Chapitre 39 – Quelques charbons de soulagement

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Lorsque qu'il atteignit enfin le point de rendez-vous, Ugo put constater avec déception l'état de ses coéquipiers : Yannis tenait son bras, celui-ci brisé de manière peu orthodoxe, le visage couvert de larmes. Kara gisait contre un mur, épuisée, tandis qu'Archibald peinait à les soigner. Ugo sourit : quand bien la victoire fut coûteuse, elle était désormais plaisante.

À peine eut-il approché les blessés qu'Archibald se tourna vers lui: son visage blafard et ses cernes, témoignant sa fatigue, lui donnaient un air de cancéreux sous chimio-thérapie. Son bras, en revanche, était mystérieusement guéri. Il soupira, et lança à Ugo:

— J'espère que tu l'as eu… Je n'ai plus aucune force… Les autres vont bien, ils sont juste blessés.

— Je le vois bien, rétorqua sèchement Ugo avant de s'agenouiller devant Yannis. Alors, le boiteux, tu t'es déboité l'épaule ?

— Ha ha… Argh! (Yannis porta sa main à son épaule en sifflant) Tu sais toujours pas faire dans la dentelle de l'humour, le nain.

Ugo sourit de toutes ses dents et tapota le bras blessé de son ami, qui frémit et grogna une insulte à son égard. Quand bien même, le bougre avait retenu la puissante bête pendant quelques secondes, en usant d'un pouvoir singulier. Plus étonnant, il n'en semblait nullement épuisé, seulement déchiré par la douleur. Ugo se tourna vers Kara; celle-ci sifflait entre ses lèvres minces et gercées par la chaleur, sa peau jadis si blanche était couverte de suie, et ses vêtements en lambeaux… Huuum… Oh oh ! Elle n'est pas si menue que ça, finalement ?

Tandis qu'il se rinçait l'œil, Archibald sursauta et plongea sa main dans l'une des poches de sa robe. Il en extirpa une boussole, qu'il ouvrit; une sorte d'hologramme apparut et, Ô surprise, la grosse tête replète de Ludwig remplit tout le volume de la lumière faussement solide. Ses boucles courtes et dorées s'agitèrent quand il prit la parole:

Salut, comment ça v… Oulà ! Mais il s'est passé quoi durant notre absence ? Vous vous êtes battu avec des barbecues ?

— Je vous raconterais la situation quand nous serons revenus. D'abord, dis à la Grande Inquisitrice que notre mission est un franc-succès…

Ça marche! Mais on a tout de même réussi à la convaincre de vous ramener rapidement, à dos de Vjra'na.

— Par le Grand Serpent ! Comment diable a-tu réussi ce coup de génie ?

Oh, vous savez, moi et la négoce… Le transport arrivera dans deux heures, assurez vous d'être sorti du volcan avant !

La communication fut coupée et le magicien soupira de soulagement. Quand à Ugo, il était assez curieux de savoir comment Ludwig avait pu persuader l'un des personnages les plus puissants de ce monde. Décidément, pensa-t-il, les choses sont de plus en plus intéressantes…

* * *

*Ludwig

Le blond éteignit l’orbe de communication et se tourna vers l’Inquisitrice. Cette dernière avait insisté pour assister à l’échange après qu’elle et Ludwig aient négocié le moyen de transport. D’ailleurs, le regard de la mournienne avait changé à son égard : si auparavant, elle l’aurait vaguement aperçu comme une petite fourmi, désormais elle le regardait avec un respect non dissimulé, quoique toujours teinté de ce mépris qui la caractérisait.

— Je me demandais, s’enquit Ludwig avant qu’Isabella le vire de son bureau. Pourquoi vous vous êtes faite passer pour une lycéenne ?

— Un mage renégat avait élu domicile dans votre établissement, répondit-elle en haussant les épaules.

— Ah ? (il s’assit sur la chaise en face d’elle) Et pourquoi ne pas avoir envoyé des agents plus qualifiées ?

Elle lui lança un regard si glacé qu’il crût ses doigts et orteils s’engourdir. L’Inquisitrice reposa sa plume encrière dans une petite assiette dorée prévue à cet effet, croisa ses bras sur sa poitrine et se tourna à demi, vers la grande fenêtre donnant sur la cité de Dal’Agard. Ce fut à cet instant que Ludwig ressentit cet étrange sentiment, comme tout à l’heure : une sorte de résonance qui pulsait lentement entre lui et la mournienne.

