé ses lunettes pour les nettoyer.
La vérité, c’était qu’il avait demandé en scred s’il y avait d’autres humains sur Mourn. On lui avait répondu que, depuis la loi contre le trafic de civilisations moins avancées, ce n’était plus le cas. En revanche quelques étudiants avaient vaguement émis l’idée que, s’il y avait eu plus d’humains qu’eux qui étaient arrivés dans leur monde, ils auraient été transférés autre part.
Mais où ?
— Je les retrouverai, dit-il tout bas. Les gens me remarquent peut-être pas assez, mais moi je les vois toujours.
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