— Je suis plus que qualifiée que n’importe qui d’autre pour ce genre de travail, et déléguer l’admnistration n’a jamais fragilisé ma position. Non, ce que tu dois comprendre, continua-t-elle en se penchant vers lui, c’est que je savais que ce mage était trop dangereux pour que je puisse confier cette tâche à n’importe qui d’autre.

— C’est vraiment la seule raison ? se risqua le blond en rajustant une mèche stressée.

L’Inquisitrice éclata de rire, son grinçant et maladif qui donnait l’envie de fuir au petit lycéen qui l’était. Heureusement, la psychopathe ne sortit pas un couteau, plutôt une parole acérée :

— Tu cherches les nids de serpent, Lénot.

Malgré la peur, il se força à sourire et à se détendre sur sa chaise.

— Je fais de mon mieux pour comprendre.

— Voilà ! C’est ça qui m’exaspère dans ton attitude : tu cherches ton temps à comprendre ceux qui te font du mal, sans vouloir te venger ou te défendre. C’est abrutissant.

Ludwig grimaça. Elle avait raison… mais ne savait pas tout. Quand il était au collège privé catholique, il était fermée comme une huître, passait sa vie à éviter les relations et, si par chance, quelqu’un devenait proche avec lui, il restait sec et gaslightait à tout va. Sauf qu’avec l’âge – enfin, façon de parler – il avait rencontré sa meilleure amie Béryl, et puis Lucas, Yannis, Edward, Hadrian, Ugo et tant d’autres personnes… qui n’en avaient rien à battre qu’il était un enfant d’immigrés, qu’il avait une langue de vipère et des allures de renard blessé. Il avait changé avec eux.

Il répondit avec assurance :

— Vous devriez essayer. Vous savez, l’empathie ; c’est vrai que c’est jouissif d’être caustique mais parfois, on se sent aussi bien quand on cherche pas à torturer les autres.

Elle aurait pu rire et le traiter d’idéaliste, de gaucho-merdo voire de mollasson, et il n’en aurait pas été étonné. Mais non : les yeux de la fausse lycéenne devinrent presque vitreux pendant un bref instant puis Ludwig entendit comme un craquement ténu. D’où ça vient ? Le plafond ? se demanda-t-il en tournant la tête.

— J’ai essayé.

Il se retourna, bouche-bée, mais le masque de l’Inquistrice s’était brutalement reformé et elle semblait en colère. Sans attendre qu’elle le chasse, il s’excusa et partit, non sans se demander si ce craquement venait vraiment du plafond.

* * *

*Edward

Le skaldnjol regardait Hadrian se faire rétamer par le capitaine de la Garde Impériale avec une grâce qui lui était si propre qu’il doutait si son ami n’avait pas appris à tomber, comme le font les grand maîtres de ba gua zhang. Il sirotait alors un jus de wasledd, une grenouille aquatique très toxique pour l’homme, quand quelqu’un vint s’installer sur son banc, sous l’ombre d’un arbre.

— Ils apprennent vite, commenta Eléanora.

Lâchant la paille du bout des lèvres, Edward claqua de la langue de désapprobation. Il n’aurait pas dit ça : les humains n’apprenaient pas tellement plus vite que d’autres espèces, ce n’était ici qu’une question de circonstances. Néanmoins, le lycéen âgé de plus de huit mille ans fut étonné quand son ancienne partenaire de Tournoi ajouta :

— Les enfants sont comme ça, tu me diras…

— Pas tous. Lui, et il désigna Hadrian de la coupe alors que ce dernier se relevait après une énième chute, n’est pas « comme ça ». Il cherche juste à ne pas mourir.

— Tu penses vraiment ? Moi je crois qu’il veut s’améliorer.

— Si tu y crois, alors la magie temporelle de l’Académie a eu raison de ton cerveau – Eléanora se tourna vivement vers le skaldnjol, qui soutint son regard insistant – parce que s’améliorer signifie qu’on est dans un environnement sûr, alors que survivre cherche juste à le créer.

— Donc tu considères que, malgré la protection de l’Hakessar, l’Inquisitrice qui n’a pas essayé de les assassiner dans leur sommeil ou alors juste d’autres mages.

— Pourquoi donc voudrait-on assassiner Hadrian ? se demanda-t-il à haute voix. Pour nous autres, je comprends tout à fait : Ludwig commence à prendre de l’influence, Ugo est un manipulateur dangereux, Yannis possède de la magie et je suis toujours l’héritier des Al’Tain.

— Il faudra que tu me dises ce que ça signifie, d’ailleurs, soupira-t-elle en s’adossant sur le banc.

Elle fit un signe de main à Hadrian qui, toute bonne poire qu’il était, répondit avec un sourire radieux avant qu’une épée en bois ne le lui fasse ravaler. Lorkhan aboya un ordre, le lunetteux se frotta la joue, acquiesça et se releva. Edward reprit un gorgée de liquide puis :

— Je suis plutôt secret comme personne, tu t’en doutes.

— Vrai. Mais tu peux m’en accorder un, tu me dois bien ça !

Il la regarda : Eléanora, la Faiseuse de Printemps comme on l’appelait en ce temps-là. Maintenant, comment l’appelait-on ? Edward, à l’instar de ses congénères, connaissait la puissance des titres et des noms, et en perdre n’était pas un affaiblissement simplement métaphorique. Qu’avait-elle perdu avec ce nom oublié ? Beaucoup, et plus encore… Oui, elle le méritait bien.

— D’accord, concéda-t-il en abaissant sa boisson. Que veux-tu savoir ?

— Qu’as-tu aperçu dans le champ des arbres ? On raconte qu’il y a beaucoup de visions et de prophéties qui y passent. Et le mal qui nous a touché m’a fait revoir… des souvenirs enfouis.

— Tu me les raconteras quand tu seras prête. En attendant, je peux te dire de quoi j’ai rêvé…

* * *

Le Voyage à dos de Vjra'na se déroula sans encombres: Yannis et Kara purent récupérer à l'aide de l'équipe médicale de bord, alors que Archibald et Ugo s'étaient installés sur le pont, pour admirer le désert depuis les cieux, au frais.

Le Vjra'na ressemblait à une sorte de phasme géant, de couleur ocre. Il se déplaçait sur de gigantesques échasses, à l'abri de tout danger. Parfois, il laissait échapper un cri mélodieux, semblable à celui d'une baleine. Ugo regardait la lointaine ville de Barakav, perdue dans les vents magiques et rugissants.

— À quoi penses-tu ? lui demanda soudain Archibald alors qu'Ugo se perdait dans ses pensées.

— Au Karnaag, répondit-il en reposant sa tête dans sa main tout en s'accoudant au bastingage. Il n'était pas comme ceux que j'ai pu découvrir dans les livres.

— Tu sais, ce ne sont que des livres de légendes. En aucun cas on aurait pu prévoir ses aptitudes.

— Hum..

— Quoi donc ?

— Je suis sceptique…

— Vraiment ? Ça m'étonne !

— Non, pas comme ça. Plutôt comme un doute. D'habitude, j'ai toujours eu des intuitions justes, des idées qui fusaient, tout ça… Mais là, c'est le trou noir. Rien ne sort de ma tête quand je pense à cette histoire.

— Peut-être as-tu besoin de temps pour digérer ces informations…

— Encore faudrait-il déjà que je comprenne comment on est arrivé ici, et dans quel but ! Je n'ai toujours rien découvert ces derniers mois, et, plus je reste dans ce monde, plus j'ai envie de m'enfuir… Comme si…

— Comme si quoi ?

— Comme s'il y avait un mystère qui s'épaississait de jour en jour, et auquel je serais de plus en plus tenté de répondre.

— Tu parles de votre venue inopinée sur Mourn ?

— Pas seulement. Je pense aussi à la disparition des autres et pas de la notre, à Yannis qui est humain qui peut faire de la magie. À Edward, à Isabella, et tous ceux qui me cachent des trucs. Et à la magie tout court. Au début, je pensais que c'était juste un champ de force propre à cette planète, mais je me suis rendu à l'évidence: elle englobe bien plus de mondes que je ne le croyais. Toutes ces choses nouvelles s'ancrent dans ma tête, me parasitant les idées..

— Ça doit être effrayant.

— C'est surtout très chiant ! À cause de ça, je suis obligé d'en prendre plus…

— Quoi donc ?

— Rien, répondit Ugo en mettant un terme à la conversation.

Se murant dans un mutisme dérangeant, Ugo laissa Archibald à ses interrogations. Celui-ci, après quelques minutes, annonça d'une voix neutre:

— Nous arrivons dans un quart d'heure.

Ils admirèrent le paysage silencieusement, gênés par cette conversation. Les dunes étaient alors balayées par une légère brise, qui caressait doucement les sables vers d'autres horizons.

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